Comme tous les secrets, qui par essence ne laissent jamais transparaître leur existence même, ceux que James Bond porte en lui ne semblent avoir aucune résolution possible. Tout simplement parce que rien n’est à résoudre. En apparence, rien n’appelle chez l’agent secret à la supputation d’un mystère tapi dans l’ombre de son corps performant. La surface définit sa profondeur, l’action son horizon, ses répliques ses obsessions. Seuls les décors de ses facéties, les gadgets de ses équipements de travail et les visages de ses ennemis traduisent l’idée du temps qui passe. Lui le traverse impassible, à la manière de ces êtres immortels qui jouent sans cesse avec l’idée de mourir (cf les films Vivre et laisser mourir, Demain ne meurt jamais, Meurs un autre jour, Mourir peut attendre). Depuis son apparition sur les écrans en 1962, James Bond n’a jamais failli à la stabilité et à l’équilibre de son personnage. Ses codes, ses références ou ses attentes obéissent à une éternelle loi selon laquelle un héros ne meurt jamais, et surtout, ne change pas. 

A cette évidence d’un ordre immuable dans lequel James Bond se fonderait telle une statue antique, il est pourtant possible d’opposer l’hypothèse, moins inversée que déplacée, selon laquelle le personnage, aussi invariant soit-il, n’existe fondamentalement qu’à travers un jeu de variations. Ce sont ces « variations d’un invariant » qu’explore Aliocha Wald Lasowski dans son dernier essai, Les cinq secrets de James Bond, lecture philosophique iconoclaste et renouvelée d’un mythe de la culture populaire contemporaine, apparu sur les écrans (James Bond contre Dr No) en même temps que le premier hit des Beatles (Love me do) en octobre 1962. Une naissance simultanée qui dit combien la saga appartient à la culture populaire.

L’auteur, professeur de philosophie politique, auteur de plusieurs essais attentifs à la création dans l’art, la musique et le cinéma, a conscience que la saga des 25 films de James Bond ne suscite qu’une attention mièvre, voire méprisante, de la part de nombreux philosophes, de Stanley Cavell, peu sensible à son « goût vulgaire du raffiné », à Slavoj Zizek, qui n’y voit que de vulgaires films anti-communistes. Or, par-delà la seule question du plaisir de spectateur (qu’il assume ouvertement en conclusion de son ouvrage), Aliocha Wald Lasowski défend au contraire l’idée d’une richesse artistique et politique cachée sous le vernis d’un pur divertissement. James Bond représente un « phénomène culturel populaire qui ouvre un espace politique, renouvelle un regard esthétique et déploie un champ théorique ». Selon lui, la saga annonce et anticipe par exemple le spectacle géopolitique contemporain, mais elle bouleverse aussi les distinctions conventionnelles du masculin et du féminin, et va jusqu’à même rejouer les déterminations sociales. Le vrai secret de Bond, c’est bien qu’il incarne autre chose que l’évidence de son génie héroïque défini par ses exploits sportifs et ses conquêtes sexuelles. S’il est un classique du divertissement, James Bond, en réalité, « modifie la frontière entre le classique et le divertissement ». 

Sous-tendu par la conviction de faire face à une « esthétique d’un genre nouveau », « entre conformité narrative et surprise créatrice », l’auteur s’attache ainsi en cinq temps à dévoiler les secrets précis qu’abrite l’agent, autant intriguant que secret. Cachotier, Bond n’en est pas moins ce que Deleuze et Guattari appelaient un « personnage conceptuel ». C’est ce qui pousse Aliocha Wald Lasowski à proposer une « philoscopie », vouée à dépasser les apparences et dévoiler cinq secrets sur James Bond, bien gardés dans les 25 films de la saga. Ces cinq secrets sont autant de dilemmes thématiques et philosophiques, touchant à la politique (guerre froide ou guerre contre le terrorisme), à l’identité (citoyenneté britannique ou mondialité du sujet), à l’amour (passion de l’hédonisme contre la sublimation du romantisme), au corps (phénoménologie du corps réel ou ontologie du corps spectral), et à la culture (références classiques ou préférences pop).

