Pour un chanteur en concert, l’exercice imposé de son grand (ou ses) succès peut virer au chemin de croix. Pas d’amnésie possible. D’ailleurs, face à l’artiste dans la fosse, les spectateurs trépignent : ILS veulent LEUR chanson !
La fulgurante Amy Winehouse (litt. : amie de la maison du vin) ne supportait plus d’exécuter son hit, Rehab. Liturgie douloureuse d’une multi addiction toujours présente, contant ses nombreux séjours en désintox qu’elle usait sans résultats.
Amy a davantage tourné en centres de rehab qu’en tournées officielles. Les dates qu’elle a annulées sont faramineuses. Au destin martyrologique d’une Billie Holiday qui exultait quand la tragédie s’invitait à sa table pour un festin diabolique, Amy ne se cachait pas , elle aussi, d’être une pharmacie ambulante dans la mire constante et affligée des Stups : héro, coke, crack, amphé, benzo, joints, pilules et toute la panoplie des alcools forts…
Sur scène, la pin up au buste tatoué, ironisait : « Quand mon batteur attaque l’intro de Rehab, j’ai l’impression que c’est mon dealer qui toque à la porte de ma loge ! »
Étrange et douloureux casse tête : le tube qui vous a apporté richesse et célébrité a aussi la capacité de vous ruiner l’existence.
Si pour Amy, la chanson maudite, c’était Rehab, pour Léo Ferré, c’était Avec le temps (les droits d’auteur filaient à son ex-femme), Johnny, J’ai Oublié de vivre (sans blague ?) il en oubliait les paroles aussi (vive le prompteur !) ; parfois, un drame s’est glissé dans l’aventure du titre : Là-Bas de Jean Jacques Goldman chanté en duo avec la belle et douce Sirima ; la jeune femme fût poignardée à mort par son fiancé.
Le pauvre Brel cumulait avec son plus célèbre titre, Ne Me Quittes Pas, autant de disques d’or que de cœurs brisés : le sien, celui de mère, de sa femme, de sa maîtresse officielle, de ses amantes et de ses filles…
Il n’y avait guère que son éditeur qui se frottait les mains.
C’est la raison pour laquelle Jacques arrêta, encore jeune, la scène, après un mythique Olympia en novembre 1966. Il n’en pouvait plus (Mike Jagger, lui, l’inusable teenager peut encore !)
Si je pense à Brel et à la genèse de cet immense tube, c’est en entendant il y a trois jours, à la radio, une version américaine inédite de If You Go Away par Nina Simone (autre cas désespéré avec My baby don’t care).
– Mazette, me suis-je dit, le grand Jacques aurait apprécié !
Edith Piaf trouvait cette chanson indécente : « Un homme ne devrait pas chanter des choses pareilles… L’ombre de ton chien? »
Mais Brel avait le talent d’interpréter sang et eau à la première personne. Il n’y avait pas de « Jeu » quand il parlait d’amour, uniquement un « Je » vocal, charismatique, vital, postillonnant. À chaque concert, il se liquidifiait et perdait un vrai bon litre de sel minéraux, de sodium et d’urée. Un acteur en transe, bouleversé : front luisant de sueur, mèches de cheveux collées, costume auréolé, chemise trempée, pantalon mouillé flageolant.
En coulisses, le pompier qui prenait son service, chuchotait à l’oreille de Charley Marouani, l’imprésario : « Dites ? Z’avez vu la dégaine du gars ? On dirait un type qui vient de baiser ! »
En 1962, à part Johnny Hallyday, personne ne se mettait dans cet état-là : se rouler par terre, en trépignant des boots, c’est la moindre des politesses pour un rocker envers son public. Mais Brel était Roc à sa manière : brut, minéral, dense.
Il aura mis du temps, le grand Jacques avant qu’on le trouve beau et talentueux.
En 1953, au cabaret Les Trois Baudets, Georges Brassens le charrie : il l’appelle l’abbé Brel. Le guitariste belge cumule les mauvais points : cheveu gominé, moustache fine à la Errol Flynn sur une dentition de jument, l’articulation grandiloquente, Brel se présente, vêtu d’une chasuble grise de moine ménestrel.
Brassens en remet une couche : « Flamand ? Wallon ? Voilà notre chanteur impressionniste repeint par Breughel ! »
Finalement, il conseille à Brel L’impétueux, alors âgé de 24 ans, de suivre son instinct, quitte à essuyer les plâtres du débutant.
Eté 1955. Première tournée d’été, organisée par Jacques Canetti. Avec le tandem cocasse, Jean Poiret et Michel Serrault, un trio féminin, Les Filles à Papa : Pierrette Souplex, Françoise Dorin et Suzanne Gabriello, dites Zizou, dont Jacques tombe fou amoureux et qui sera sa muse, sa grande inspiratrice.
Décembre 1956, premier tube international : Quand on n’a que l’amour, grand prix de l’Académie Charles Cros. Brel s’exporte aux USA. Deux ans après, il tient sa revanche. Alors qu’il est en première partie de la star Philipe Clay, à l’Olympia, Brel lui vole la vedette et son public. Clay a perdu la clef du succès. Jacques abandonne l’instrument : il ne cache plus sa maladresse, derrière sa guitare et se plante debout, sur scène, devant le micro.
Les tournées sont incessantes. Jacques assure 250 à 300 spectacles par an. Avec Jean Corti, accordéoniste et plus tard, Marcel Azzola, ils parcourent villes et villages.
Une équipe de six personnes, répartie dans trois voitures : deux DS 19 et une grosse américaine Chevrolet qui appartient au bassiste. Quand la petite troupe se gare en face du théâtre, les gens se précipitent autour de la Chevrolet, persuadés que c’est celle de la star. Le chauffeur musicien s’amuse :
– Non ! Désolé, c’est vraiment ma voiture !… Jacques préfère rouler en DS !
