Sarkozy qui prend la tête au premier tour, Mélenchon troisième homme, Hollande toujours plus haut au second tour… Voici les rebondissements des dernières livraisons de sondages. À l’approche de la grande échéance, les candidats (Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan) ont un mot à la bouche : « surprise ». Les derniers sondages ne convergent pas, comme c’est habituellement le cas les jours précédents le premier tour. De nombreuses incertitudes demeurent : qui obtiendra la première place, quel score obtiendra Marine Le Pen, et il peut y avoir des mouvements parmi les « petits candidats ». Tandis qu’en cette période électorale, les sondages ne cessent d’occuper les Unes, il est intéressant de se pencher sur la validité et les conséquences de ces enquêtes d’opinion, avec une question : pourquoi la popularité des sondages continue-t-elle de surprendre ? Les instituts réussissent l’exploit d’être à la fois frappés de soupçons qui les discréditent, tout en étant toujours autant sollicités. Le public, friand de mise en scène politique, ne se lasse pas de ces valses des classements des candidats. Les médias, schizophrènes, tapent un jour sur les sondages, puis y ont recours le lendemain pour remplir les pages politiques. Pourtant, il s’agit de se demander si les sondages n’auraient pas plutôt leur place au sein de la page horoscope, à l’instar de la revue « Charles » qui a dédié sa dernière page aux prédictions d’un chamane sur les résultats de la présidentielle…

Les sondages, amplement relayés – et presque tout autant critiqués – semblent donc relever plutôt du domaine de la croyance rassurante (rassurante non pas par les résultats donnés, mais par l’anticipation présumée) que de la science exacte, malgré les revendications des instituts qui déclarent faire une « photographie » de l’électorat d’une période. Au sein de la société et dans la relation des électeurs aux candidats en période de campagne, les sondages prennent le rôle de boule de cristal politique. Cependant, si leurs résultats sont régulièrement remis en doute, leur impact peut être, lui, bien réel. L’attention allouée aux sondages leur donne le pouvoir de faire la pluie et le beau temps sur la campagne, ordonnant presque les actions des candidats, qui modulent déplacements et annonces au gré de leur popularité ou impopularité dans les dernières fournées sondagières. De même, lorsqu’un candidat commence à monter dans les sondages, il devient de plus en plus visible dans les médias (prenez le cas de Mélenchon, sorti du camp des « petits candidats » depuis qu’il est passé en troisième position des sondages), et, à l’inverse, lorsqu’un candidat enregistre une descente dans les sondages, ses scores sont de plus en plus bas : c’est le cas de François Bayrou, qui, lors des élections de 2007 atteignait des pourcentages honorables dans les intentions de vote (il a obtenu la troisième position au premier tour, devançant de loin Jean-Marie Le Pen, avec 18,75%), mais qui est presque invisible aujourd’hui, dans les médias où il n’est plus pris au sérieux (il occupe la cinquième place dans les intentions de vote). Or, toujours la même question de l’œuf ou la poule : qui, de l’événement ou du sondage, influe véritablement sur l’autre ?
Et les enquêtes d’opinion n’ont pas uniquement des conséquences sur les candidats, qui font modestement mine de ne pas s’y intéresser dans les interviews, mais aussi, dans un mouvement de boomerang, sur les électeurs eux-mêmes, influencés par les flots de l’opinion commune.
Cas d’école : le 21 avril 2002. Si l’abstention reste seulement l’une des raisons de l’échec de Lionel Jospin au premier tour, nous avons pu entendre que c’est par excès d’assurance que de nombreux électeurs socialistes se sont abstenus d’aller voter, étant certains de la victoire de leur candidat présenté par les sondages comme le grand favori de cette élection.

