Deux œuvres actuelles s’affrontent et divergent frontalement dans l’exposition des faits et des témoignages : Il s’agit du biopic Priscilla de Sofia Coppola (2024), co-produit et adoubé par la première concernée, madame Priscilla Beaulieu Presley, avec dans son propre rôle, la convaincante comédienne mannequin Cailee Spaeny.

Cailee Spaeny dans le rôle de Priscilla Presley, dans le film de Sofia Coppola «Priscilla». On voit l'actrice dans le rôle de Priscilla en train de se remaquiller.
Cailee Spaeny dans le rôle de Priscilla Presley, dans le film de Sofia Coppola «Priscilla», sorti en 2023.

Et un documentaire Elvis & Priscilla (Arte 2025), réalisé par Annette Baumeister & Natasha Walter, basé sur le récit de la journaliste et biographe Suzanne Finstad : Child bride – The Untold Story of Priscilla Beaulieu, livre paru en 1997. (La Mariée était une Enfant, L’histoire interdite de Priscilla Beaulieu).

Couverture du livre de Suzanne Finstad, «Child Bride. The untold story of Priscilla Beaulieu Presley». La couverture est illustrée par une photo du mariage de Priscilla et Elvis Presley.
Couverture du livre de Suzanne Finstad, «Child Bride. The untold story of Priscilla Beaulieu Presley».

On peut compléter la connaissance de ce récit par deux articles publiés sur ce site (« Ne marche pas sur la tombe d’Elvis ! » à propos du film Elvis de Baz Lurhman sorti en 2022 avec Olivia DeJonge dans le rôle de Priscilla Beaulieu). Ainsi que « La Dernière Maison » à propos des visites nocturnes d’Elvis à la morgue de Memphis

Je vous invite également à écouter en même temps que votre lecture, les chansons d’Elvis appropriées aux différents chapitres.

Montage de deux photos. A gauche Priscilla Presley en noir et blanc, à droite Olivia DeJonge s’est glissée dans la peau de Priscilla Presley dans le film de Baz Luhrmann
Olivia DeJonge s’est glissée dans la peau de Priscilla Presley dans le biopic «Elvis», réalisé par Baz Luhrmann, sorti en France en juin 2022.

Ce qui me plaît, je l’avoue, dans cette histoire aux multiples dédales biographiques, jusqu’à son tragique dénouement – le divorce en 1972 des Beaulieu-Presley, et en 1977, la mort d’Elvis a 42 ans – et puisqu’il est nécessaire aujourd’hui de se forger une opinion, c’est que, face à une puissante masculinité toxique, enjôleuse et violente… C’est la Little Big Woman Priscilla qui gagne ! Ce petit bout de femme de 1m59, aura triomphé d’un minotaure acidulé, manipulateur, et drogué jusqu’à l’os (n’en déplaise à mon cher Michel Houellebecq).

Priscilla Beaulieu en 1957, à l'âge de 12 ans.
Priscilla Beaulieu en 1957, à l’âge de 12 ans.

Voilà donc, l’aventure extraordinaire d’une jeune américaine des fifties, que la journaliste Suzanne Finstad qualifie « de Lolita prête à tout » pour conquérir le cœur du roi de l’Olympe jusqu’aux épousailles à Las Vegas, tandis que la version officielle certifiée par Priscilla et ses biographes serait, tout simplement, le défi au destin, l’ambition sentimentale d’une jeune fille romantique, naïve et passionnée qui, au seuil de l’adolescence, se trouve captivée (et capturée) par l’icône de toute une nation… et, sans en mesurer le revers de la médaille, réalise qu’elle est humiliée, intoxiquée aux barbituriques, déguisée en Barbie Doll d’un bordel de luxe, et prise au piège d’une cage dorée ! Le King de Memphis était-il le cousin de Barbe Bleu… à voir… 

Elvis Presley à Friedberg, au moment où il monte dans sa BMW.
Elvis Presley à Friedberg en 1957.

