Article paru originellement le Lundi 19 Avril 1999 dans « Marianne ».

Pendant que l’Amérique triomphante joue les va-t-en-guerre dans les Balkans, Walt Disney ressuscite Tarzan, roi de la jungle et défenseur de la paix et de dame Nature, pour en faire le dernier héros du siècle. Tout un symbole ! Les aventures de l’homme-singe sortent en juin aux Etats-Unis, le 25 novembre prochain en France. Mais pourquoi lui ? Pourquoi Tarzan en figure emblématique de cette fin de millénaire ? Parce qu’à travers cet illustre personnage de bandes dessinées, popularisé dans le monde entier, c’est le débat sur l’avenir de notre société contemporaine qu’on ouvre. Parce que la naissance, toute théorique, d’un monde organisé autour de l’économie politique se trouve dans ce fameux état de nature cher aux philosophes et que Tarzan, précisément, y habite.

James Bond se situait au-dessus des lois, mais au nom du secret d’Etat; il œuvrait pour un gouvernement assujetti à un régime politique précis – dans le contexte de la guerre froide, celui du bloc occidental. Superman, le redresseur de torts, incarne la loi au sein de la société civile, jusqu’à la caricature; Zorro se place au-dessus des lois, mais contre le gouvernement mexicain; hors-la-loi et révolutionnaire, il est le bras armé de la justice s’opposant à l’iniquité d’un système politique qui s’acharne sur les plus démunis.

Tarzan n’est rien de tout cela: il évolue en dehors du droit positif, des lois et des décrets, dans un état de nature, la jungle, où rien d’autre n’est édicté que la seule «loi du plus fort». Il est le parangon de l’homme individuel, celui dont Hobbes, Locke, Rousseau ou Hegel se sont inspirés pour déduire la genèse du pouvoir politique.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si Hobbes commence son Léviathan (1651), livre référence sur le pouvoir et l’État, par une étude de la sensation: la jungle (tout aussi imaginaire dans les aventures de Tarzan que l’est l’état de nature chez les penseurs de la modernité) est le lieu de toutes les sensations possibles, de toutes les expériences physiques, physiologiques et psychiques. Pour Hobbes, si les esprits diffèrent, c’est parce que les hommes se distinguent entre eux par leurs dispositions physiques, leurs contingences, leur sensibilité, puis par leur culture acquise. Cette culture, Tarzan est loin d’en être démuni. Mais ce qu’il possède d’abord, c’est le pouvoir originel, ce pouvoir lié à la force physique individuelle. «Le pouvoir d’un homme consiste dans ses moyens présents d’obtenir quelque bien futur, écrit Hobbes. Il est soit originel, soit instrumental.»

Le pouvoir instrumental, c’est celui de James Bond: il est constitué des moyens qui permettent d’en acquérir davantage que par ses seules forces propres; c’est le pouvoir de la technique, de la spécialisation (voir les nombreux gadgets de l’agent secret), celui du progrès technologique et scientifique. Les pouvoirs de Zorro, c’étaient sa richesse et sa noblesse. Tarzan, même s’il est issu d’une famille d’aristocrates, n’a pour lui que sa réputation, sa noblesse de cœur et sa beauté.

Johnny Weissmuller (Tarzan)
Johnny Weissmuller (Tarzan)

Tarzan n’est pas «qualifié», ce n’est pas un nanti, mais il a néanmoins de la valeur: sa force physique. Cette force accumulée selon les lois hob-besiennes de l’état de nature, l’homme-singe ne l’utilise cependant pas pour faire la guerre, mais pour préserver la paix. Nous ne sommes pas dans la tradition «l’homme est un loup pour l’homme», mais bien, à travers Tarzan, dans le camp opposé, celui de Rousseau, même si cette assertion est à nuancer par la misanthropie latente du héros qui, lorsqu’il aperçoit pour la première fois des humains, a cette phrase «léviathanesque»: «Les gens sont plus méchants que les grands singes, aussi cruels que Sabor la lionne elle-même.» Et, pourtant, à bien des égards, ce personnage peut s’apparenter au parangon de l’idéal rousseauiste, même si, en première analyse, il semble le réfuter complètement. Premier présupposé, via l’enfant de riches esseulé parmi les fauves au beau milieu de la forêt: il existe deux sortes d’inégalités parmi les hommes. Les unes, naturelles (la force physique de Tarzan); les autres, sociales (les parents et le monde extérieur). Les premières sont données a priori. Mais les secondes ? C’est précisément là que Tarzan intervient. Pour Rousseau, l’homme sauvage a des désirs qui ne dépassent pas ses besoins physiques: c’est vrai de Tarzan au début; mais au début seulement, car celui-ci va peu à peu devenir, à lui seul, un modèle social.

Tarzan apprend seul à lire et à écrire grâce aux livres oubliés par les siens; il fait seul son éducation. Sa réalité sociale part donc de là; elle s’incarne dans une société monolithique, unitaire, circonscrite au seul corps de Tarzan. C’est là, précisément, qu’il y a quelque chose de l’Emile de Rousseau chez lui. Par l’éducation qu’il s’est inculquée, et avec l’aide des macaques pour l’ordre moral et la sagesse, Tarzan cesse d’être ce qu’il paraît, un singe, pour devenir ce qu’il est, un homme. C’est cette mutation qui est inscrite dans l’appellation «homme-singe».

