L’amour en général et l’amour de l’Art en particulier peuvent-ils s’épeler de A à Z ? C’est ce que la collection des Dictionnaires amoureux chez Plon s’attache à prouver une fois de plus avec ce Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain (Grund), de Marianne et Pierre Nahon, galéristes bien connus sur la place de Paris, depuis qu’ils ont ouvert en 1973 la galerie Beaubourg à l’ombre-même du centre Pompidou, et s’y sont mis corps et âme au service des artistes français et étrangers parmi les plus grands de ces cinquante dernières années.

L’entreprise d’en faire un compendium illustré est de taille et le pari osé, quand tout, depuis que Duchamp inventa les ready-made, devient par son seul et souverain décret de l’art, au péril que l’art ne soit plus qu’un produit vide de tout signifié (ainsi Buren et ses bandes verticales de 8,7 centimètres de large à l’infini), rien d’autre que sa propre auto-affirmation accolée sur tout et n’importe quoi. Outre que le marché règne plus que jamais en maître, que le Doll’Art est roi. Les Nahon ont relevé cette gageure, qui croient toujours, contre vents et marées, et ils ne sont pas seuls, «à l’émerveillement, à l’éclaircissement de la pensée et au choc de la reconnaissance qu’une œuvre d’art peut provoquer», ainsi qu’ils persistent et signent en conclusion de cet ouvrage véritablement d’exception par sa taille et son contenu.

Cubisme, Dadaïsme, Suprématisme, Constructivisme, Surréalisme, Art abstrait, Abstraction lyrique, Expressionnisme abstrait, Art conceptuel, Minimalisme, Art brut, Art pauvre, Bad painting, Street Art, Lettrisme, Nouveau réalisme, Land Art, Op Art, Pop Art, Happening, Hyperréalisme, Monumentalisme : un siècle débordé où peintres, sculpteurs et autres artistes autoproclamés ou pas ont tout révolutionné, tout réinventé, tout exploré, nous est restitué dans ses pompes, ses mots, son vocabulaire, ses frasques, ses légendes et ses apories.

Tous les artistes-phare du siècle passé et tous ceux qui ont compté dans l’aventure de l’art moderne et contemporain sont là ou presque, dans ce Panthéon de papier. Les conseilleurs, dit-on, ne sont pas les payeurs. Sans égards pour l’éditeur, le prix de revient et le poids de l’ouvrage, soyons inflationnistes et remarquons, avec indulgence mais tout de même, que manquent à l’appel Man Ray, Motherwell, De Kooning, Franz Kline, Tom Wesselmann, Marina Abramovic, Robert Mapplethorpe pour l’Amérique ; Mondrian, Magritte, Delvaux, Henry Moore, Chillida, Fautrier, Morandi, Nicolas de Staël, Viera da Silva, pour le Vieux Continent. (Auxquels j’ajouterais sans obligation pour quiconque d’acquiescer, Zao Wou Ki et Olivier Debré ; et côté photo, Cartier-Bresson, Doisneau, Lartigue, Willy Ronis, Marc Riboud). Serait-il dommage que ces artistes (et d’autres) ne soient pas ici de la revue (les absents n’ont pas toujours tort), un dictionnaire amoureux, comme son intitulé l’indique et comme le genre l’implique, choisit parmi ses amours, se gardant de qui trop embrasse mal étreint. Outre que, sous le nombre déjà d’élus, la barque menaçait de chavirer.

En ce qui concerne la Critique, et dieu sait si elle a sa place dans une histoire de l’art moderne et contemporain tant elle baptisa, sanctifia, théorisa les mouvements successifs, du cubisme à l’art d’aujourd’hui, sont présents Pierre Cabanne (auteur d’un Merde aux critiques retentissant en 1993), Otto Hahn qui officia dans L’Express de longues années, Lamarche-Vadel et son obscurité savante, mais Catherine Millet d’Art Press, grande prêtresse de l’Avant-garde, est simplement mentionnée.

Quant aux théoriciens de l’art, Germano Celant, «inventeur» de l’Arte Povera, Restany «inventeur» des Nouveaux réalistes, sont là et bien là. Pas Iris Clert, sa complice de l’époque, ni le légendaire Clément Greenberg, pape de la Critique moderniste aux temps héroïques de Pollock et de l’Expressionnisme abstrait, ou son pendant français Michel Tapié (théoricien de l’Art informel) et Gassiot-Talabot (sur la Figuration narrative), ni Harald Szeemann (commissaire artistique n°1 de l’Art conceptuel). Avouons qu’à l’exception de Greenberg, on se passe sans bleus à l’âme de ces noms, tombés quelque peu au champ d’oubli.

Au rang des écrivains consacrant des monographies à leurs artistes d’élection, on trouve énumérés au fil des pages Gilbert Lascault, Alain Jouffroy, Michel Waldberg, pas Sartre, Yves Bonnefoy ou Marcelin Pleynet. (Là, on reste légèrement frustré).

Quant aux galeries, à tout seigneur tout honneur, la galerie Beaubourg et son antenne l’italianissime Notre Dame des Fleurs à Vence voisinent avec les légendaires Kahnweiler, Maeght, Léo Castelli et Ileana Sonnabend à New York, ainsi que la galerie Karsten Greve à Paris. Ne figurent pas les non moins légendaires galeries parisiennes Iris Clert, Daniel Cordier, Denise René, Claude Bernard et, de nom uniquement, Yvon Lambert, ni, qu’on l’apprécie ou pas, le tycoon Gagosian. Le Guggenheim de Venise, la Fondation Maeght, l’ex-Fondation Cartier à Jouy-en-Josas (mentionnée à propos d’Arman), sont à l’honneur, feu la Maison Rouge d’Antoine de Galbert, non, ni Le Palazzo Grassi et la Douane de mer de François Pinault à Venise, non plus que la Fondation Vuitton au Bois de Boulogne. Pas de noms connus de collectionneurs, excepté le cinéaste Claude Berri à propos de Ryman.

Quant à ces deux temples de l’Art moderne et contemporain que sont le MOMA de New-York et Beaubourg, pour ce dernier Bernard Blistène, son actuel directeur est mentionné, non leurs fondateurs respectifs, Alfred Baar et Pontus Hulten, ni Jean Cassou, fondateur du Musée National d’Art moderne, ancêtre du Centre Pompidou. De même, il y a la FIAC et la Biennale de Venise, mais pas la Documenta de Cassel ni Art Basel.

Outre, déjà conséquent, le poids de l’ouvrage à ne pas dépasser, il y a, dans ces omissions largement volontaires quelque injustice de fait, peut-être quelques partis pris, voire quelques inimitiés, qui, toute subjectivité assumée par Marianne et Pierre Nahon, laissent ici ou là un léger goût d’arbitraire.

Être plus royaliste que le roi est aisé, et ces péchés véniels ne sont rien ou si peu comparé à l’énorme compilation de textes, d’images, à la somme de savoir, d’informations et d’intelligence, d’amour de l’art et des artistes, que condense ce Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain. Grandiose Pavé qui, à n’en pas douter, fera date auprès des aficionados du bel Hier et Aujourd’hui toujours recommencés sur les cimaises de l’ère post-moderne où nous entrons avec non moins de foi et de ferveur que d’appréhension.