A l’heure de MeToo, des procès Weinstein Miramax, ceux de la fille Maxwell et de son démon Jeffrey Epstein, et tant d’autres, la justice agit. Désormais, il n’y a plus de prescriptions : toutes souffrances, traumas, viols, agressions, manipulations, doivent se payer cash. Procès, réparations, punitions, actes de contritions, comment confondre les bourreaux face à leurs victimes, si la loi du silence perdure ?

Le débat tombe pile-poil avec les scandales révélés d’aujourd’hui et la montée au créneau des actrices françaises, de ces pauvres gamins et de ces filles perdues de Bétharram et de Notre-Dame de Garaison (deux établissements où j’ai effectué mes scolarités au début des années 1970, lorsque ma famille habitait Pau). Le sujet de la dominance d’adultes pervers sur une jeunesse désarmée m’a toujours interpellé et révolté, moi qui, à tout juste 14 ans (le même âge que Priscilla), suis tombé dans les pièges du Septième Art, étant crédule et désemparé, le cerveau empoisonné par de grandes personnes malsaines et retors, jouant de mes virginités audacieuses puisque sous influences. Ajoutez à cela, le poids maladif d’une éducation judéo-chrétienne où l’on est forcément le pécheur coupable, une complaisance lubrique puisque l’on est en copinage et sous influence du Malin et, enfin, cette fatalité masochiste de souffrir fort et en silence, afin d’expier ses fautes et d’éviter l’enfer céleste. Mais ceci est une autre histoire.

Take care of the business

Dans le cadre de notre article, impliquant Priscilla Beaulieu, lycéenne, face à Elvis, une icône américaine aussi puissante que charismatique, on fait face aux contradictions de cette époque : L’après-guerre, l’essor économique sans restriction et le boum multi-facettes de la société du spectacle ! Au sujet d’un phénomène comme Presley, la bonne conscience doit être sauvée, l’idole des jeunes doit être intouchable (il l’est toujours), et les millions de royalties et de devises doivent continuer d’être encaissées… telle une raison d’État ! 

La morale se retrouve au pilori d’un mémoriel finalement amnésique, puisque rien ne doit résister au rêve, au glamour, au romantisme populo et à l’éblouissement des médias pour le star-système et sa fascinante trilogie fatale – Sexe, drogue & rock n’roll – et donc, pardonner les addictions et les crimes de ses pauvres créatures vulnérables. Le malheur des riches célèbres fait le bonheur des pauvres anonymes. C’est la vieille histoire d’Hollywood. Le cinéma et le show-business : Voilà les deux mamelles rose siliconées de cette usine à rêves, qu’un incurable voyeurisme vampirise. A lui tout seul, Elvis symbolise ces fléaux universels intemporels : « La beauté, la jeunesse, l’argent et le pouvoir »… Les quatre grands menteurs de ce monde.

Priscilla Beaulieu écoute un disque d’Elvis Presley. Elle pose le disque sur un tourne-disques et tient la poche sous son bras. Photo en noir et blanc.
Priscilla Beaulieu (future Presley), âgée de seize ans, écoute un disque d’Elvis Presley alors qu’il effectue sa tournée de service auprès des militaires américains en Allemagne, en 1960. Photo : The Hollywood Archive.

Sur la love story d’Elvis avec la petite Beaulieu, on joue sur le fil du rasoir puisque beaucoup de biographes, de témoins et des proches du chanteur, vont tergiverser et minimiser la problématique du consentement. Avec l’avènement du rock n’roll en 1954, beaucoup de rock stars vont tomber pour détournement de mineures : Le pianiste fou Jerry Lee Lewis qui épouse sa cousine de 13 ans, Myra Gayle Brown, sera condamné ; Idem, pour le guitar hero, Chuck Berry, également emprisonné pour avoir mis sur le trottoir Janice Escalante, une jeune apache de 14 ans. Plus tard, à l’aube des seventies, David Bowie avouera avoir dépucelé Lori Matix, une groupie de 14 ans et Michaël Jackson devra débourser des centaines de millions de dollars pour étouffer des accusations terribles de pédophilie.

