Lire l’article de Gilles Hertzog auquel cette lettre répond

Gilles,

Sidérant. Ton  paternalisme d’un autre temps est assez sidérant. Et l’argumentation toujours binaire : les bons d’un côté, les mauvais de l’autre. Une argumentation traversée d’ailleurs, de bout en bout, par cette fâcheuse tendance, ce refus de certains regardeurs de se décentrer pour regarder l’Afrique telle qu’elle est, et non telle qu’ils souhaiteraient la forcer d’être. De l’Afrique, ceux-là ne veulent hélas, ceux-là n’acceptent qu’un miroir ressemblant, qu’une sombre copie! Sinon ils s’énervent, ils excommunient, ils lancent des fatwas! Ils lancent des fatwas comme des vulgaires talibans.

Car il n’y a rien de plus ressemblant aux talibans que ces personnages-là. Le taliban est persuadé d’être le dépositaire de la vérité, de l’unique vérité : la vérité révélée. Il ne s’embarrasse pas des nuances ; il brandit son dogme. Et malheur à tous ceux qui ne pensent pas comme lui, malheur à ceux qui ne prient pas comme lui, tous ces mécréants à convertir par la force, tous ces mécréants à soumettre ou à effacer de la surface de la terre. Le monde du taliban est ainsi compartimenté en bons croyants et en mécréants. Le monde de certains autoproclamés gardiens du dogme de la démocratie ressemble à s’y méprendre à celui de ces intégristes. Il est presqu’aussi effrayant. Qu’est-ce l’humanité pour eux ? Une terre divisée entre les good guys, dirait George W. Bush, les goods guys donc, c’est-à-dire ceux qui sont faits à leur image, ceux qui partagent jusqu’à leurs tics, et les autres. Ces autres-là qui représentent le mal.

Comme le taliban croit en un seul et unique Dieu ; ils croient  – eux-aussi – dans une formule démocratique figée, immuable, définitive ; une formule finie, clôturée, un dogme qui dit le vrai et le faux, qui dit le bien et le mal. Ils sont démocrates comme d’autres sont intégristes. Portés par le sentiment d’être investis d’une mission spéciale, ils se pensent en croisade pour éclairer le monde. Et qui ne combat pas dans leur chemin est un hérétique. Au fond ils n’ont aucune âme de démocrates. Ils ont tout simplement un dogme à imposer. Et voilà, c’est tout ! Que cela passe par la guerre ou pas ; que cela passe par la destruction de sociétés entières ou pas ! Ils s’en moquent. La démocratie – selon leur vision messianique – la démocratie donc par l’apocalypse, s’il le faut. C’est ainsi que la démocratie est née, disent-ils ; c’est ainsi que l’histoire évolue. Devoir de violence. La guerre ? Si la démocratie le veut : guerre.

Gilles,

Je ne crois pas au devoir de violence. Je le répète donc : oui, la Côte d’Ivoire n’a pas besoin d’une nouvelle guerre. Oui, je tiens à la paix. Est-ce un crime de tenir à la paix ? La paix serait-elle – à ce point, à tes yeux – une si horrible permissivité par rapport au combat pour la démocratie ? Et « c’est quoi même » – diraient les Ivoiriens ; c’est quoi même cette étrange vision de la Côte d’Ivoire, cette vision binaire d’une Côte d’Ivoire subdivisée en deux pôles : un pôle qui serait démocratique et positif d’un côté et de l’autre côté un pôle négatif,  un pôle entièrement négatif à éjecter, à subjuguer et pourquoi pas anéantir à coups de canons. Affirmer cela c’est ignorer l’histoire récente de la Côte d’Ivoire. Non, Gilles, la situation n’est pas aussi simple : il n’y a pas d’un côté le camp du vrai et du bien, et, de l’autre, le camp du mal, avec entre les deux rien.

Gilles,

J’ai failli perdre la vie deux ou trois fois en Afrique à cause de mon refus viscéral de tout arbitraire, de tout autoritarisme. Oui, je tiens à la démocratie : c’est le sens de toute ma vie. Mais pas à une fausse, pas à une parodie de démocratie imposée à coups de canons pour satisfaire telle ou telle volonté de puissance. Je crois en une démocratie à l’écoute ; je crois en une démocratie de l’écoute ; une démocratie de la conciliation ; une démocratie qui réconcilie au lieu de séparer, une démocratie du dialogue, du partage et de la paix. Le dialogue, le partage, la paix, c’est d’ailleurs ce que réclament aujourd’hui la plupart des membres de la société civile ivoirienne ; c’est ce que disent les organisations de femmes et de jeunes ; c’est ce que demandent les leaders traditionnels, les hommes d’église, les chefs de partis. Tous naïfs ? Allons, soyons sérieux.

Cher Gilles,

Les Ivoiriens finiront par trouver une formule de sortie de crise non violente. Si on leur en laisse le choix : si on ne continue pas – pour des raisons obscures – à les pousser vers l’abîme. Pour le reste, que te dire, sinon que la démocratie n’est pas tout ou rien ; que la démocratie est d’abord humanisme ; que la démocratie est reconnaissance de l’altérité et que celui qui nie l’irréductible altérité de l’autre nie la démocratie. Dernier mot : évite, s’il te plaît évite de me prêter à tour de bras des positions politiques que je n’ai jamais exprimées. Plus important encore : évite aussi, s’il te plaît, ces amalgames avec le nazisme qui n’ont aucun sens par rapport à la situation actuelle  de la Côte d’Ivoire. Evite ces amalgames qui banalisent le génocide ; évite ces amalgames par respect pour les victimes de la shoah.