Le pauvre Charles. Mort à l’hôpital. A Créteil. Lui qui ne se lassait jamais des couchers de soleil sur la méditerranée exhala une dernière fois à l’aube d’une banlieue triste et cafarde dans l’isolation anonyme d’une chambre de réanimation.

On ne devrait pas priver nos artistes en fin de vie de ce qui a nourri et embelli leurs œuvres et leurs inspirations : Oui, Trenet méritait de mourir, blotti, au rivage de celle qui l’avait toujours porté, inspiré, consolé… La mer.

Né en 1913, Charlie, notre fou chantant, aurait pu avec une meilleure santé, fêter en 2013 son centenaire et s’offrir un dernier Olympia. Tel Aznavour, peut-être ? Madonna, sûrement. Increvable cette vieille bique vitaminée. Ex-aequo avec l’inusable teen-ager, papy Viagra alias Sir Mick Jagger.

Cet anniversaire mérité, Nelson Montfort ne l’a pas oublié. Notre ami journaliste vient de publier aux éditions Du Rocher, une biographie foisonnante, sensible et pertinente sur celui qui reste l’un de nos compositeurs les plus adaptés dans le monde.

Telle La Mer ou « Beyond The Sea » qui, en 1943, avec ses 387 versions, lui apporta la gloire et la fortune.

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Kevin Spacey, dans un excellent biopic réalisé en 2004, a immortalisé la vie de Bobby Darin, crooner américain qui popularisa ce titre à la fin des années 1950.

L’occasion pour moi de revenir sur ce thème magique.

En 1996, à La Havane, j’ai improvisé au piano avec un fameux groupe national Los Van Van, une version salsa de Beyond The Sea. Avec mon espagnol rudimentaire, j’ai dû expliquer aux musiciens cubains que c’était une chanson française et non pas américaine. Idem pour I Wish You Love (Que reste t-il de nos amours ?).

Beyond The Sea : cette chanson a gagné l’immortalité. D’ailleurs à Chicago, en 1957, un programmateur de radio lui donna le titre de « the top air melody building » soit  la mélodie la plus sifflée sur les échafaudages. En effet, sur les chantiers des buildings en construction, les ouvriers sifflotaient inlassablement ce thème, en équilibre sur les poutrelles.

Trenet, juste avant De Gaulle et son appel du 18 juin (qui fit de lui une radio star), fût LE Charles le plus célèbre de France. Le premier chanteur rock, aussi.

Joséphine Baker et Charles Trenet à l'Olympia
Joséphine Baker et Charles Trenet à l’Olympia

A l’époque, on parlait plutôt de swing. Le jazz — Joséphine Baker, la revue Nègre au Moulin Rouge, Georges Gershwin (Rapsodie In Blue), Irving Berlin et son ragtime, Cole Porter — influait, depuis trois décennies, les tympans européens de ses nouvelles vibrations, et de ses tempos jubilatoires. Même le compositeur classique Maurice Ravel en imprégna largement son inaltérable Boléro (1928) en usant d’accords septième mageur et d’harmonies arabisantes (Blue Rondo à la Turk).

A l’aube du vingtième siècle, le jazz made in Usa, perfusait donc les jeunes générations.

Il fallait en profiter avant le pas binaire cadencé et funeste des bottes nazies.

Après une génération de chansonniers, de comiques troupiers, de ténors d’opérettes aux cheveux gominés, Charles Trenet, l’enfant de son siècle, imprima donc un bon coup de cravache sur la croupe pépère et ronflante de la chanson française.

Nous sommes au printemps de l’année 1939, Trenet a terminé son service militaire et confirmé son statut de vedette de la chanson et du cinéma. Pourtant, il a un mauvais pressentiment. Le pape Pie XI vient de mourir, imitant son prédécesseur qui lui aussi, était mort la veille de 1914.

La guerre, encore.

Mobilisé, Charles doit de nouveau porter l’uniforme, rejoindre sa base et jouer au bidasse jusqu’à la débâcle de 1940.

En 1943, à la demande du Reich, il accepte d’aller chanter outre-Rhin pour les français, prisonniers en Allemagne, à l’exemple de Piaf ou de Chevalier.

Depuis qu’il a vécu en 1928 à Berlin, avec sa mère, Trenet parle couramment la langue de Goethe, mais se refuse à causer le teuton face à l’uniforme de la Wehrmacht.

Paris sous l’occupation vit de belles nuits : théâtres, cabarets, salons de danse, restos chics, dîners spectacles… Tous affichent complet ! Le public parigot en béret et chapeau mou, se mélangeant sans états d’âme, avec les uniformes rutilants des officiers nazis.

Pendant qu’on fusille les résistants, qu’on déporte les juifs, qu’on s’engraisse au marché noir, une partie de la population française semble frappée d’amnésie.

