Suis-je un bon public ? Mon esprit critique s’évanouit-il lorsque se rappelle à ma mémoire le souvenir des paradis perdus ? Elvis, le mythe éternel de ma jeunesse en fait partie : Sa voix, son physique, sa musique, ses chansons, l’évocation syncopée d’une Amérique fifties au tempo fracassant du rock, des somptueuses Cadillac 59 Eldorado pourpre et des belles gosses rousses ou blondes, aux poitrines insolentes et aux lèvres pulpeuses rouge cerise. Elvis a inventé l’adolescence et il a ensoleillé la mienne. Moi, rebelle de bonne famille et chanteur crooner, j’ai pensé, cela peut être un projet sinon une direction et presque un avertissement : Tu veux être une star ? Plus dure sera ta chute… Protège tes arrières, évites les seringues souillées, l’alcool frelaté, les putes avariées et les groupies mineures… Surtout, ne fais pas de tes errances, les défroques du génie incompris. On a les mentors qu’on mérite. N’oublie jamais que la vieille histoire du rock n’roll s’est déglinguée en 1958, lorsque le G.I Presley est parti servir sa patrie en Allemagne.

Plus tard, la fin de vie d’Elvis fût terrifiante : En tenue de scène combinaison lamée rutilante, il se transforma en Big Mac baroque, en pachyderme boursouflé, larmoyant de sueur, suintant les larmes, l’eau de toilette Fabergé et le beurre de cacahuètes. Le caruso du vieux sud filait droit vers la mort à bord de ce « Mystery Train » fatidique qu’il avait tant chanté. L’amour l’avait tué quand Priscilla, son épouse l’avait quitté pour Mike Stone son prof de karaté hawaïen.

Aussi, lorsqu’un film, un biopic inattendu ou un documentaire (Netflix) évoque pour la énième fois, la carrière du roi du rock, je suis sur mes gardes. Qu’ai-je donc à apprendre que je ne sais déjà ? Ce type fait partie de ma famille, alors ?

Au départ, le sujet, me semble-t-il, est bon et mérite notre indulgence… (il s’agit d’Elvis quand même, pas de Dick Rivers ni de Patrick Topaloff) et davantage, lorsque le script se trouve revitalisée par une nouvelle et jeune équipe (producteur, réalisateur), remasterisé, scénarisée en une dramaturgie originale, un point de vue inédit et servi par un casting sans failles… Bingo ! Je tombe dans le panneau, ravi, ému et dépucelé encore… Le King me tue…

Car voilà, bientôt sur les écrans, ELVIS, le film australo-américain, réalisé par Baz Luhrmann, avec le jeune Austin Butler dans le rôle-titre et l’incontournable Tom Hanks, dans la peau du colonel Parker, producteur manipulateur du King. On découvre ainsi, la relation intense, mitigée, conflictuelle entre l’impresario et son poulain. Priscilla est interprétée par l’émouvante Olivia de Jonge et les bandes masters ont été remixées avec la voix originale (et l’accord de la Presley Enterprise Limited).

Après la projection, j’ai eu une révélation :

– Une chose est sûre, me suis-je dit. Là où il se cache, et sûrement aux states, le fugitif Xavier de Ligonnès va se précipiter dans le premier cinéma, applaudir le héros de notre jeunesse versaillaise. Xavier se rappellera-il, que je conserve toujours sa collection de 33 tours d’Elvis qu’il m’avait offerte avant de partir à l’armée ?

Se souviendra-t-il de ce moment pénible – qui le fit beaucoup rire – lorsqu’un été 1993, je fis un pèlerinage à Graceland, la propriété de Memphis où était enterré Elvis et ses parents. Il faisait une chaleur torride ce jour-là, et profitant d’un groupe de touristes VIP, j’accédais au mausolée couvert de fleurs et tapissé de bibelots commémoratifs. En voulant m’approcher d’une statuette à l’effigie du king, érigée sur la sépulture en marbre, je fus stoppé par une mamie obèse aux cheveux violets :

– Ne marche pas sur la tombe d’Elvis, aboya-t-elle.

Zut ! J’avais gaffé et commis un sacrilège ! Quinze bibendums mâles et femelles, en chemise hawaïenne et en tong me jaugeaient avec mépris et indignation…

Si encore j’avais chaussé des « Blue Suede Shoes »… Ah, ces français…

Pour les néophytes qui iront voir ce très beau film d’ELVIS, et pour la jeune génération de la RDJ, j’aimerais vous raconter entre les lignes et entre les notes, pourquoi et comment, l’Amérique, le vieux sud, le rock et son héraut flamboyant, ont influencé ma vie, mes métiers, mon écriture.

Bruno de Stabenrath, le Elvis Presley français.
Bruno de Stabenrath, le « Elvis Presley français ».

Rock n’roll story – 1954/1958 :

Quelques mois après la mort de Hank Williams âgé de 29 ans – une des premières grandes stars de la musique country, retrouvé raide et froid, sur la banquette arrière d’une Cadillac bleue, modèle 49, non loin de là, à la frontière de la Virginie – un nouveau monde s’éclairait, en cette aube de janvier 1953. Désormais, plus rien ne serait pareil. Un nouveau son, une nouvelle musique, une nouvelle idole.

