Comment est née l’idée de cet ouvrage à quatre mains ? Proust est-il le plus grand dénominateur commun entre le père et le fils ?

Jean-Paul Enthoven : Marcel Proust est, dans ma famille, un trésor qu’on se transmet de mère et de père en fils. Ma mère (prénommée Gilberte, comme par hasard…) m’a appris à l’aimer et, morte centenaire, elle a eu le temps de le faire aimer à Raphaël. Depuis, Marcel est une sorte d’oncle spirituel, il dîne et déjeune avec nous, on lui rend visite, on lui demande conseils et opinions… Entre Raphaël et moi, Marcel n’est pas un « dénominateur » mais un « diviseur » commun… Il est si subtil, si propice à l’interprétation, que nous en avons, père et fils, une lecture très différente. Très tôt, heureusement, nous nous sommes mis d’accord sur l’ampleur de nos désaccords. D’où ce « Dictionnaire » contradictoire à lui-même. Donc éminemment proustien…

Quel autre auteur auriez-vous pu choisir pour travailler ensemble ?

J.-P. E. : Aucun, bien sûr… Raphaël aurait peut être répondu « Camus » à titre personnel, et moi « Shakespeare » – mais, les deux ensemble, nous ne pouvions nous retrouver que « sur » Marcel »… Pas la même d’avoir trop de passions en commun ! Une seule suffit. C’est déjà assez rare comme ça, non ?

Dans votre Dictionnaire… les entrées se répartissent entre références aux textes et à la vie de Proust (personnages, situations, études…) et prolongements immédiatement contemporains, comme Zidane, que l’on n’attendait pas forcément. Quelles étaient vos intentions en introduisant ces notions très contemporaines ?

J.-P. E. : Proust est notre contemporain capital. Pourtant, il aurait été de mauvaise manière de l’assigner à un contexte déjà éloigné de notre époque. D’ailleurs, il se prête volontiers à cette « actualisation » : l’amour, la jalousie, la bêtise, la vanité, la crainte de la mort, l’Art, le Salut, l’ambition, le ridicule ne vieillissent jamais. Ce sont des notions perpétuellement inactuelles – donc à jamais modernes.

Où va votre préférence : à l’homme Proust ou à son œuvre ?

J.-P. E. : Je mets quiconque au défi de faire la différence… Disons cependant que l’homme me touche particulièrement tandis que Raphaël, plus cérébral que moi, se contente d’A la Recherche du temps perdu… J’ai la faiblesse d’aimer la personne des auteurs des livres qui changent ma vie. Mon fils, lui, prend l’œuvre et néglige son créateur. Son proustisme est donc plus pur, plus « contre Sainte-Beuvien », que le mien…

Dans votre roman L’Hypothèse des sentiments, l’héroïne Marion penche vers Anna Karénine. Est-ce qu’une héroïne proustienne pourrait vous inspirer ?

J.-P. E. : Elles ne cessent de le faire. Vous verrez, il n’est pas exclu que cette « Rachel-quand-du Seigneur », si j’en ai les moyens, reprenne des couleurs un de ces jours… Quant à Oriane, Odette ou Albertine, je crois qu’on ne peut pas créer un personnage féminin sans leur emprunter quelques traits…

Vous êtes plutôt « recherche du temps perdu » ou « temps retrouvé » ?

J.-P. E. : Pardonnez-moi, mais c’est la même chose… N’oubliez pas que, dans la topographie marcellienne, le côté de Guermantes et le côté de Méséglise se rejoignent…

Avez-vous écarté quelques entrées, ou modifié quelques définitions ou références lors de la lecture finale ? Aimeriez-vous ajouter, aujourd’hui, une entrée à votre dictionnaire ?

J.-P. E. : Ce « Dictionnaire » a été interrompu par l’imminence du centenaire de « Swann »… Si nous avions eu plus de temps, « Venise », « Ruskin », « Roger Stéphane », « Centaures », « Manuscrit », et tant d’autres « entrées » n’auraient pas manqué d’être illustrés… Le livre aurait démesurément grossi. Cela n’aurait rien changé, mais ces absents me laissent quelques regrets…

Qu’est-ce qui pourrait donner une entrée sur Christiane Taubira ?

J.-P. E. : Question intéressante : disons que Bloch en aurait dit du mal pour se faire bien voir du Faubourg Saint-Germain, que Swann l’aurait invitée à dîner, que Charlus aurait trouvé un lien de parenté entre l’aristocratie guyanaise et les Mérovingiens dont il descend lui-même… Les Verdurin ? Ils l’auraient admise dans leur cénacle – puisque les Guermantes ne l’auraient pas reçue… Odette et Albertine ? Antisémites, elles n’auraient pas manqué de s’illustrer en racisme… Quant à Norpois, il aurait réservé son jugement en attendant de voir comment le vent tournerait. C’est dire que Christiane Taubira est déjà dans la Recherche : il suffit, pour la retrouver, de l’identifier sous la figure omniprésente du juif…