Les sondages auraient donc une véritable influence sur le déroulement de la campagne et des élections. Tout comme les agences de notation jouent un rôle dans la crise économique par des prévisions, créditées d’un tel pouvoir qu’elles sont considérées comme de véritables « prédictions », les sondages peuvent influer sur le vote, par un aura et une légitimité construite par la population elle-même, et par les médias qui s’empressent de relayer les moindres frémissements dans les intentions de vote.
Pourtant, nul n’ignore les cas innombrables où l’on se rend compte
a posteriori que les sondages étaient totalement à côté de la plaque, et il est aisé de se rendre compte en quoi se fier à des sondages à répétition est une erreur. Ainsi, le premier sondage qui a annoncé que Nicolas Sarkozy prendrait la tête au premier tour (réalisé par l’Ifop) a énormément alimenté les informations ces derniers jours. Or, la nouvelle avance du président sortant sur le candidat PS est inférieure à la marge d’erreur indiquée par les instituts (c’est-à-dire entre 2,5 et 4%).

L’intérêt du sondage réside donc moins dans son utilité politique que dans son aspect récréatif, en accord avec l’habituel grief porté contre les sondages : le fait qu’ils détournent des véritables enjeux politiques.
Allant dans ce sens, il est également intéressant de noter l’intérêt constant pour les sondages tandis que l’intérêt pour la campagne elle-même chute… Les sondages représentent donc bien plus que des simples données à se mettre sous la dent en attendant les résultats des élections, dans la mesure où ils sont lus avec autant – voire plus – d’intérêt que les propositions des candidats elles-mêmes. Plus qu’un aspect ludique, qu’un attrait de la population pour le suspense insoutenable du résultat, comme dans un jeu télévisé ou un championnat sportif, il semblerait que les sondages déchaînent les passions par leur pouvoir de mise en scène la plus totale du pouvoir des électeurs sur les candidats au sein de notre démocratie représentative.

En outre, leur omniprésence est telle que, de peur de se noyer dans ces chiffres aléatoires, il devient nécessaire de créer de nouveaux outils pour déchiffrer les sondages, eux-mêmes censés nous aider à clarifier la position et la popularité des candidats. Nous avons vu apparaître, grâce aux nouvelles possibilités informatiques et au développement des sites d’information, des courbes et tableaux permettant de comparer les intentions de vote pour chaque candidat non plus avec celles d’autres candidats, mais avec ses propres pourcentages obtenus dans d’autres sondages (sur lemonde.fr, ou encore sondages-en-france.fr). Cette tentative de démêler le marasme des sondages par des courbes de courbes, des méta-sondages, montre la situation ubuesque dans laquelle nous nous trouvons. Trop de sondages tue le sondage… Cela n’est pas si vrai.

L’erreur semble donc être l’élévation des sondages au rang de prédictions extraordinaires, erreur sur laquelle Jean Pouillon attire l’attention dans son article sur la science des sondages (« Les Sondages et la Science Politique », dans la Revue française de science politique, 1951). Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de leur accorder un crédit scientifique.
Ainsi, c’est précisément pour cette raison que la popularité des sondages continue de surprendre : notre position vis-à-vis des sondages est dans un entre-deux,
entre sondages-croyance et sondages-science. Nous conférons aux sondages une valeur qui n’est pas la leur, au lieu de prendre ces chiffres pour ce qu’ils sont. D’une part, nous les utilisons de façon trop minutieuse, trop précise. Si le but est de donner une « photographie » de l’électorat à une période donnée, il suffit de s’intéresser à de grands mouvements dans les intentions de vote, mouvements plus amples que ceux qui nous sont donnés actuellement. Si l’on se fie aux élections de 2002, il serait nécessaire d’attendre les derniers jours, voire le dernier jour de la campagne pour obtenir des chiffres fiables. Et encore… Il semblerait même que, en lieu et place de sondage, l’enquête d’opinion la plus fiable reste, le jour de l’élection… les requêtes Google !

D’autre part, il ne faut pas oublier que les sondages sont un outil qui donne aux électeurs le sentiment de pouvoir doubler – voire multiplier à l’infini – les résultats d’une élection, afin de palier la déception fréquente ressentie à l’issue d’un vote. Ainsi, l’intérêt porté à ces chiffres traduirait un désir d’affirmer – plus d’une fois – son pouvoir dans le cadre du système représentatif.