Le rock and roll trace son premier sillon fertile au cours d’une journée torride, quelque part dans le Sud profond, le 5 juillet 1954, dans le Studio Sun à Memphis, état du Tennessee ; il est dirigé par le producteur et agent, Sam Philips, quand un jeune Blanc gominé de 19 ans, Elvis Presley, enregistre une vieille chanson d’Arthur Big Boy Crudup datant de 1943, « That’s all Right Mama ». Sur un tempo binaire Rockabilly, avec Scotty Moore à la guitare et Bill Black à la contrebasse, l’Amérique, la terre promise, découvre la voix chaude, lancinante et syncopée d’un inconnu nommé Presley.

Plébiscité par les disc-jockeys, dont Bob Neal et Alan Freed, qui, déjà en 1951, animait la première émission radio « The Moon Dog Rock and roll House Party », le titre d’Elvis envahit les ondes et grignote peu à peu, les territoires du rhythm and blues, du boogie-woogie et du Doo-Wop, jusqu’ici réservé aux artistes noirs : Fats Domino, Ray Charles, Little Richard, Big Joe Turner, les Moonglows, Jimmy Reed, Bo Diddley, Muddy Waters, Chuck Berry…

Ce sont eux, les précurseurs, les mèches de dynamite, mais l’Amérique puritaine, conservatrice et raciste, les cantonne aux dancings de la Nouvelle Orléans, aux honky-tonks du Mississippi ou aux clubs de Harlem.

Le rock avec ses prêcheurs turbulents n’est pas vraiment en odeur de sainteté et ses heures semblent comptées. On lui préfère les big bands de Sinatra, la gentille country, les voix sirupeuses de Pat Boone, Ricky Nelson ou de Tommy Steele. Taxées de musique obscène et lascive par les masses bien-pensantes, les pouvoirs politiques et les industriels du disque, les chansons d’Elvis se font rapidement censurer par les programmateurs de radios, car ils pensent que ce dénommé Presley est noir !

Il faudra attendre le 9 septembre 1956 et son apparition à la télévision avec « Don’t Be Cruel » au Ed Sullivan Show (50 millions de spectateurs), pour inverser la vapeur et rallier le Nord avec le Sud, où Elvis le Pelvis qui enchaîne les tournées, cartonne depuis longtemps en concert dans les États sudistes.

Sa bonne bouille, ses déhanchements et ses cils charbonneux, sans vraiment rassurer les parents, déclenchent l’hystérie des jeunes filles et l’adhésion des ados. Hollywood et la Paramount lui font des ponts d’or. Il tourne Love me Tender, le colonel Parker devient son manager et le poulain sauvage ne le restera plus très longtemps.

En attendant, derrière lui, s’engouffre le fameux cru du rock n’roll 1955 : Eddy Cochran, Buddy Holly, Roy Orbison, Johnny Cash, Gene Vincent, Carl Perkins, Jerry Lee Lewis, Bill Haley…

Quand, en 1958, il part faire son service militaire en Allemagne, à la base de Friedberg, le soldat Elvis a le cœur brisé : il vient de perdre sa mère, Gladys, décédée le 14 août à l’âge de 46 ans d’une cirrhose du foie. Le choc est rude, et le séjour forcé en RFA interrompt provisoirement sa carrière de rock star débutante, déjà récompensée de 23 disques de platine : (en décembre 1956, le Wall Street Journal annonce que les produits dérivés d’Elvis ont rapporté vingt-deux millions de dollars) et celle d’acteur (il a déjà joué dans quatre films, dont le très bon Jailhouse Rock et l’excellent King Creole – il en tournera trente et un jusqu’en 1969).

Pendant son séjour à Bad Nauheim, Elvis fait trois rencontres capitales : celle d’une jeune beauté de 14 ans, Priscilla Beaulieu, fille de commandant (qu’il épousera le 1er mai 1967, à l’hôtel Aladdin de Las Vegas), celle du Major X, qui lui fera découvrir les amphétamines et autres benzodiazépines, afin de supporter les nuits polaires des bivouacs, et enfin celle du karaté (il obtiendra sa ceinture noire, premier dan, le 21 mars 1960).

Le 15 juin 1959, Elvis vient en perm’ à Paris et s’installe à l’hôtel Prince-de-Galles avec deux copains, Charlie Hodge (guitariste, chanteur), qui restera à ses côtés jusqu’à la fin de sa vie, et Rex Mansfield. À son retour aux États-Unis, le 1er mars 1960, le sergent Presley enchaîne à Hollywood les tournages de films sans intérêt – hormis Viva Las Vegas ! d’où fut extrait le single 45-tours éponyme, composé par un duo prolifique : Mort Schuman, du Lac Majeur, et Doc Pomus, du « Bronx », et dont les bandes originales proposent des chansons pathétiques (GI Blues, Vivo dinero y amor, Yoga Is as Yoga does, Puppet on a String, The Bull Fighter Was a Lady, Chatanooga Kiss…).