Bref, toutes ces débauches, ces faits divers notoires, ne sont pas étrangers à Elvis lorsqu’il débarque en Allemagne. Lui, au moins, est cadré et informé en temps réel par des personnes de confiance : Le Colonel Parker son manager, Vernon son père, sa grand-mère Dodger et feu sa mère Gladys (« Fais attention aux filles, mon garçon »)… Il n’y a donc aucun risque qu’il mette sa carrière en danger pour la bagatelle ou qu’il mette enceinte une fan de passage. Elvis éjacule toujours dehors. 

Pour que nul de son entourage ne faute, ou le laisse dérailler, le Mantra « TCB » (Take Care of the Business) est gravé en lettres de diamants sertis, sur tous les ceinturons de ses proches et de ses bodygards (La Mafia de Memphis), gare à celui qui déroge à la règle !
On protège le veau d’or et son pognon ! 

Boucle de ceinture Elvis Presley TCB
Boucle de ceinture Elvis Presley TCB (Taking Care of Business).

Malgré tout, en 1958, filmé, téléporté, célébré en grandes pompes, en tant que vedette-caporal troufion en Germanie, Elvis le sudiste, demeure encore un Hillbilly Cat inquiet, un country-boy timoré, un péquenot du Tennessee encore assujetti à la rigueur de la foi et des rites Pentecôtistes… Donc, rien à craindre. Vraiment ?

Elvis Presley pendant son service militaire sur une base américaine en Allemagne, vers 1958. Il est en uniforme. Photo en noir et blanc.
Elvis Presley pendant son service militaire sur une base américaine en Allemagne, vers 1958.

Le Rendez-vous d’Allemagne

Imaginez Priscilla & Elvis, ces deux futurs tourtereaux, enlevés à leur Amérique fluo chérie et immobilisés dans une Allemagne de 1958, à la garnison militaire US de Bad Nauheim ! Contemplez la grisaille vétuste et chancelante de ce bourg teuton, à peine convalescent des affres de la seconde guerre mondiale, qui suinte d’un ennui et d’une morosité affligeante ! Heureusement, il y a les dollars du plan Marshall, « The American Way of Life » conquérant et impudique, les Cadillac et les Chevrolet pastel et, bien sûr, l’immense coopérative militaire, super achalandée de la base US, proposant les derniers bas nylon et soie « Pretty Polly » sans coutures, les blousons Teddy bicolore, les pots de beurre de cacahuète, les fameux t-shirts blancs G.I. Adjacente au mess des officiers, la rutilante cafétéria aux néons technicolor, ouverte aux familles américaines où l’on sert des cheese burgers, des cocas, des ice-creams géants, des salades Césars, des cappuccinos, et où, à côté du billard, l’énorme juke-box Wurlitzer joue les 45 tours de la grande variété américaine : Perry Como, Ricky Nelson, Paul Anka, The Platters, Duane Eddy… et, bien sûr, les derniers tubes de son célèbre résident à domicile, le voisin de la base, Mister Elvis !

Deux secrets, deux cœurs blessés

Avant que le soldat Presley, ne détourne la lycéenne en socquettes et culotte blanche du droit chemin, deux drames, deux chagrins vont les réunir : Elvis est inconsolable. À peine vient-il d’être incorporé dans l’US Army, que Gladys, sa mère, âgée de 46 ans, succombe à une attaque cardiaque, liée à sa dépendance à l’alcool et aux médicaments. Elle était sa boussole et la seule femme capable de lui tenir tête !

Priscilla Beaulieu enfant et sa mère. Photo en noir et blanc.
Priscilla Beaulieu et sa mère.

Non loin de là, Priscilla, quelques mois plus tôt, dans sa treizième année, aide sa mère à ranger les cartons dans leur nouvel appartement de Wiesbaden où la famille vient d’emménager. Dans une boîte, elle tombe sur une photo : sa mère, jeune et belle, au bras d’un séduisant aviateur tenant un bébé dans ses bras ? Elle percute aussitôt ! 

Le capitaine Beaulieu, l’actuel époux de sa mère, n’est pas son vrai père et ce joli bébé sur la photo en noir et blanc, c’est elle ! Quant au bel officier, il s’agit de James Wagner son réel géniteur qui s’est crashé en avion, un an après sa naissance…

Ce secret révélé la tourmente et accable de remords sa mère. Pourtant Priscilla va utiliser ce non-dit familial pour culpabiliser son beau-père, en échange de quoi, elle pourra négocier et bénéficier des permissions de minuit pour aller visiter Elvis.