Au chapitre géopolitique, l’auteur rappelle que de l’après-guerre des années 1950 jusqu’à la crise du Brexit, de la guerre froide à la question européenne, de la chute des empires coloniaux aux violences terroristes, « chaque film constitue un paradigme pour penser le monde qui lui est immédiat et accompagne les bouleversements de son époque ». La liste des ennemis qu’affronte Bond, figure du monde libre face aux menaces d’anéantissement, dessine par elle-même un paysage symptomatique de l’imaginaire mouvant de la terreur depuis cinquante ans : des militaires soviétiques aux militaires nord-coréens, de la cyberguerre aux banquiers du terrorisme international, des tueurs à gage aux pirates informatiques qui propagent des fake news… 

Reflet un peu outré des tensions géopolitiques des époques qu’il traverse, Bond questionne en même temps la notion de frontière en troublant la notion d’identité nationale. Aliocha Wald Lasowski observe combien le citoyen attaché à la couronne d’Angleterre mobilise d’autres indices identitaires qui le situent dans une vision cosmopolite, en rupture avec un cadre territorial. Défini par les signifiants codés de la britannicité, marqué par des critères esthétiques et narratifs internes, l’espion ressent le besoin de s’en débarrasser, rattrapé par le goût de la métamorphose. Bond s’affirme comme « un être pluriel », complexifiant la notion d’identité. « A la reproduction du même, au retour de l’identique et à la répétition mimétique, s’opposent ici le tremblement, l’hybridité et le métissage », écrit l’auteur, nourri ici de ses lectures attentives de l’œuvre d’Edouard Glissant. « Faisant circuler les langues et les discours, Bond fait surgir des espaces minoritaires d’expression, rend visibles les lisières et les archipels dans une autre relation à la culture-monde », écrit-il.

Par l’usage de l’hybridité culturelle, qui perturbe la notion d’appartenance unique, « Bond ouvre un espace énonciatif de dislocation et d’interstices ». Figure hybride, multiple et cosmopolite, il s’adapte aux aléas du monde, non sans éprouver la solitude de sa condition. Naufragé existentiel et social, Bond ressemble aux héros de Joyce, Faulkner ou Sartre, désemparés et perdus, suggère l’auteur. Car rien d’autre ne compte que la situation présente, l’actualité du réel à un instant donné ; « tout son être est concentré dans cet état de présence, en connexion permanente avec ce qui l’entoure ; il est traversé par la contingence du réel ; il entre dans le devenir de l’étant ; il se transforme, subit les bouleversements et les chocs, réagit aux phénomènes rencontrés ».

Figure de l’imprévisible, de l’inattendu et du frottement culturel, l’agent secret est aussi évidemment une figure du frottement sensuel. Archétype du libertin, impulsif et pulsionnel, qui comme son modèle Casanova ne pense qu’au bonheur immédiat, Bond est ici décrit autrement que comme la seule incarnation du séducteur professionnel. Héros quasi-tragique d’une comédie du « surmariage » (et non du « remariage » comme dans les comédies analysées par Stanley Cavell), en quête d’un amour durable impossible – fantasme qui surplombe la saga –, le sérial lover perturbe en réalité le paradigme classique de la puissance du mâle. Malgré sa masculinité très affirmée et sa misogynie, Bond traverse des crises existentielles, interroge son idéal féminin, observe l’auteur, qui va jusqu’à déceler une certaine vision féministe dans la saga, en dépit de certains signes confirmant dans beaucoup de films la persistance d’une approche assez phallocentrée et machiste du monde.

Dandy, romantique ou prédateur, Bond n’en reste pas moins d’abord un corps éprouvé, malmené par ses ennemis. Drogué, étouffé, asphyxié, brûlé ou enchaîné, le héros ne cesse de faire face à la mort, et semble revenir sans cesse du royaume des défunts. « Tel un spectre, mais porté par les valeurs du devenir, il incarne la pensée de l’éternel retour ». Corps glorieux, il est surtout un « corps spectral », affirme avec justesse Aliocha Wald Lasowski. Moins super-héros que « surhumain », il n’y a chez lui ni moi ni unité du sujet ; il n’est qu’un « corps vide aux affects disséminés ». A moins qu’il ne soit qu’un « cerf-volant qui danse dans un ouragan », comme lui dit l’un de ses ennemis récurrents, Mr White.

De bout en bout du livre, les évidences et les images un peu trop lisses de James Bond enfouies dans les regards de ses admirateurs successifs, happés par la surface élégante et ludique de ses épanchements, se brouillent et s’enchevêtrent à des hypothèses « philoscopiques » inédites, qui tirent l’interprétation de sa psyché du côté d’un empêchement. Sans chercher à conférer à son cadre analytique le goût d’une lecture achevée ou totalisante, Aliocha Wald Lasowski puise dans ces quelques secrets bien cachés le trésor d’un élargissement réflexif à l’étude d’un fétiche inépuisable de la culture populaire. Un grand bond en avant dans la déconstruction de Bond.


Aliocha Wald Lasowski, Les cinq secrets de James Bond (Max Milo, Voix libres, 256 p)