Sommes-nous condamnés à l’attente ? Du titre du vingt-cinquième opus de la saga, Mourir peut attendre, jusqu’au report du film d’avril à novembre, pour cause de virus épidémiologique, en passant par changement de réalisateur et accident de tournage, les péripéties bondiennes nous plongent en pleine réflexion beckettienne : pourquoi G0d0t7 ne vient-il pas ?

Tapis rouge et avant-première hollywoodienne sont désormais rangés au placard. Comme la soirée Black Tie prévue à Monaco la veille de la sortie mondiale du film, le 7 avril 2020, sous le haut patronage de Son Altesse Sérénissime le Prince Albert II. A cause de l’annulation de la projection du film, les événements glamour laissent aujourd’hui une scène vide, entre désolation et abandon. Une scène à la Beckett, où James Bond erre désormais seul, comme le vieux Krapp solidaire et désœuvré dans le monodrame La dernière bande, pièce en un acte avec un seul personnage.

Déjà les choses avaient pris une drôle de tournure, lorsque, sur le point de démarrer en 2018, le tournage de Bond 25 – son titre provisoire à l’époque – fut brutalement stoppé : le réalisateur Danny Boyle, né à Manchester et d’origine irlandaise, propose, dans le rôle du méchant, l’acteur polonais Tomasz Kot, héros principal du somptueux Cold War, mélodrame en noir en blanc. Ce choix ne plaît pas et le réalisateur oscarisé pour Slumdog Millionnaire est remercié. 

Quelques semaines plus tard, lors d’une scène de tournage en Jamaïque, l’acteur Daniel Craig est hospitalisé d’urgence. Pendant une prise, il glisse sur un quai, fait une chute et se blesse à la cheville gauche. Opération médicale et convalescence sportive retardent à nouveau la réalisation des aventures de 007, dont le dernier épisode à l’écran remonte alors à 2015, avec le film Spectre.

Et la plus récente péripétie en date est l’annonce conjointe faite par MGM, Universal et les producteurs Barbara Broccoli et Michael Wilson, de reporter la sortie de Mourir peut attendre, d’avril à novembre 2020. Le risque de pandémie mondiale, liée à l’épidémie de coronavirus, paralyse l’industrie du septième art, et le nouvel opus de James Bond en fait les frais. De la présentation officielle du film au Royal Albert Hall de Londres, avec les fans, professionnels et artistes venus du monde entier, programmée en mars, jusqu’à l’avant-première chinoise prévue à Beijing en avril, en présence du réalisateur Cary Fukunaga, des actrices Léa Seydoux ou Ana de Armas : tout est stoppé et reconduit. «Stop !», dit Hamm à Clov dans Fin de partie, alors que les meubles du salon sont poussés trop loin.

La singulière déroute de No Time to die nous rappelle en effet le terme que cet autre artiste irlandais qu’est Samuel Beckett avait trouvé pour qualifier l’œuvre picturale des frères Bram et Geer van Velde, en les désignant comme les Peintres de l’empêchement. De même, les épisodes qui retardent et détournent le film font de la non-sortie du nouveau James Bond un cinéma de l’empêchement. Car la non-venue caractérise en effet le théâtre beckettien, par une logique de l’épuisement et de la disparition. Le processus créatif de la saga bondienne suit un schéma typiquement beckettien, dans la progressive disparition d’un événement annoncé, par le mouvement même de son attente. Si Vladimir et Estragon, dans En attendant Godot, sont sur une route de campagne pour rencontrer un inconnu, Godot, ils ne le verront pas et au final nous ne saurons rien de lui. Délitement de la phrase, amoindrissement du corps, dépeçage du théâtre, effacement progressif du temps. L’attente conduit à la dissolution, et l’anticorps théâtral devient un champ de ruines.