Priscilla Beaulieu et Currie Grant. Photo en noir et blanc.
Priscilla Beaulieu et Currie Grant en avril 1961.

En ce mois de septembre 1959, Priscilla boit sa menthe à l’eau à l’Eagle Club de la base où elle a ses habitudes, lorsqu’elle est abordée par Currie Grant, un charmant aviateur de l’Us Air Force, qui demande à la demoiselle si elle serait intéressée de rencontrer un certain « Elvis » ? 

– Qui ne rêve pas de rencontrer Elvis ? répond Priscilla, en plantant ses yeux « bleu corail » dans ceux du militaire… Mais, je compte sur vous pour convaincre mes parents !

Currie Grant, bien que marié, fait office de pourvoyeur et rabatteur de filles pour Elvis (ils sont une dizaine autour du chanteur à lui rameuter des jeunes allemandes).

Ainsi Currie a repéré depuis quelques semaines, la beauté charismatique de la jeune Beaulieu, familière des lieux et déjà habitée d’une forte personnalité. Priscilla, en revanche, croit à l’évidence : Elle sait à ce moment précis que son destin est en marche – si elle est venue en Allemagne, c’est pour rencontrer le dieu Elvis, et il tombera amoureux d’elle –, elle l’a même notifié dans son carnet intime et souligné en rouge.

Le dimanche suivant, les Beaulieu, au grand complet, brunche au Club de l’Aigle et Currie se présente à la table familiale et réitère sa proposition devant le chef de famille (déjà au courant via Priscilla et sa mère) : 
– Ça demande réflexion, répond le capitaine Beaulieu, étonné que le sex-symbol Presley puisse être intéressé par une adolescente ?
– Mon épouse sera le chaperon de Priscilla et nous la ramènerons vers 23 heures, promet Currie. 

Ce dernier révèle dans le documentaire de Suzanne Finstad qu’il a exigé certaines faveurs sexuelles de la part de Priscilla « donnant, donnant » en échange d’une rencontre avec Elvis. Plus tard, Priscilla, devenue madame Presley l’assignera en justice pour faux témoignage et calomnies… Le vilain militaire perdra.
– A l’époque, déclara-t-elle, j’étais vierge mais pas stupide, et malgré ma jeunesse, j’avais appris à me méfier des hommes et à savoir leur dire « non ». Currie connaissait parfaitement les goût d’Elvis en matière féminine et il savait que je lui plairais ! Il ne pouvait pas me laisser passer, d’autant que d’autres soldats me tournaient autour… 

Priscilla Beaulieu salue de la main Elvis Presley.
Priscilla Beaulieu en mars 1960.

La Reine, le Bourdon et les Abeilles

Donc, la rencontre est imminente : Mère et fille ne font qu’une bouchée des réticences inquiètes du capitaine Beaulieu et puisque la jeune fille va rencontrer Elvis, elle doit être la plus belle pour sa danse des sept voiles. La référence à l’époque de l’élégance féminine et sexy est l’actrice hollywoodienne de 22 ans, Debra Paget, une splendide beauté exotique, qui a donné la réplique à Elvis dans « Love Me Tender » son premier film. Elvis, ce ballot à rouflaquettes, a voulu l’épouser mais la comédienne a rembarré le jeune homme. Le milliardaire Howard Hughes l’avait déjà séduite. 

Priscilla aime le challenge, elle sait qu’il y a tant de jolies petites abeilles qui tournent autour du pot de miel Elvis, qu’elle va devoir batailler dur pour conquérir le titre de reine du harem, à défaut de celui de première dame.

Le jour J, Priscilla est coiffée, maquillée, comme si elle se rendait à l’audition de sa vie pour un casting à la MGM. Sa mère lui a acheté une jolie robe bleu roi, une paire de talons aiguilles vernis… Et au diable, les socquettes innocentes des bobby-soxers… à la mercerie corseterie du comté, Priscilla a droit à sa première paire de bas nylon et à sa première gaine avec jarretelles. La jeune promise est magnifique et, malgré sa nervosité, elle arrive à la maison Presley, vers 19 heures, confiante et terriblement curieuse.

