«J’ai commis une bêtise, j’avais une part d’ombre, qui est aujourd’hui en pleine lumière. Cette part d’ombre j’ai tout fait pour la repousser, et j’ai cru qu’en travaillant dans ma ville, ma circonscription, que ce travail ardent me permettrait de réduire cette part d’ombre, et non… La meilleure façon de combattre cette part d’ombre c’est d’affronter la vérité, c’est ce que j’ai fait. Le compte en banque était une part d’ombre, et c’est parfois douloureux, un caillou dans une chaussure.”
C’est donc avec des accents dignes de Philip Roth, le Roth de la « Tache », que Jérôme Cahuzac s’est expliqué, hier, sur cette sordide affaire qui depuis deux semaines nous saisit tous de dégoût et d’effroi. Je dois dire que, personnellement, sur le coup, j’ai trouvé que ces phrases, justement, sonnaient assez bien, sonnaient assez vrai, et qu’au fond Jérôme Cahuzac incarnait quelque chose d’universel, de profond, de sincère : un menteur mis à nu, assumant la forme entière de l’humaine condition ; oui, je crois que beaucoup de ceux qui regardaient ce ministre déchu, portant son fardeau dignement et sans forfanterie, remuer ses propres mystères et fixer ses vertiges, se sont dit cela : cet homme n’est pas si odieux, pas si méprisable ; malheureusement je crois aussi que ce sentiment fut immédiatement contrebalancé par le souvenir immédiat que Jérôme Cahuzac n’était précisément pas Coleman Silk, le héros de la Tache, professeur d’université parmi d’autres, mais qu’il était un ministre, un ministre de gauche, et le souvenir que son mensonge n’était pas le nœud obscur d’une vie à rebours, menée dans l’ombre portée de ce pacte avec soi-même, mais bien plutôt l’épicentre d’un séisme politique aux conséquences sociales ravageuses, qui laisse un Président ridiculisé, un quinquennat, souillé. Ah ! Si seulement Cahuzac n’était que professeur, ou anonyme, on pourrait plus aisément donner libre cours à notre compassion mêlée de sursaut dreyfusiste devant la meute toute tendue d’avidité ; on ferait tonner avec fracas l’aversion pour cette « cité punitive » dont Foucault faisait l’idéal d’un humanisme dévoyé et que chacun a vu sortir miraculeusement de terre à la faveur de ces quinze derniers jours, de plateaux de télévision en manchettes de journaux ; on se souviendrait de cet acte de foi qui anime depuis toujours les républicains sincères : la volonté de toujours séparer les deux corps du coupable, l’être à sauver et le sujet à juger, l’homme et le menteur. Si seulement Jérôme Cahuzac n’était qu’un personnage de Philip Roth, nous pourrions plus spontanément lui pardonner. Si c’était un roman, la compassion viendrait avec moins de gêne. Malheureusement, pour la gauche, pour la France, et pour la politique, Jérôme Cahuzac était, précisément, Jérôme Cahuzac.
