Durant la guerre et l’Occupation, la vie mondaine ne s’arrête pas. Elle s’adapte. Le duc de Sorrente, et son épouse née princesse de Lusignan, s’installent dans leur villa de Cannes avec leur fille Charlotte. Ils s’ennuient autrement qu’à Paris. Un fils, Joachim, vient au monde en 1941, seule conséquence d’un adultère léger qui ne change rien au train-train languide et rodé des époux Sorrente. Pauline Dreyfus choisit de débuter son roman par les obsèques de la duchesse de Sorrente, à Paris, en 1945. Ensuite, en deux parties distinctes – Cannes et Paris – elle ramène son lecteur au temps de la guerre. Nous suivons la princesse Natalie, Marguerite, Marie, Pauline de Lusignan, duchesse de Sorrente, sur son chemin tranquillement mondain, puis bifurquons avec elle. Car il y a un point nodal, une révélation qui chamboule tout – psychologiquement. Et ne change rien du point de vue de la vitrine sociale.
Nous sommes chez Proust, ou à peu près. Nous hantons les salons de la génération qui suit les Guermantes et consorts. D’ailleurs, quelques aristocrates du cercle Sorrente ont cru identifier dans telle ou telle scène de La Recherche un détail de leur intérieur, ou cette façon particulière d’arranger un bouquet. Ces gens-là ne confondent pas l’Histoire et les actualités. L’Histoire, ils en viennent, leurs aïeux l’ont faite, et le nom qu’ils portent en témoigne. Leur présent n’est pas celui des autres classes. Eux, ils flottent au-dessus des contingences. Natalie est frivole, ne l’intéressent que les bals, les défilés de mode, la couleur de son rouge à lèvres. Dans les dîners auxquels elle assiste, ou qu’elle donne, la règle est au small talk. C’est la guerre, certes, avec ses inconvénients immédiats, comme de devoir se retirer à Cannes. Mais ce n’est pas la fin du monde. Le monde, le vrai, le grand, c’est le leur. Pauline Dreyfus observe ce monde-là avec un œil acéré, et en rend la vacuité avec plus que de l’ironie. Dans ce désastre mondial, ses personnages continuent de vivre en marge, dans un perpétuel présent. On croise Cocteau, Lifar, Morand, Bérard, Marie-Laure de Noailles…
Et puis, pour Natalie, tout bascule. Elle ne s’est pas vraiment culpabilisée de la naissance de son fils Joachim, conçu avec un autre que son époux. Mais lorsque ses sœurs, au décès de leur mère, lui apprennent qu’elle n’est que leur demi-sœur, que son père est un certain Mahl, la question de la filiation la frappe en plein cœur. Son père est juif. Selon les lois désormais en vigueur, elle est donc juive aussi, puisque deux de ses grands-parents sont juifs. Natalie ne s’émeut pas de la « faute » commise par sa mère. Elle s’émeut du mensonge, et de la révélation tardive. Elle a une trentaine d’années, et tout son parcours est remis en question.
Ce sont des choses qui arrivent est un titre ambivalent. « Ce sont des choses qui arrivent », c’est le leitmotiv des mondains, sur lesquels les contingences n’ont que peu de prise. Rien n’est grave. Se découvrir une ascendance juive, pour Natalie, c’est une chose qui lui arrive, à elle, dans un contexte particulier. Il est de bon ton de ne parler que de frivolités et de courses de chevaux dans les dîners. On loue Karajan qui a dirigé l’orchestre à Paris pour L’Enlèvement au sérail. On dit, légèrement, que Wagner, non, on n’irait pas écouter ça. Mais Natalie, tout à coup, intervient dans la conversation. Elle intervient « à côté », rompant le pacte du small talk :
Vous me parlez d’une guerre qui n’est pas la mienne. Vous ne parlez pas de l’essentiel. Un pays occupé par l’ennemi, des bombardements, des privations, des soldats en captivité, tout cela n’est pas nouveau. Mais une partie de la population mise à l’Index, persécutée, pourchassée, jamais la France n’avait connu cela ! Les juifs sont devenus des morts-vivants, tout leur est interdit. Ils sont plus ostracisés que des lépreux au Moyen-âge !
Les juifs, Natalie ne les avait jamais envisagés sous l’angle des « victimes » avant de découvrir son ascendance. Elle en a croisés, employés, s’est comportée en dame de bonne éducation, s’est désolée lorsque la fille de la nounou juive n’a pas pu monter sur les planches pour jouer avec Gérard Philipe. Elle a appris, en amenant sa fille jouer avec le jeune Adrien Maeght, à Cannes, et en bavardant avec ses parents Aimé et Marguerite, comment on avait sauvé quelques tableaux de la razzia. Elle se sentait concernée, peut-être distraitement. À présent, tout est différent. Natalie ne sortira pas de son « monde ». Elle est une Lusignan, elle a épousé un descendant de la noblesse d’Empire. Il n’y a pas d’échappatoire sociale. Le choc de la révélation de ses origines la plonge dans la dépression, et dans l’addiction.
Ce sont des choses qui arrivent est un roman contemporain. Le retour sur les années 40 y est envisagé autrement que ce qu’il aurait pu être envisagé dans les années 50 ou 60. Pauline Dreyfus maîtrise hautement son sujet, la documentation historique est des plus solides. Mais sous le fonds historique — et social — transparaissent des troubles et des comportements immédiatement actuels. La cécité d’une caste, l’ostracisme consenti par le plus grand nombre, l’ombre du maréchalisme — remis au goût du jour, ou biaisé autrement par quelques discours politiques —, les plaisanteries sur telle ou telle des composantes de la nation, voilà qui est contemporain. Vichy, la collaboration, c’est du passé historique. Qui ne reviendra pas. Pas sous cette forme. Le parcours de Natalie de Sorrente née Lusignan — qui est sans doute un parcours avéré, le lecteur peut penser que le roman est un roman à clef – est exemplaire d’une prise de conscience tardive, et sans remède. Pauline Dreyfus raconte une histoire, passée. La défaite de son héroïne nous interroge aujourd’hui.
Le roman de Pauline Dreyfus se lit d’une traite. Les bons mots de l’époque, et des anecdotes effarantes — l’époux de Natalie, rencontrant à Paris un officier allemand avec lequel il a naguère chassé, lui demande « vous êtes ici pour longtemps ? » —, donnent à Ce sont des choses qui arrivent, parfois, un ton de comédie grinçante. Le récit ne quitte jamais le personnage de Natalie, qui est la figure centrale autour de laquelle s’articule un monde qui était le sien, et qui continue d’être le sien, mais en décalage. Un des très beaux romans de la rentrée.