Devant la maison, une vingtaine de groupies, des jeunes allemandes, attendent dans le froid. Elles s’écartent pour laisser passer Currie et ses deux cavalières.

L’accueil est chaleureux, c’est Vernon Presley, le paternel qui l’accueille et la conduit au salon. En la voyant, Elvis a un choc et bondit sur ses jambes pour serrer la main de son invitée éblouie : 
– Ben dis-donc ?… Mais qui avons-nous là ?
Il l’entraîne à l’écart et lui fait signe de s’asseoir sur le canapé. D’un claquement de doigts, il ordonne à l’employée allemande de servir un jus de fruit et une assiette de canapés à la demoiselle. Émue par la beauté lumineuse de la petite Beaulieu, il lui fait répéter son prénom qu’il a déjà oublié. Priscilla ne se vexe pas mais elle aurait presque envie de lui servir la même question : – Et vous ? C’est quoi votre nom déjà ?

Le couple reste en silence un moment et observe autour d’eux l’agitation ; une vingtaine d’invités, filles et garçons, pour la plupart âgés de vingt ans, conversent et s’amusent à la sauce américaine. Presque le début d’une surprise-party bon enfant.

Lorsqu’Elvis apprend que Priscilla n’est qu’en troisième au lycée, il fanfaronne : 
– Oh là là ! En 3ème au lycée ? Mais tu n’es qu’un bébé !
Priscilla lui jette un regard furibond et s’écarte de lui : 
– Merci ! Mais même Elvis Presley n’a pas le droit de me traiter de bébé ! 
– Je suis désolé Priscilla, je ne voulais pas te blesser…
– Eh bien, c’est trop tard maintenant… Le mal est fait… vraiment…

La petite avec son regard de corail qui le transperce, et cette expression furtive de colère qui fige sur ses lèvres, une moue boudeuse d’enfant contrariée… Elvis adore. Enfin une petite dame qui a du caractère et ne se laisse pas impressionner.

Trente minutes plus tard, après avoir improvisé au piano et chanté des gospels, sans quitter des yeux la jeune femme, il lui propose de monter dans sa chambre :
– Au premier étage à gauche… Pars devant, je te rejoins… T’inquiète, je ne te ferai aucun mal, je veux juste parler avec toi… sans personne autour…

Priscilla d’abord interloquée, interroge en silence l’assemblée : Que vont-ils penser d’elle, tous ces gens, en la voyant rejoindre la chambre du maître ?
Puis, après réflexion, et puisque c’est la première fois… et que c’est à elle que ça arrive, elle obtempère : Le garçon a l’air sincère… Et que risque-t-elle ? Quoiqu’il arrive là-haut, ça lui fera de beaux souvenirs pour demain…
Telle une automate, elle se dresse sur ses jambes à peine flageolantes, remet de l’ordre dans sa robe, traverse le salon et gravit les marches.
Seules quelques filles de l’entourage n’ont pas perdu une miette du scénario et l’on observée avec un sourire complaisant et étonné : – Pas froid aux yeux, la petite…

En découvrant la chambre du G.I. Presley, elle est émue, c’est presque une chambre d’ado tant la modestie et l’humilité du décor tranche avec l’importance de l’habitant… Un tourne-disque, une armoire, une guitare acoustique, un lit normal et un uniforme plié sur une chaise. Sur le bureau, des lettres de fans, et une petite pile, à part, en papier bleu ciel, toutes signées de cœurs et de lèvres imprimées au rouge à lèvres : Elles sont de Anita Wood, la petite amie américaine d’Elvis…
– Surtout pas de jalousie, frémit la jeune femme surprise de sa soudaine réaction.
Un ange passe. 
Et que fait Elvis ? Pourquoi se laisse-t-il désirer ? A-t-il changé d’avis ? Ou son complice, Red West, lui a glissé à l’oreille : – Pas touche Elvis, la gamine est mineure, ne fous pas en l’air ta carrière… laisse-la seule, là-haut, elle finira bien par redescendre…