Mais il y a davantage que cet étrange phénomène de suspension, qui fait du nouveau James Bond un film à la Beckett, lui qui a d’ailleurs écrit un prodigieux court-métrage muet intitulé Film, avec Buster Keaton. C’est que le personnage de 007, tout au long de la saga, est lui-même beckettien, fantomatique et spectral, dont le corps est sans cesse diminué et amoindri. «J’ai perdu la tête», déclare Estragon (En attendant Godot) ; «J’ai mal aux jambes», râle Clov (Fin de partie), «Tout s’estompe», écrit Beckett (Molloy). Chez Beckett, le corps scénique est indéterminé ; chez James Bond, 007 court vers son propre effacement, exténué et méconnaissable : «Regardez-le», se moque Damian Falco, le chef de la NSA, dans Meurs un autre jour, avec Pierce Brosnan en 2002, en voyant surgir une ombre, comme une hallucination, «on dirait presque un héros». Tel un clochard vagabond beckettien, James Bond, cheveux longs, barbe nourrie, vêtu de haillons, apparaît dans une forme indistincte sur le pont qui relie Corée du Nord et Corée du Sud.

De film en film, 007 correspond à cette description faite dans le premier roman de Beckett, Dream of Fair to middling Women : «Il ne reste plus rien de lui si ce n’est l’ombre de la tombe.» Le plus célèbre agent de Sa Majesté n’est-il que le «rêve d’une ombre», selon le mot de Pindare ? Les Textes pour rien de Beckett évoquent «les fantômes, ceux des morts, ceux des vivants». James, lui, revient sans cesse du royaume des défunts. L’analyse de ses films suppose une phénoménologie spectrale. Mi-vivant mi-mort, le héros connaît plusieurs enterrements tout au long de la saga : un faux James Bond est tué sur l’île du Spectre (Bons baisers de Russie) ; une messe mortuaire rend hommage à celui qui porte les initiales «JB» (Opération Tonnerre) ; ses funérailles sont simulées en pleine baie de Hong-Kong (On ne vit que deux fois) ; enfermé dans un cercueil à Las Vegas, il assiste à sa propre crémation, avant de prononcer «Ne dites rien, vous êtes Saint-Pierre ?» (Les diamants sont éternels) ; sur la pierre tombale d’où surgit Baron Samedi est inscrit un autre «JB» (Vivre et laisse mourir) ; déguisé en squelette, Bond porte haut de forme et canne à pommeau lors du festival Zocalo de Mexico (Spectre) ; et lorsque le cyber-terroriste Silva lui demande «Quel est ton hobby ?», Bond répond «La résurrection» (Skyfall).

Être surnaturel ou spectral, 007 s’évanouit et disparaît avant de renaître et de revenir. Il est en ce sens un personnage beckettien, dont l’existence est larvaireLarva en latin signifie fantôme ou revenant. Mais aussi masque et créature qui, dans la tradition germanique, est une «larve de Dieu». Godot, donc. Et les personnages de Beckett, auteur d’ailleurs d’une pièce pour la télévision, Trio du Fantôme, sont des fantômes : «Heureusement que je les ai, ces fantômes parlants, je ne les aurai pas toujours», lit-on dans L’Innommable. Dieu est aussi présent dans les films de 007, à travers le personnage du Dieu Pâle, surnom donné à M. White qui travaille pour l’organisation criminelle Spectre, dans les films Casino RoyaleQuantum of Solace et Spectre. Formant un duo scénique de la dérobade avec son ennemi, M. White dit d’ailleurs à 007 : «Voilà ce que nous sommes, deux morts passant une bonne soirée.» Tout au long des vingt-cinq films de James Bond, de 1962 à 2020, pendant près de soixante ans, l’identité du héros britannique est sans cesse poursuivie et rattrapée une duplicité fantomatique ou un double irréel. Dans des films dont le titre porte la marque de la disparition répétée, Vivre et laisser mourirDemain ne meurt jamaisMeurs un autre jourMourir peut attendre…, Bond repousse le trépas. 007 fait de la répétition infinie de ses missions le signe de son retour et de sa résurrection : une pensée de la vie contre la mort, de l’affirmation contre la négation, du vouloir contre le désespoir. A chaque film, James apparaît comme le nouvel Héraclès, Orphée ou Enée. Il lance un défi aux Enfers, mais avec une particularité que ne possèdent pas les héros de la mythologie : si 007 accepte de traverser le Tartare ou se montre prêt à franchir le Styx, il le fera en deltaplane ou en hors-bord.

Waiting for 007 ! Et nous voici, en attente de Mourir peut attendre, devenus spectateurs nous-mêmes d’un film qui n’en finit pas de ne pas venir…


Aliocha Wald Lasowski est l’auteur de Les Cinq secrets de James Bond, éditions Max Milo, sortie sans attendre le 26 mars 2020.