On croyait, sincèrement, tout connaître de Vladimir Poutine, de son ascension dans les méandres de la mairie de Saint-Pétersbourg à sa fortune cachée, de son passé anthracite à Dresde comme espion à ses bacchanales d’argent volé, de datchas et de montres rutilantes. 

Sauf qu’on ouvre « Le Mage du Kremlin », et qu’on le lit, fasciné, avec une curiosité grandissante, certain de mieux cerner, à chaque page, le misérable petit tas de secret du maître de la Russie

Car, ce roman, sous couvert de transcrire la confession de l’un des lieutenants fictifs de Poutine, Vadim Baranov, décrit la vraie vie de Sourkov, qui était, jusqu’à récemment, le directeur de la communication de l’envahisseur de l’Ukraine.

Et à travers ce Baranov-Sourkov, on saisit, bien mieux que par n’importe lequel des reportages, la fascinante ascension de Vladimir Poutine. Comment un Falstaff, magnat des médias, sorti de nulle part et devenu le moins médiocre des conseillers d’Elstine, Boris Berezovsky, a choisi le plus terne des espions pour reprendre les rênes d’un pays en déliquescence. Comment ce pâle fonctionnaire s’est habilement transformé en Bonaparte d’un pays qui exigeait de l’ordre et de la grandeur. Comment Berezovsky, ayant perdu toute lucidité, et « s‘étant imaginé qu’une fois monté sur le trône, le Tsar accepterait de partager le sceptre avec lui », finit dans le désastre, la rancœur, et le suicide. Et comment Poutine, obnubilé par l’idée de créer un chaos qu’il fomenterait et se proposerait aussitôt de dompter, vit, aujourd’hui, au milieu de lieutenants qu’il méprise, parmi les demi-sels de sa cour des miracles, dans son nid d’aigle de Novo-Ogariovo, faisant distraitement des longueurs sous les yeux des éminences du régime qu’il a convoquées et patientant que le Tsar soit sec, comme un Néron triste, un Caligula névrosé refusant de vieillir. 

Giuliano da Empoli retranscrit le bouillonnement plein d’excès des années 1990, lorsqu’on s’échange tout avec voracité – des balles, des roubles, des entreprises publiques. Alors, « les Russes jouent avec l’argent (…) Il est arrivé si vite et si abondamment. Hier il n’y en avait pas. Demain, qui sait ? Autant le claquer tout de suite ». Il nous plonge dans le sentiment irrémédiable d’humiliation des années Elstine, quand les Russes voient à la télévision, dans une séquence demeurée fameuse, Bill Clinton hurler de rire face à la stupeur empotée, alcoolique et embarrassante du Président russe, sur le perron de la Maison-Blanche. Il raconte, d’un fusain précis et sec, une autre scène entrée dans l’Histoire, quand, en pleine guerre de Tchétchénie, Poutine, alors largement inconnu, promet d’un ton froid, de poursuivre les terroristes « jusque dans les chiottes », et à cet instant précis, dit l’auteur, tout un pays a entendu « la voix du commandement et du contrôle. Depuis longtemps les Russes ne l’entendaient plus, mais ils l’ont de suite reconnue, parce que c’était celle à laquelle étaient habitués leurs pères et leurs grands-pères. Un immense soupir de soulagement a balayé les avenues de Moscou et ses banlieues tremblantes (…) au sommet, il y avait à nouveau quelqu’un capable de garantir l’ordre ».

Le « Mage du Kremlin », c’est donc, à travers les yeux de son plus proche conseiller, l’histoire d’un Léviathan au visage de cire, un Tsar, qui comme chez Hobbes, échange la liberté de son peuple contre la sécurité et le confort miraculeusement retrouvés.

Et surgissent mille tableaux romanesques : le duel entre Berezovsky, tentant, via ses chaînes de télévision de forcer Poutine à intervenir lors de la catastrophe du sous-marin Koursk ; le même Berezovsky, comprenant trop tard que, comme le Dr Frankenstein, sa créature lui a échappé, et mendiant, pathétique, sa vie contre sa servilité ; un dîner dans une taverne mal famée de Saint-Pétersbourg avec un restaurateur habile, qui deviendra, bientôt, le chef de la plus redoutée milice du monde, le groupe Wagner ; ou cet autre tableau, celui de la première rencontre entre le novice Poutine et la chancelière Merkel, où le premier, averti de la phobie des chiens de la seconde, arrive muni d’un terrifiant labrador.