Priscilla ne pense plus, ne bouge plus, tout son être devient électrique, qu’est-ce qu’elle fait là, elle, la petite fille du Texas, dans la chambre d’une idole ? Va-t-elle devoir s’offrir, se soumettre, se laisser tripoter et embrasser ? Il est encore temps de déguerpir, non ? 
Trop tard, la porte s’ouvre. L’homme sourit, timide, et baisse le regard :

– Viens t’asseoir sur le lit, petite fille… murmure Elvis. Tu n’as rien à craindre…

Et la magie opère : à côté de l’adolescente, il entame un monologue presqu’en sourdine, comme s’il se délivrait d’un secret trop lourd à porter. Priscilla n’en revient pas. 
Le soldat se confie, il a le bourdon, le blues du sudiste expatrié, le mal du pays… Priscilla l’écoute, attentive et bouleversée.
En ouvrant son cœur, les yeux d’Elvis se mouillent : Il souffre, il dort peu, sa mère lui manque, il est loin de chez lui, à manœuvrer dans le froid et la neige, à prendre des pilules pour rester éveillé, et dans un an, dans un siècle, une éternité, quand tout ce cirque sera terminé, qu’il sera juste un pauvre phénix en treillis olive froissé, rapatrié at home, dans un Graceland silencieux et figé, son public l’aura oublié et remplacé… 
– Je ne sais plus où je vais, ni qui je suis… lâche-t-il avec un sourire triste.
Et il se tait.

Soudain, sans qu’elle l’ait incité, ni calculé, Priscilla, pour la première fois de sa vie de jeune femme, ressent, venant de son âme et de son ventre, un pur instinct maternel, une source angélique, calme, intuitive et affectueuse, qui décoche ses premières flèches de réconfort dans l’âme inquiète du soldat. Elle le rassure et sait trouver les mots ; elle lui avoue même le secret de sa naissance et ce père magnifique qu’elle ne connaîtra jamais.
En ce moment intense, nocturne et intime, le temps s’arrête ; Ils sont seuls au monde.
Finalement, Elvis lui prend la main, la serre très fort et lui dépose un baiser chaste sur le front.
– Je suis tellement bien avec toi, Priscilla, vraiment… Tellement heureux de t’avoir rencontré… 
– Moi aussi, souffle timidement, la jeune fille.
Puis Elvis se lève, se dirige vers l’électrophone et choisit un 45 tours :
– Tiens, Priscilla… Écoute cette chanson, elle est pour toi… Ce sera notre chanson…

La jeune femme se dit qu’elle vit un rêve éveillé ? Hier, elle n’était qu’une simple lycéenne qui s’ennuyait et voilà que maintenant, un homme lui prend la main, la fait venir contre lui et, sur sa propre musique, la serre dans ses bras et la berce avec une douceur virile. 

Comment ne pas fondre ? Ne pas sentir son parfum qui émane de son cou et de sa poitrine ? Comment imaginer un seul instant, qu’à ce moment où leurs deux chaleurs se fiancent, elle voudrait le décevoir ?
– J’étais prête à lui appartenir… confiera-telle plus tard, en ajoutant, même si cela me semblait insensé tant j’étais vulnérable et inexpérimentée… Pour la première fois de ma vie, et depuis si longtemps, je me sentais complètement vivante…

Mais en bas, dans le salon, l’aviateur et chaperon Currie Grant regarde sa montre. Zut alors ! Il est presqu’une heure du matin ! Que va dire le capitaine Beaulieu ? Et il y a encore une heure de route, du verglas et des tombereaux de neige…

Enfin, la porte s’ouvre, et le couple descend les marches, Elvis raccompagne Priscilla jusqu’à sa voiture. Il lui promet de la rappeler très vite.
La Cadillac roule dans la campagne Allemande, Priscilla regarde par la fenêtre et se refait le film incroyable de cette soirée avec cette délicieuse brûlure physique qui lui dévore le ventre quand, juste avant de quitter la chambre, Elvis l’a embrassée sur les lèvres. 
Rien à ajouter : Elle est amoureuse… 
Et si c’était un rêve ? 

FIN PREMIÈRE PARTIE