Voici trente ans que le FN fait partie du paysage électoral français. Trente ans que l’on semble avoir tout essayé pour enrayer, affaiblir, endiguer la montée électorale d’un parti dont nul n’est dupe quant aux références idéologiques et au lourd héritage.

On avait certes pu croire aux lendemains de la libération que le phénomène avait disparu, emportant dans la honte de Vichy ses thuriféraires, mais il n’a jamais cessé d’attendre sa résurrection, il s’appelait Occident, Ordre Nouveau, Jeune Nation, à la fois Protée et Behemoth, nostalgique et révolutionnaire, passéiste et ultramoderne.

Devenu électoralement puissant et de plus en plus influent sur le front des idées, Behemoth ne cesse pour autant d’être Protée et la dédiabolisation mariniste est son ultime avatar.

On sait aussi désormais, avec le recul des années 80, que les solutions morales ne suffiront pas à réduire le FN, que la “moraline” qu’évoquait Camus a parfois plus renforcé ses anticorps qu’affaibli la bête. Il faut la prendre au sérieux pour lui répondre. Faire de la politique, donc, plutôt que faire la morale.

J’ai ainsi choisi à ce titre de m’intéresser à la stratégie d’élargissement de la base programmatique engagée par le parti frontiste et à un domaine passé relativement inaperçu des commentateurs, celui de la décentralisation, dont Marine Le Pen est, il faut le souligner, une des rares contemptrices.

Il serait faux de croire que l’on s’attache ainsi à un domaine périphérique car de telles positions dénotent au contraire toute l’essence de la transformation initiée par Marine Le Pen et son caractère.

Il s’agit ni plus ni moins d’investir le discours républicain traditionnel pour le renverser à des fins inverses de la finalité première et des valeurs qu’il promeut afin de le discréditer et de susciter son abandon et ramasser la mise.

Que l’extrême droite naguère si “ provincialiste ” soit devenue soudainement jacobine, devrait nous alerter sur l’ampleur des abandons consentis par la classe politique sur ces terrains et de la grandissante coupure entre elle et les citoyens.

Cette apparente évolution montre la lecture gramsciste du FN qui vise toujours à pointer du doigt un réel douloureux, occulté par les médias et les politiques avant tout le monde pour le problématiser à sa manière. La perversité des réponses apportées n’a d’égale que l’habileté de cette approche.

Le FN ne croît que sur nos lâchetés. Les français n’aiment pas ses réponses mais il leur arrive de voter hélas pour ses questions.

Malaise dans la décentralisation

En l’occurrence Marine Le Pen s’est aperçue que la décentralisation avait produit deux types de dérives, l’une institutionnelle et l’autre sociale.

La première c’est celle de la reconstitution de baronnies locales avec des élus jugés inamovibles et parfois cumulards à laquelle s’ajoute une démocratie de proximité insuffisamment participative. Un terreau qui se révèle favorable au “Tous pourris” et à la frustration de la “France invisible”, celle du monde péri-urbain.

La seconde c’est le sentiment d’inégalité entre les territoires fondé en particulier sur le paradoxe d’une fiscalité locale injuste qui amènerait les collectivités les plus nécessiteuses à taxer davantage leurs administrés faute de recettes suffisantes.

En outre, cette fiscalité toucherait de manière très problématique son cœur de cible électoral, les travailleurs pauvres et les résidents hors centre-ville. La concentration dans certaines zones de travailleurs pauvres et de populations complètement décrochées du monde du travail renforce la tension sociale entre déclassés et exclus. Les uns ont le sentiment de payer pour les autres, souvent le voisin, tandis que des communes déjà aisées bénéficient de taux réduits et de recettes florissantes.

L’exemple de Paris et sa banlieue est emblématique de ce creusement du malaise entre centre et périphérie. Injustices réelles et sentiments d’injustice s’accumulent. La haine des beaux quartiers fusionne avec celle des inactifs. Le cocktail est évidemment explosif.

L’Empire rhétorique sous le masque de la République sociale

Cette tension est pour le Front national une aubaine lorsqu’il superpose à ces données purement sociologiques des grilles de lecture cette fois ethniques. Ainsi Le FN oppose un lumpenprolétariat sensément d’origine étrangère à un authentique prolétariat français ou même d’origine immigrée mais ayant le mérite d’être laborieux. Le discours est connu : les inactifs, ceux qui font baisser les salaires en travaillant au noir et touchent les allocations sont identifiés de manière indiscutable comme l’Ennemi, l’Étranger. Les adeptes de Carl Schmitt n’ont pas oublié les leçons du maître.