– Salaud ! Riposte la populace. T’as piqué la bagnole de Brel ! Avoue…
Les années soixante pulsent Surfin Jack au milieu des faisceaux triomphateurs.
Il est infatigable. Il dort très peu. Dernier couché, premier levé. Il écrit et compose tous les jours. En 1961, un titre Le Moribond (Adieu l’Émile, je t’aimais bien) est traduit en anglais par Rod McKuen et devient Seasons in The Sun ; enregistré par le Kingston Trio, ils en vendent six millions. Puis Terry Jacks, en 1972, numéro 1 pendant trois semaines aux USA.
Avec Suzanne Gabriello, la situation devient difficile. Brel est marié avec deux enfants. Il promet à Zizou, sa maîtresse depuis cinq ans, qu’il va divorcer.
Alors qu’elle rêve d’un nid d’amour où ils pourraient vivre enfin, ensemble, Suzanne apprend par hasard, que Miche, la femme de Brel, est enceinte d’un troisième enfant.
La coupe est pleine : Elle le quitte …
Brel décomposé lui écrit : Zizou… Ne me quittes pas… (pas le footballeur)
Pas de réponse.
Une chanson ? Pour un chanteur… Ce n’est pas un plaidoyer très original. Mais la douleur est trop forte. Et puis, si le texte est beau, la mélodie forte… Jacques l’enregistrera. Va pour Ne Me Quittes Pas !
Si le disque est bon, il passera en radio et on invitera Brel à la télévision.
Et il la chantera encore, en fixant la caméra… Suzanne derrière le poste, devant la télé ou dans l’autoradio de la Simca 1000, elle ne pourra l’éviter. Là, elle reviendra… Il en est sûr.
Quand Ne Me Quittes Pas est enregistré fin 1961, les machos du monde entier se bouchent les oreilles : – Quoi ? « Devenir l’ombre de ton chien » ? Mais c’est qui cette fiotte ?
Pourtant, le message est universel : les amoureux éconduits font un triomphe à l’homme sensible, sincère, désespéré. Plus tard, outre-Atlantique, à New York où la chanson est la lubie d’un programmateur, pas besoin de comprendre le Français pour comprendre la force de l’auteur. If You Go Away.
Traduit par l’incontournable Rod McKuen, trois cent versions US sont produites dès 1966 : Johnny Mathis, Neil Diamond, Nina Simone, Franck Sinatra, Ray Charles, Shirley Bassey, Barry Manilow, Joan Baez, John Denver, Dionne Warwick, Dusty Springfield, Tom Jones, Brenda Lee, George Chakiris, Julio Iglesias …
– Alors, Suzanne ? Tu ne reviens toujours pas ?
Pour Brel, ce n’est pas une humiliation… C’est un piège. Il insiste et se répand.
Tel un acteur impatient et fébrile, il rejoue son psychodrame chaque soir où il se produit sur scène. Impossible de faire semblant, c’est son texte, sa vie, son drame. C’est usant à la fin. Il va encore vomir son âme, ses larmes, sa sueur. De quoi se déchirer la tronche à coup de Mort Subite : – Ne Te Cuites Pas…
Il n’a pas le cynisme d’utiliser la chanson à son avantage. Imaginez Brel confier avec l’accent belge, à chaque fois qu’il croise l’une de ces ses ex-conquêtes :
– Tu sais Chaton ? Je ne te l’ai jamais dit, mais… C’est en pensant à toi… Que j’ai écrit « Ne Me Quittes Pas » …
– Jacques, enfin! J’te signale que c’est TOI qui m’as quittée!
Mais Suzanne ne revient pas et Jacques épuise son sac de larmes.
C’est un signe : puisque cette chanson a tué son amour, il la tuera de sa propre voix.
Jamais plus, il ne la chantera. Aux oubliettes.
Après un Olympia mémorable où il revient saluer en peignoir, un public debout exalté, Jacques donne le dernier récital de sa vie, le 16 mai 1967 au Colisée de Roubaix.
Après ces années tonitruantes et épuisantes, il a envie de jouer au cinéma, de piloter son avion, de partir vers les îles, d’écouter le silence.
Avec sa nouvelle et dernière compagne Madly Bamy (dont le frère Eric sera, longtemps, le choriste et la doublure vocale de Johnny Hallyday sur scène), Brel s’installe aux Marquises, pour de longs séjours tahitiens.
C’est sur l’île d’Hiva-Oa, près de la tombe du peintre Gauguin, qu’il repose depuis 1978.
Brel Jacques & Bond James.
1964 : Le scénariste anglais, Richard Maibum cherche des idées pour le script du nouveau James Bond, Goldfinger. Il rejoint son co-auteur du script, Paul Dehn, qui dîne chez Shirley Bassey (future interprète du titre éponyme du film).
Shirley prépare une reprise de If You Go Away et leur fait écouter la version originale de Brel. Richard parle français. Il est estomaqué par la phrase :
– Moi, je couvrirai ton corps… D’or et de lumière…
Le lendemain, il appelle Albert R. Broccoli, le producteur du James Bond avec Harry Saltzman :
– Boss ? La fille, Jill Masterton, j’ai une idée… Notre méchant gars, le Gert Frobe…
Il va lui repeindre entièrement le corps de peinture dorée ! La peau ne pourra plus respirer ! Une mort en or …
– M’mouais ?… Du moment qu’elle est nue et qu’on lui voit les fesses…
Il nous manque tant…
Un jour j’irai à Hiva-Oa saluer Jacques et Gauguin…
Article super intéressant, Bien formulé, qui nous apprend et révèle tout un aspect de la personnalité de Jacques Brel (ou une interprétation ?)
Super cet article