Imaginez une ville : moitié Brasilia, pour son aspect de cité idéale, de phalanstère issu de la géométrie et de l’utopie, mais où la jungle de l’Amazonie serait maquis, garrigue, cigales. Imaginez une Albe antique, car enfantée par un serment amoureux, mais située dans un haut plateau face à la Méditerranée. Imaginez une ville qui soit le chantier de ces deux forces contradictoires, celle de la passion et celle de la raison, une ville-oxymore, dont le nom magnifique recèle le destin programmatique : Sophia Antipolis.

Cette ville, c’est celle dont Nina Leger raconte la genèse, ou plus exactement, l’anti-genèse.

Car cette enclave idéale, dédiée à l’intelligence et plantée dans les collines des Alpes-Maritimes, procède d’une folle idée d’un jeune haut-fonctionnaire, Pierre Laffitte, qui assigne à sa nouvelle Jérusalem tous les rêves des années 1960 : modernité et calme, ordre et beauté, inspirations platoniciennes d’un refuge où seraient rassemblés philosophes, savants et mathématiciens, une Athènes française qu’il place tout d’abord en région parisienne, et qui aurait pu, tout aussi bien, nous dit l’auteure, s’appeler Uranie-sur-Essone ou Tekhnè-sur-Loire.

Mais, pour le bonheur de ce roman-vrai, Laffitte n’est pas seulement un Fitzcarraldo résolu, comme chez Werner Herzog, à voir le béton et la civilisation remplacer l’âpreté sauvage de la nature ; ce bâtisseur est aussi amoureux d’une femme, Sophie, de vingt ans son aînée et dont le prénom, signifie, en grec, sagesse, et à qui, forcément, il va vouer son œuvre. Et par une métaphore incandescente, leur amour sera donc exaucé, sublimé, dans ce projet fou, celui de planter, sur le plateau de Valbonne, une sorte de Silicon Valley dont l’architecte aurait lu Pic de la Mirandole, une « anti-polis », qui soit un antidote, d’ordre et de progrès, aux déraisons de l’époque. 

Nina Leger raconte, avec une immense délicatesse et une élégance parfaite, cet amour hétérodoxe dont l’enfant est une ville ; et elle décrit, avec une précision sophistiquée et tendre, cette fondation de Rome, aussi bien que d’autres se sont faites les scribes de la naissance des ponts. 

Elle ouvrage son livre avec des moellons romanesques et des charpentes élancées, solides et vibrantes, qu’on dirait en acier trempé ; elle ratiboise sur nos préjugés, en édifiant une marelle de pierres suspendues, de chapitres courts et évocateurs, variant entre l’épopée intime et le poème épique. Et puisque ce roman contient toutes les villes possibles – la technopole préfectorale un peu ratée, le Palo Alto près d’Antibes, la cité de fantômes et de chagrins – on croirait, dans cette élucidation d’un lieu, lire un autre grand écrivain niçois, Michel Butor, qui avait compris lui aussi qu’un roman sur l’espace est toujours un roman sur le temps, que le plan d’une ville est aussi son emploi du temps, et que pour tenter de tracer les limites d’une aire et se repérer dans un labyrinthe, il faut « un cordon de phrases » qui soit « un fil d’Ariane », puisqu’il faut « écrire pour s’y retrouver » et que tout architecte nécessite un tissu, une trame, autrement dit, en latin, un textus.

Car, de la même manière que Pierre Laffitte découvre au moment de bâtir sa ville dans un espace qu’il croit vierge, sur ce plateau qu’on lui a présenté comme désert et inhospitalier, la présence d’une ville oubliée, un camp de harkis, le hameau de la Bouillide, qu’il s’ingénie (et toute l’administration et les promoteurs avec lui) tout aussitôt à ignorer, dissimuler, détruire, le texte de Nina Leger bifurque soudain vers une ode, douloureuse et retenue, à ces rapatriés encombrants dont on attend surtout qu’ils disparaissent, embarrassants qu’ils sont, entravant par leur seule existence la marche du temps, l’édification d’une ville modèle et l’enfouissement réconfortant d’un passé réfutable. 

Alors, comme chez Butor, le roman d’un lieu devient une quête de sens dans les dédales d’un labyrinthe, celui du temps, une enquête pour retrouver, ressusciter et rédimer ces destins de harkis dont l’histoire est celle « d’une terreur recouverte de honte sur laquelle on a mis de l’oubli », et contre l’oubli, donc, contre la perte et l’effacement délibéré dans les limbes, Nina Leger offre à ces femmes et ces hommes un espace romanesque, d’où, comme d’un sépulcre, ils surgissent, elle leur donne une ville à habiter, celle qu’ils n’ont jamais eue, elle leur offre unlieu qui est un livre.

Et ce n’est pas le moindre des mérites d’un livre soudain surpuissant quand il aborde un sujet interdit, soixante ans après les accords d’Évian, que de réfléchir constamment, comme le ferait un urbaniste ou un architecte, à la façon dont ses personnages s’agencent, s’installent, se meuvent et adviennent dans cet espace miraculeux, celui de la littérature, où, par un jeu subtil d’inventions textuelles, l’auteure parvient à offrir à ces vies niées plus qu’une stèle, un espace, et cela, sans jamais prendre leur place, sans même ne jamais parler à leur place. 

Et ainsi, Sophia-Antipolis, devenue aujourd’hui un endroit indéfini, vaguement démodé, rutilant et hors d’usage, donne lieu, par la même métamorphose inattendue, à ce roman, d’abord lyrique et gracieux, celui d’un couple bâtisseur, puis se transformant en un tombeau dédié à ses habitants effacés, gommés. Comme si, à leur insu, un Romulus polytechnicien et une femme muse, d’architectes, devenaient archéologues. Mais n’est-ce pas le destin de toute ville d’être, aussi, un musée de son propre passé, comme un texte est, forcément, le palimpseste de tous les autres textes raturés, impossibles et souterrains qui secrètement le fondent ?

Qu’ajouter sinon que Sophia-Antipolis, bâtie, donc, sur des ruines englouties, sur une anti-ville, celle de familles planquées dans des les baraques rudimentaires d’un camp, ne vaut, comme toutes les villes, que pour les livres qu’on peut écrire à son sujet ; et qu’à ce compte-là, cette cité étrange, cette nouvelle Amsterdam chantée par « Nice-Matin », est, désormais, pour la littérature française, et grâce à Nina Leger, un point essentiel sur la carte du monde.