On croise bien sûr, dans ce roman étourdissant, toute la galerie des personnages hauts en couleur des années Poutine : un Limonov halluciné, un Kasparov mondain, un Khodorkosvki sacrifié à la vindicte populaire, non moins que tout le décor mirobolant des villas du cap d’Antibes, des ministères soviétiques et des îles privées de la mer Noire.

Mais le livre ne serait qu’un grand roman sur la politique, à l’atmosphère de secrets murmurés au coin du feu digne des ténébreuses affaires de Balzac, s’il n’était pas, encore, le portrait d’un Baranov, dandy amateur de théâtre d’avant-garde, cœur amoureux d’une femme cruelle, père pessimiste, et auquel l’auteur prête une tristesse désillusionnée, une implacable et goguenarde lucidité qui ne verse jamais totalement dans le cynisme, une propension aristocratique à considérer les jeux de pouvoir comme l’un des domaines des beaux-arts, venu à Poutine par Stanislavski et le paradoxe du comédien.

Car le roman de Giuliano da Empoli recèle une autre dimension, quand, dans un français étincelant et dénué du moindre adverbe, d’une fluidité irrésistible, il brosse, ici, une marche dans les rues de Stockholm, cette ville prospère où l’on prend le temps la nuit venue d’éclairer les bougies derrière les fenêtres des immeubles, quand en Russie, par commodité, on se contente des lumières univoques des plafonniers ; ou quand, là, dans l’analyse de la poignée de main de Clinton, le portrait de l’air ahuri des fonctionnaires voyant débarquer les membres du cabinet d’un ministre, ou l’exposé des sentiments mélangés quant à la mémoire de nos pères, on sent l’auteur pleinement empathique avec son sujet qui lui rappelle, peut-être, tel ou tel éclat phosphorescent de sa vie. 

Le roman, par une conjonction astrale sinistre, écrit pendant des années, a paru au lendemain du début de la guerre en Ukraine – et on lit des pages pour le moins prémonitoires, pour ne pas dire prophétiques, sur les manigances et les intentions de Poutine à Kiev : prendre le Donbass ? Certes, mais pas seulement. Que ferait la Russie, demande un séide à Baranov, avec deux régions de plus ? Si la Russie entre en guerre contre l’Ukraine, ce ne sera pas pour vaincre. « On a repris la Crimée parce qu’elle était à nous, mais ici le but est différent. Ici notre objectif n’est pas la conquête, c’est le chaos. Tout le monde doit voir que la révolution orange a précipité l’Ukraine dans l’anarchie. Quand on commet l’erreur de se confier aux Occidentaux, cela finit ainsi : ceux-ci te laissent tomber à la première difficulté et tu restes tout seul face à un pays détruit ».

Et ainsi, le roman devient, mine de rien, mais sans didactisme, le prolongement des théories de da Empoli, qui réfléchit, depuis longtemps, au populisme moderne, cette alliance de « la rage et de l’algorithme », reprenant et illustrant ses intuitions d’essayiste qui a décrit minutieusement les nouveaux savants fous de l’extrémisme, ces « hackers » qui tentent de briser les fondations de la démocratie occidentale tel un « fil de fer », soutenant secrètement et sur le net une théorie puis son contraire, ou amplifiant ses analyses des habits neufs des tyrans de notre monde, de la Silicon Valley à Pékin, ces maîtres inoffensifs et doux qui se proposent de surveiller, réconforter et punir tous ceux pris dans la grande fatigue morale de la servitude volontaire. 

C’est donc un premier roman, et un coup de maître. 

Rencontre improbable entre Scorsese pour ses criminels flamboyants, et Custine, pour sa pénétrante slavophilie, « Le Maître du Kremlin » est immensément théâtral, car ses personnages sont d’un pittoresque presque fictif, car il réfléchit, sans cesse, à la politique comme représentation, comme jeu, comme performance. En cela, pour un livre qui aurait pu s’appeler « Le Labrador », en référence à la tactique si emblématique et cruelle de Poutine face à Merkel, il évoque tout autant, dans cette vapeur de machinerie, à la limite entre le tragique et le grotesque, mais constamment désabusé et drôle, quelque chose du Caïman de Moretti, dont le héros finissait par comprendre que mettre en scène le plus comédien des politiques était voué à l’échec. 

Que les perspectives sur l’Ukraine soient rendues vertigineuses, c’est non seulement la prescience du romancier averti, mais c’est aussi, pour un livre dont l’intrigue débute par la complicité entre le narrateur et Baranov, nouée autour de leur fascination pour une uchronie des années 1920 décrivant, avec cent ans d’avance, le monde bleuté des algorithmes, la rançon ambigüe et glorieuse qui tresse la loi secrète des grands livres.