Un soir, Trenet se produit à L’Avenue, un music-hall rue du Colisée, et chante une adaptation musicale d’un poème de Verlaine :

— Les sanglots longs des violons de l’automne bercent mon cœur…

Il l’ignore, mais son titre Chanson d’Automne, sera le code secret annonçant sur toutes les ondes internationales le débarquement de Normandie, le 6 Juin 1944.

La résistance, Londres et De Gaulle, les FFI… l’oreille rivées au poste, guettent l’air de Trenet, déclencheur de « Alerte rouge » afin de prévenir les maquis, les partisans et les alliés de se préparer au grand soir (Le grand matin, en fait).

On peut considérer Charles T. comme le sponsor officiel du D.Day !

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Paris 1942 : Tandis qu’au cabaret Le Bagdad, Yves Montant fait ses débuts, Charles Trenet assure un contrat à La Lune Rousse. Soudain, le comique Martini déboule sur scène au pas de l’oie, le bras tendu effectuant un salut nazi, face aux nombreux officiers de la Kommandantur qui occupent le parterre.

Le public est pétrifié. Martini, immobile, dans un silence de cathédrale, regarde ses phalanges pointées vers le ciel et déclare : — On est dans la merde… Jusque là !

Mai 1943 : Avec son copain Francis Blanche (1921-1974), auteur de 400 chansons, Trenet participe à une tournée dans le midi. Ils déjeunent dans un restaurant face à la méditerranée. Le service est long, il fait chaud, Charles s’ennuie et fredonne, une main calée sous le menton, le coude posé sur la table. Devant la grande baie vitrée, il regarde la mer et ses vagues blanches déroulant sur le sable, leurs franges d’écumes.

La mélodie s’improvise avec ce premier vers :

— La mer qu’on voit danser le long des golfes clairs …

Charles cherche un papier et un stylo afin d’inscrire les notes sur la portée et juste au-dessous les mots qui correspondent. Francis Blanche appelle le garçon. Personne ?

Il furète derrière le bar, trouve un stylo et s’en va aux toilettes rapporter du papier Q.

Trenet possède le matériel pour immortaliser son œuvre.

Elle est achevée promptement. Charles la juge bonne, sans plus. La structure est simple et monocorde : il s’agit d’un unique refrain que l’on répète trois fois.

Ennuyeux, trop court, trop lent : il n’y a ni couplet, ni pont.

A cette époque, on rodait les nouvelles chansons sur scène ou en direct à la radio.

C’est le public qui décidait. Dans le cas d’un franc succès, l’éditeur finançait l’enregistrement du titre en studio et donc, la production d’un imprimatur sur microsillon.

Là… Non ! Charles la range dans le placard des brouillons inachevés.

Deux ans plus tard, au cours d’un gala en Hollande, un producteur de spectacle fan de Trenet, a convié autour du chanteur, une chorale afin de lui faire une surprise.

Le chef d’orchestre a réinventé une nouvelle version de la Mer, en montant d’un demi-ton à chaque finale (comme Mack The Knife). Charles est emballé !

Entouré d’une cinquantaine de choristes en culottes courtes, il apprécie l’arrangement qui module sans cesse et donne une énergie et une ampleur à un morceau qu’il avait presque oublié.

A Paris, il confie l’arrangement à son chef d’orchestre et enregistre de nouveaux couplets qu’il a réécrits pour la version longue.

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Février 1945, il emporte La mer dans ses bagages et la confie à son éditeur Raoul Breton pour une adaptation en anglais. Comme il se produit au Vaudeville et à l’Embassy, il fait la surprise à Raoul de l’interpréter sur scène. C’est un triomphe, la salle est debout : Amstrong, Sinatra, Judy Garland, Fred Astaire, Bojangles of Harlem, Chaplin…

Un jour de 1947, sur une plage de Floride, tandis qu’il sommeille au bord de l’eau sur un transat, un homme en panama vient l’aborder.

Charles déteste qu’on vienne troubler sa Sieste. De plus, le grand gars se la joue parrain mafiosi, genre Sam Giancana : une dizaine de balaises en costards noirs balisent autour de lui, un périmètre de sécurité.

— C’est vous… L’homme de « La Mer » ? Demande le type « en français » avec un ton courtois de gentleman.

— Non ! Moi … C’est plutôt l’eau de la Méditerranée ! Ironise Charles.

L’autre continue de sourire en lui tendant la main :

— Monsieur Trenet ? Je suis pianiste à mes heures mais plus connu sous le nom de Harry Truman… Je suis le Président des Etats-Unis… J’aime beaucoup votre chanson !

Charles Trenet écarquille les yeux, se dresse sur sa chaise pliante afin de se lever.

Truman l’en empêche d’un frôlement sur l’épaule :

— C’est important la musique, vous savez ? Elle rapproche les peuples !

Et il tourne les talons sur le sable, cachant un visage soudain bouleversé.

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* Nelson Monfort, «Le Roman de Charles Trenet», Éditions du Rocher, 256 p., 20 €.