Le FN développe également une rhétorique finalement assez proche du vieil antiparlementarisme des ligues mais appliqué cette fois au niveau local contre les élus, les fonctionnaires territoriaux, mêlant accusation d’impuissance et de corruption.

Ainsi, la critique de la décentralisation, derrière un phénomène en apparence très éloigné des thèmes traditionnels de l’extrême droite, voire opposé, puisqu’il semble épouser les formes d’un néo-jacobinisme plutôt propre à la gauche républicaine, nous mène aux vieilles obsessions dès que l’on dévide le fil de la pensée mariniste.

Il s’agit toujours et encore de favoriser le rejet de la classe politique traditionnelle, construire un discours d’opposition entre français de différentes origines, pointer du doigt les assistés contre ceux qui travaillent, enfin plaider en faveur d’un État fort et autoritaire, contre une démocratie locale présentée comme dévoyée et injuste.

A l’arrivée, la solution est toujours la même, l’ordre, la discipline, l’État, tryptique en fait plus mussolinien que républicain qui laisse poindre le modèle à venir : le FN se rêve en équivalent français du MSI de Gianfranco Fini.

Un piège tendu à la gauche, l’inflation décentralisatrice

Il faut donc ici encore couper l’herbe sous le pied du Front National en abordant ces injustices et en les corrigeant afin qu’elles ne puissent plus nourrir son discours et élaborer un contre-discours sur cette question.

Or, à gauche, la décentralisation n’a jamais été pensée dans le rapport qu’elle induisait avec le modèle républicain traditionnel.
La conciliation informulée entre une vision girondine et une défense de l’État colbertiste-jacobin traditionnel pose des problèmes de cohérence idéologique irrésolus.

La question de la décentralisation est en fait celle du rapport entre démocratie et république. Ce débat fondamental a toujours été éludé en raison de la prééminence des élus locaux au sein des appareils politiques de gauche qui s’est accrue au fil des victoires électorales.

Seule la dimension démocratique de la décentralisation est perçue et donne lieu à une inflation en matière de demande d’autonomie des collectivités sans que l’autre versant, celui du sentiment d’inégalité ne soit pris en compte.

Il y a donc un chantier idéologique vierge à ouvrir qui est la tâche d’un dialogue entre intellectuels et élus, praticiens et théoriciens.

Sans ce préalable, la perception inégalitaire s’amplifiera et ce thème deviendra très porteur, s’ancrera très profondément dans l’économie du programme lepéniste renforçant le sentiment d’abandon des classes populaires par la gauche.

Faire respirer la décentralisation

Ainsi, il faut rénover la démocratie locale de manière radicale pour mettre fin aux nouvelles féodalités. Naturellement, le mandat unique assis sur un statut de l’élu est un pas en avant. Il doit s’accompagner d’une limitation des mandats exécutifs dans le temps en imitant le statut du président de la république, c’est à dire deux mandats. Il est souhaitable que les élus puissent revenir par la suite à une vie professionnelle ou exercer un mandat national découplé des problématiques locales.

Concernant les inégalités territoriales, la décentralisation doit être pensée comme un moyen de les réduire et non de les accentuer. Certes des mécanismes de péréquation existent mais ils ne permettent pas d’équilibrer ressources et besoins et doivent être accentués. Les réformes fiscales trop longtemps repoussées prenant en compte les valeurs réelles des propriétés foncières et locaux d’habitation doivent être achevées. Fusionner les communes pour assurer une meilleure répartition des ressources et réduire les dépenses est nécessaire pour permettre une redistribution plus efficace. La création de logements sociaux ne doit plus être optionnelle mais obligatoire dans toutes les communes de France .

Le FN ne s’empare jamais d’un thème par hasard sans espoir de revenir à son fond de commerce, à ses lubies nationalistes. Les détours de façade qui donnent l’apparence de respectabilité d’un programme de gouvernement ne cultivant plus la monomanie de la politique d’immigration nous mènent très vite sur une pente glissante, celle de la substitution du “Roman” identitaire au “Roman” républicain dont il plagie les mots et parodie les valeurs.

Le lepénisme n’est jamais naïf et inoffensif, il est malheureusement capable de faire ce qu’une bonne partie de la classe politique ne fait plus, débusquer les problèmes informulés, mettre sur la table les malaises de la société française et agiter le chiffon rouge. Comme l’expliquait le politiste Laurent Bouvet, retrouver “ le sens du Peuple ” passe par une capacité à formuler les problématiques, y compris celles qui nous dérangent dans nos certitudes, pour ne pas laisser le FN dicter Sa “règle du jeu”.

Campagne : Chaque jour une idée pour faire baisser le Front National

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