Comme Émile, il est élevé dans un état qui se situe à l’extérieur du monde dans lequel est entretenue, par rapport à la «civilisation», son innocence première et naturelle. Pour Rousseau, la conscience naturelle reconquise n’est pensable que chez des êtres doués d’intelligence et de liberté, et c’est encore le cas de Tarzan. Chez lui, toutes les conditions rêvées par Rousseau dans son traité sur l’éducation (et même si elles s’opposent à la vision de l’état de nature qu’il développe dans sa théorie des inégalités) sont réunies: il y a osmose entre la conscience, la raison et la liberté. «La conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour choisir.»

La raison dans la jungle: c’est là le fondement, clair, d’une écologie politique. L’idée est sans cesse sous-jacente, dans les aventures de Tarzan, notamment dans les nombreux épisodes où la technique est combattue pour les catastrophes qu’elle déclenche: le développement à n’importe quel prix est dangereux. C’est aussi un message adressé à tous les technocrates qui, inconscients des réalités du terrain, tentent de faire entrer coûte que coûte les pays en voie de développement (où les greffons d’États-nations ne prennent jamais) dans une logique occidentale de division du travail généralisée à l’échelle du globe.

Tarzan, lui, se bat pour l’économie agricole locale. Il a bien compris que la croissance économique n’était pas un objectif en soi: voyez comme il est malheureux à New York où, perpétuant ses manières de gorille au milieu du béton, il déchire ses vêtements pour finir dans l’Hudson River en maillot de bain. Notre héros montre une hostilité féroce face à l’esprit d’entreprise, c’est-à-dire ce parasitisme, ce «phagocytage», cette captation des forces d’autrui quand, lui, il n’est propriétaire et redevable que de sa force propre. Il affiche enfin sa méfiance envers l’arrivée de perpétuels nouveaux besoins, tous aussi factices les uns que les autres.

Sans doute, aussi, et pour nous rapprocher plus encore de l’actualité de cette fin de siècle – car le propre des personnages mythiques est d’apparaître à jamais nos contemporains les plus neufs et les plus avisés -, sans doute, donc, Tarzan est-il un cri lancé contre la déforestation de la planète, contre la pollution sous toutes ses formes et contre la succession des guerres.

Tarzan d'Edgar Rice Burroughs, Dells comics
Tarzan d’Edgar Rice Burroughs, Dells comics

Ne doit-on pas regretter, finalement, en 1999, cet état de nature rousseauiste si doux, si serein, où l’homme valait encore d’être ainsi nommé, quand il ne se condamnait pas lui-même à se détruire au nom de la modernité, dont le coût est la mort des nations ? Tarzan, en cela, est l’Emile dans la jungle, parmi les lions et les hyènes. Il n’obéit qu’à lui-même, dans une société où l’injustice n’existe pas, puisque les rapports de force ne sont que physiques, c’est-à-dire hérités dé la nature seule.

Peu à peu, au fur et à mesure des épisodes, Tarzan va se détacher de sa misanthropie pour se rapprocher des autres, pour, sinon les aimer, du moins tenter de les aider, par exemple en protégeant des scientifiques contre des indigènes hostiles, en luttant contre des trafiquants d’esclaves (même si l’un des principaux griefs faits à son créateur, Edgar Rice Burroughs, était d’avoir voulu faire une apologie de l’homme blanc), en combattant les nazis comme son confrère Superman.

Certes, Tarzan ne s’intègre pas à la société des hommes; il en a peur, il s’en méfie. Cette méfiance est illustrée par son langage, non totalement maîtrisé – le langage étant précisément l’instrument dont les hommes ont besoin pour vivre en société (et en édicter les valeurs et les règles). En fait, Tarzan n’est ni tout à fait dans l’état de nature (puisqu’il est éduqué) ni tout à fait dans la société (puisqu’il continue de vivre dans les arbres). Tarzan est entre les singes et les hommes, il symbolise le cordon qui relie la pure nature animale à la culture de l’Europe raffinée.

«Y a-t-il, demandait Rousseau, quelque facteur qui puisse faire que j’obéisse à tout prix comme un corps social et politique, sans que j’obéisse à quelqu’un en particulier ? Oui, un tel facteur existe: c’est la raison.» Tarzan incarne en fait cette raison à l’état pur, celle qui habituellement est développée, mais aussi étouffée ou dévoyée par les sociétés, et virtuellement présente dans l’animal béat de l’état de nature. Il symbolise, au tournant du millénaire, après les guerres mondiales, la pollution, la bombe atomique et la Shoah, toute la contradiction du siècle et pose finalement cette question: la civilisation est-elle encore civilisée ?

Adventures_of_Tarzan_-_Elmo_Lincoln
baltimora-tarzan-boy-artwork-2
Johnny-Sheffiel-Johnny-Weissmuller-Maureen-O-Sullivan
Johnny-Weissmuller-Maureen-OSullivan
Johnny-Weissmuller
tarazandive
tarzan_4_liane
TARZAN_animation
tarzan_bd
tarzan_john_weissmuller
tarzan_kubert
Tarzan2_bd
tarzan02_disney
tarzanclimbing
tarzanheader
tarzanswimming