Depuis le début de cette histoire, pourtant, ce n’était pas à un héros de Roth que Cahuzac me faisait penser. France 2 diffusait la semaine dernière un reportage très étonnant où témoignaient ses proches, y compris ces « amis » qui, sentant le bon coup, font soudainement profession de frère éploré, et, sans trop de scrupules, monnayent les années à jouer à la belote et brandissent les vacances conjointes à la mer pour passer au vingt heures. L’essentiel est ailleurs : Jérôme Cahuzac, un jour, a menti. Ce n’est pas un menteur compulsif, au sens où il affabulerait chaque jour, créant des chimères au fil des secondes et des dialogues ; c’est un menteur qui, un jour et un seul, a pris le parti du faux, un peu par hasard, un peu par jeu, un peu parce que c’était, tout compte fait, le plus pratique. Et depuis, il va avec cette première pierre noire comme fondement fragile d’une vie à revers. « C’était de la folie » disait hier l’intervieweur à Cahuzac, qui, échevelé, livide au milieu des tempêtes, esquissait un sourire : « Vous savez, ce n’était pas si rationnel que cela ». Non, ce n’est pas rationnel, tout comme la malédiction, attendant d’éclater le poursuivant, lui, furtif, sinistre dans l’espace. Cahuzac ment, donc, sur son compte en banque, et puis, il s’engage en politique ; le voilà maire, le voilà député, brillant, reconnu, heureux sans doute, la menace s’éloigne. Un jour, à l’Assemblée, ses amis l’élisent à la Commission des Finances, et, est-ce par défi ? est- ce par imprudence ? il accepte ce poste où la malédiction et sa vie, une première fois, se rejoignent. Il faut le voir, jouer avec son ombre hideuse, et batailler derrière son pupitre contre la fraude fiscale, un peu, mais en plus tragique, comme le baron Charlus qui faisait l’homophobe dans les salons parisiens. Et puis, voici Cahuzac auprès de Hollande. Ministre du budget ? Avec son secret, ce serait un rêve, et un cauchemar. Comme un coup de dés, ou une roulette russe. Cahuzac, racontaient l’autre jour les gens sur France 2, n’y croit alors pas du tout, à cette nomination. Tout le monde sait que Moscovici, son éventuel patron à Bercy, le déteste. Cahuzac n’est pas un vrai proche de Hollande. Il faut des femmes, et l’experte ès-déficits au Sénat s’appelle justement Nicole Bricq. Un coup de téléphone : Jérôme, le Budget, ça t’irait ?
Non, ce n’était pas à un héros de Philip Roth que Cahuzac me faisait penser. Jouant sa vie comme une corrida perdue d’avance, guettant l’irruption fatale dans une existence enroulant sur elle-même le fil de la duperie le point de tangence avec son malheur, il ressemble à cet homme, qui, un jour, a dit à ses proches qu’il venait d’être médecin. Ce n’était pas vrai, l’homme, qui s’appelait Jean-Claude Romand, ne s’était pas levé, ce matin-là. Mais il a prétendu l’inverse, sans savoir pourquoi. Peut-être parce que son ambition, son confort, sa lâcheté, tout lui montrait cette voie sans issue. Jean-Claude Romand s’est inventé une vie, une vie de notable, bâtie sur ce premier et fondamental mensonge. Et pendant des dizaines d’années, il a vécu, empruntant aux uns pour partir en vacances avec les autres, roulant chaque matin vers un travail qu’il n’avait pas, voyant très sincèrement des séminaires dans des semaines vides, avec toujours au cœur, cette minuterie atroce, cette machine infernale qui allait, un jour ou l’autre exploser. Bien sûr, Jean-Claude Romand est un criminel, un monstre qui a assassiné toute sa famille, et dont la cruauté n’a rien de commun avec la faute de Cahuzac. Mais, je veux dire par là que, du menteur Cahuzac, c’est encore Emmanuel Carrère, avec son Adversaire 1, qui en parle le mieux :
“D’un point de vue rationnel, tout aurait été préférable à ce qu’il a fait : attendre le jour des résultats et, ce jour-là, annoncer qu’il a réussi, qu’il est admis en troisième année de médecine. D’un côté s’ouvrait le chemin normal, que suivaient ses amis et pour lequel il avait, tout le monde le confirme, des aptitudes légèrement supérieures à la moyenne. Sur ce chemin il vient de trébucher mais il est encore temps de se rattraper, de rattraper les autres : personne ne l’a vu. De l’autre, ce chemin tortueux du mensonge dont on ne peut même pas dire qu’il semble à son début semé de roses tandis que l’autre serait encombré de ronces et rocailleux comme le veulent les allégories. Il n’y a pas besoin d’y engager le pied, d’aller jusqu’à un tournant pour voir que c’est un cul-de-sac. Ne pas passer ses examens et prétendre qu’on les a réussis, ce n’est pas une fraude hardie qui a des chances de réussir, un quitte ou double de joueur : on ne peut que se faire rapidement pincer et virer de la fac sous la honte et le ridicule, les choses au monde qui devaient lui faire le plus peur. Comment se serait-il douté qu’il y avait pire que d’être rapidement démasqué, c’était de ne pas l’être…”
Oui, quel dommage, pour lui et pour nous, que Jérôme Cahuzac ne soit pas un héros de roman, mais un homme qui a menti.
1 L’Adversaire, p.77, édition Folio.