Dans l’interstice que constitue l’échange ou la confrontation entre le féminin et le masculin, la saga 007 offre une multiplicité de perspectives, en particulier une plasticité innovante et une capacité de résistance, étonnantes pour un cinéma maintream, où se joue le mythe contre les stéréotypes. A y regarder de près, les films de James Bond sont loin d’être conservateurs, comme on le croit trop souvent. A sa façon, la saga 007 accompagne avec force les mouvements de libération et d’émancipation des femmes. A rebours du cliché « macho », qui colle à la peau de 007, lui, agent secret séducteur à l’image sexiste, mâle viril, dominateur hétérosexuel et sûr de lui-même, comment l’originalité du personnage féminin chez James Bond permet-elle de lutte contre la normativité et les stéréotypes ?

 Avant l’alter-ego féminin de 007, l’agent Nomi, incarnée par l’actrice Lashana Lynch dans le film Mourir peut attendre, en 2021, un autre personnage féminin met en crise l’opposition binaire des positions masculine et féminine. Cette figure apporte un regard féministe, au début des années 1960, au cœur des aventures de l’espion britannique : il s’agit de Pussy Galore, jouée à l’écran par l’actrice Honor Blackman, disparue en avril 2020, à l’âge de 94 ans.

Tout au long du film Goldfinger, le personnage de Pussy Galore incarne l’émancipation, la fluidité et la liberté. Elle sort la « James Bond Lady » de l’image traditionnelle de la muse languissante et fragile, femme passive et soumise devant 007. A la tête d’une équipe féminine et féministe de voltigeuses, Pussy Galore brouille les frontières entre pansexualité et bisexualité, interroge les normes féminines et masculines et déconstruit la dichotomie entre homosexualité et hétérosexualité.

Moderne, libre et pragmatique, Pussy Galore possède sa propre flotte aérienne. Cheffe d’avion, experte dans les figures acrobatiques de haute voltige, elle enseigne le pilotage aux autres membres de son équipe. Toutes de noir vêtues, les intrépides du Pussy Galore’s Flying Circus constituent une escadrille indépendante.

Par ailleurs, cette ancienne artiste de trapèze possède un haut niveau de compétences dans la pratique des arts martiaux, judo et ju-jitsu. Elle affronte 007 lors d’une célèbre scène de combat à mains nues dans le foin d’une grange, au cœur du ranch de Goldfinger. Pendant le corps à corps, Pussy Galore manie avec élégance et puissance la force physique et la maîtrise technique. Elle fait preuve d’un sens de l’équilibre et d’une économie des coups – elle ne blesse pas physiquement James Bond, peut-être seulement son amour-propre – et excelle dans la réactivité de la défense-attaque : par une technique de projection avec les bras et les jambes appelée nage waza, Pussy Galore soulève James Bond, le renverse d’un coup net et précis et le projette sur le sol, sa chute précipitée étant heureusement amortie par la paille. Incarnant l’autodéfense comme nouveau rapport au monde, Pussy Galore met en action, dans Goldfinger, une nouvelle pratique de soi, mentale et corporelle, et développe une autre politique de transformation du sujet féminin.

Lors de la première rencontre de Pussy Galore avec 007, dans le jet privé de Goldfinger, les rôles sont modifiés, les places sont inversées. Pussy Galore a le dessus sur 007, elle le domine et dirige la conversation lors de cette scène. Pussy Galore est debout, face à James Bond qui est assis. Elle le tient en joue avec un revolver, il sirote un cocktail de vodka Martini. Elle contrôle les cartes aériennes, l’itinéraire et le plan de vol, près du cockpit à l’avant de l’appareil, il tourne sur sa chaise, ignore la destination, se demande où va l’avion, au second plan de l’image, derrière elle. La caméra capte 007 en plongée, au-dessus, alors que la pilote, elle, est filmée en contre-plongée, de dessous, donnant l’impression que l’homme qui porte le verre est plus petit que la femme tenant une arme.

Pour tenter de la séduire, 007 lui demande s’il peut se refaire une beauté devant la glace et se retire dans la salle de bains de l’avion, afin de se changer. Pussy Galore lui répond avec le sourire qu’elle lui accorde cette permission, mais que c’est bien peine perdue pour lui. « Je suis immunisée » lui dit-elle, insensible à ses grands airs et à son numéro de charmeur viril, et annonçant à demi-mot son lesbianisme. Lorsque Bond ressort de la salle de bains, après avoir revêtu une toilette appropriée, Galore se moque de lui et lui passe la pointe de son revolver sur le menton, en lui signifiant qu’il s’est bien rasé de près. Bond le séducteur semble démuni devant l’assurance et l’aplomb de la cheffe d’escadrille. Unique dans toute l’histoire de la saga des aventures de 007, cette scène dévoile pour la première fois une alter-ego féminine capable de résister à l’agent britannique. Multipliant les glissements et les brouillages, le duo entre Pussy Galore et James Bond met en crise l’opposition des modes classiques du masculin et du féminin. Leur relation opère un démantèlement des frontières rigides entre l’homme et la femme.

Présente dans ce film Goldfinger de 1964, la troupe féminine de Pussy Galore préfigure et annonce le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), créé six ans plus tard, en 1970. De manière générale, la garde rapprochée des voltigeuses évoque d’autres mouvements, aussi bien le « Suffragettes Self-Defense Club » qui ouvre ses portes en 1909 dans le quartier de Kensington à Londres, que les amazones anti-Poutine des Pussy Riot : groupe féministe et écologiste punk rock russe, les Pussy Riot réalise en 2012 une performance artistique contre Vladimir Poutine, dans la cathédrale moscovite du Christ Saint-Sauveur, en revisitant, sous forme de happening, un Te Deum. Suite à cette expérience esthétique, trois membres du groupe sont condamnées à deux ans d’emprisonnement dans un camp en Sibérie. Cette condamnation provoque un scandale international qui n’empêche pas, hélas, ces femmes artistes féministes à être retenues prisonnières en Russie.

Ainsi, contre une société conventionnelle et normative, la combattante Pussy Galore, reine des Amazones, vient bousculer les codes et abolir les règles. Hommage à cette James Bond Lady, incarnée à l’écran par l’inoubliable Honor Blackman, avant que le spectateur de 2021 ne découvre une autre figure féministe, l’agent Nomi, qui possède, elle aussi, comme 007, le permis de tuer.


Les Cinq secrets de James Bond, éd. Max Milo, en librairie le 28 septembre 2021.

Mourir peut attendre, 25e film de 007, au cinéma le 6 octobre 2021.