Le soldat Elvis Presley, muni d'une arme, s'entraîne en Allemagne.
Elvis Presley lors d’un entraînement à Grafenwöhr. Allemagne, 1958.

My baby left me  – 1968/1977

L’été 1968, cloîtré entre la mafia de Memphis, ses gardes du corps et le colonel Tom Parker, son imprésario machiavélique, Elvis tourne en rond. C’est le début du Flower Power, et il ne trouve pas sa place dans la nouvelle génération. Il boude la pop music, qui le considère comme un has been. Les assassinats de Martin Luther King, Robert Kennedy, Bobby Hutton, Sharon Tate (l’épouse de Roman Polanski) aggravent sa parano et, quand il regarde, à la télé, la retransmission des nombreux festivals de rock avec hippies fumeurs non violents, il dégaine son 44 magnum et explose l’écran Sony.

Au cours de l’été 1968, Elvis prépare, la mort dans l’âme, un show TV pour Noël, avec l’éternel sapin, la chorale de mioches qui chouinent sur Santa Claus, quand un jeune producteur de 23 ans, Steve Binder, spécialiste des shows de rock comme Hullabaloo, le convainc – en dépit de l’opposition farouche du colonel Parker – de tenter quelque chose de vraiment nouveau.

Ce sera le NBC Special Show, qui sera diffusé le 3 décembre 1968 (The Elvis 68’s Come-Back Special), avec un indice d’Audimat de 74,6% et, quelques mois plus tard, le 12 juillet 1969, LA couverture du magazine Rolling Stones et la consécration unanime de tout le show-business américain.

Le rock et son roi sont de retour ! Elvis est sublime : En total look cuir noir, blouson, pantalon, boots, assis sur une scène centrale, carrée, entouré de Scooty Moore, Charlie Hodge, il inaugure le premier « unplugged » de l’histoire du show-business.

Elvis est chaud bouillant ! Adieu le cinoche qui craint, revoilà la scène et les concerts live et toujours sold out, avec une première série de 57 spectacles à l’International Hotel de Las Vegas, contrat qui sera reconduit jusqu’au 12 décembre 1976. Avant d’attaquer le Nevada, Presley tourne le documentaire monumental « That’s The Way It Is » où on découvre la star en répétition, et en impro gospel, Elvis au piano, harmonisant avec ses choristes.

Les hits s’enchaînent : Suspicious Mind, You’re Always on my Mind, Burning Love, American Trilogy, Moody Blues…

Culotté et shooté jusqu’aux oreilles, il déboule en décembre 1970 à la maison blanche sans prévenir et interpelle le président Nixon sur les ravages de la drogue et son intention d’agir en tant qu’agent infiltré ; son but est d’obtenir l’insigne officielle du bureau des narcotiques afin de compléter sa collection et surtout de pouvoir prendre l’avion « armé » et sans le risque que sa mallette personnelle bourrée de médicaments et de drogues diverses soit contrôlé par les douanes.

Le président américain Richard Nixon et Elvis Presley se serrent la main.
Le président américain Richard Nixon et Elvis Presley se serrent la main.

À cette époque, Elvis, l’homme aux cinquante millions de fans et aux neuf cents chansons, est un fantôme. Sa consommation quotidienne de pilules magiques est effarante : Dilaudid, Fentanyl, Valium, Quaalude, codéïne, Valmid, Placidyl, etc. Il pèse cent kilos, sa femme Priscilla l’a quitté pour un champion de karaté métis mi-hawaiien, Mike Stone (quand Elvis apprend que Lisa Marie, sa fille de 3 ans, dort dans la chambre du couple adultère, il ordonne un contrat sur la tête de Stone) mais Jerry Schilling, son garde du corps l’en dissuade.

Le 26 juin 1977, au cours de son dernier concert au Market Square Arena d’Indianapolis, il donne une interprétation poignante d’Unchained Melody.

Le 16 août, chez lui, à Graceland, dans sa propriété de Memphis, juste après minuit, Elvis décide d’aller voir son dentiste, revient, traîne, joue au tennis avec Ginger Alden, sa petite amie de 22 ans. Vers 7 heures du matin, tandis qu’elle se couche et s’endort, lui s’installe sur le trône des toilettes dans sa salle de bains. À son réveil, vers 14 heures, Ginger le retrouvera raide mort, face contre terre, le pantalon de pyjama aux chevilles et une bible dans la main. Verdict officiel du coroner : crise cardiaque. À 15 heures, l’annonce de son décès a fait le tour du monde : l’Elvismania peut commencer et les ventes de disques, s’envoler.

Le roi est mort, vive Elvis !

Bande annonce du film :

Le réalisateur australien Baz Luhrmann revient sur l’histoire du sulfureux chanteur à travers le prisme de ses rapports complexes avec son manager. Son film explore leur relation pendant plus de 20 ans, de ses débuts à son ascension fulgurante. Sortie en salles le 22 juin 2022.