Merveilleuses journées en Libye pour le Printemps arabe : le fou sanguinaire qui régnait depuis 42 ans sur le pays a perdu la partie. L’alliance des insurgés en armes et des forces de l’OTAN a eu raison des troupes de Mouammar Kadhafi. L’avenir du despote de Tripoli, se décidera, espérons-le, devant un tribunal, peut-être celui de la Cour pénale internationale qui l’a inculpé de crimes contre l’humanité.

Mais au même moment le sinistre Bachar al-Assad pérore sur la télévision d’Etat : il annonce qu’il ne quittera pas le pouvoir, récusant ainsi l’exigence de millions de manifestants syriens qui défilent depuis cinq mois contre son régime au prix de 2000 morts, bravant les risques d’arrestations (plus de 12 000), enlèvements, tortures. Son discours télévisé est surtout destiné à la communauté internationale : aux Occidentaux et aux nombreux pays arabes qui ne reconnaissent plus sa légitimité, il indique que «leurs propos sont sans valeur». Dans son allocution, le passage le plus important est sans doute la menace qu’il leur adresse : «Toute action militaire contre la Syrie aura des conséquences autrement plus graves de ce qu’ils peuvent imaginer en raison de la situation et des capacités de la Syrie.» Pas besoin d’être diplômé en géopolitique pour comprendre qu’al-Assad fait allusion à sa capacité de déstabilisation au Liban avec l’aide de son allié local, le Hezbollah, et aux actions qu’il peut mener contre Israël en utilisant les groupes islamistes de Gaza ou venus d’ailleurs. (On peut d’ailleurs se demander si l’attaque terroriste d’Eilat, jeudi 18 août, n’est pas un coup tordu des services syriens.)

Une fois de plus celui qui ne s’est jamais risqué à l’épreuve de la démocratie (puisque le pouvoir lui a été remis par le parti Baas à la mort de son père Hafez al-Assad) joue sur la fibre nationaliste arabe supposée du peuple syrien. Depuis le début de la révolte contre la dictature, le clan qui dirige le pays n’a cessé de dénoncer un «complot étranger» ourdi par les Occidentaux, au premier rang desquels seraient bien entendu les USA et Israël. Tout le monde sait qu’il n’en est rien, à commencer par les révolutionnaires syriens. Mais Bachar al-Assad persiste à jouer la carte de l’anti-occidentalisme, qu’il estime partagé par une partie de ses opposants.

Et, malheureusement pour les authentiques démocrates syriens, il n’a pas entièrement tort. Bien que traversés par des clivages entre courants «conservateur» et (plus ou moins) «modernistes», les Frères musulmans affichent globalement une hostilité de fond à la démocratie occidentale, dont ils considèrent la laïcité comme une menace. Les plus tempérés se reconnaissent dans l’AKP, le parti islamiste turc dit modéré. Que la confrérie voie d’un mauvais oeil l’influence occidentale est somme toute logique. Beaucoup plus péniblement surprenante, en revanche, est la position de certains des courants d’opposition laïcs, que l’on trouve surtout dans la diaspora. Faisant curieusement écho au discours du régime syrien, des exilés qui jouissent tranquillement du confort des démocraties occidentales s’égosillent à dénoncer les «ingérences» qui menaceraient la lutte contre les maîtres de Damas. Usant d’un fatras idéologique aux relents de panarabisme teinté d’une sorte de nasséro-marxisme période Guerre froide, ils s’évertuent depuis des mois à présenter le cas de la Libye comme un repoussoir absolu. Bachar al-Assad n’en demandait certainement pas tant. Cette aversion de «gauche» pour toute idée d’aide militaire occidentale (dont tous les groupuscules d’ultra-droite se délectent) doit paraître bien étrange à la population libyenne, qui fête la chute du régime kadhafiste en remerciant l’OTAN de son aide décisive. Les Libyens seraient-ils donc des traîtres qui auraient vendu leur pays aux vampires occidentaux assoiffés de sang et de pétrole arabo-musulman ?

La défense de la «pureté nationale arabe» dans la révolution syrienne s’exerce non seulement au détriment de la grosse minorité kurde, mais aussi sur le corps des victimes de la répression. On aimerait savoir ce que les habitants de Hama ou de Homs auraient pensé d’une protection aérienne occidentale quand les tueurs d’Assad prenaient position autour de leur ville avant de lancer l’assaut. Quoi qu’il en soit, une intervention militaire en soutien à la révolution syrienne n’est pas à l’ordre du jour car elle n’a pas été sollicitée par les structures qui organisent la contestation depuis l’intérieur. On peut espérer que le pouvoir syrien tombera prochainement sous le double effet des vagues de manifestations et des pressions de la communauté internationale. Mais le régime baasiste, dont la puissance s’est construite en s’inspirant du système totalitaire stalinien, n’hésitera pas à faire encore couler des flots de sang s’il est assuré de la passivité militaire du monde démocratique, qui contraste avec l’aide en armes et en hommes que lui apporte l’Iran.

On peut, enfin, s’inquiéter du type de régime auquel rêvent, pour l’avenir de la Syrie, tous ces étranges opposants si farouchement anti-occidentaux. S’ils estiment que le modèle démocratique occidental (même avec ses insuffisances !) n’est pas universel, s’ils n’en veulent pas pour la Syrie de demain, il ne fera pas bon être femme ou homosexuel, kurde ou arménien, juif ou athée, dans l’Etat de leurs rêves. Mais heureusement tout porte à croire que la jeunesse syrienne en lutte (et ces cdntaines de milliers de moins jeunes qui se sont mobilisés à sa suite) ne se laissera pas imposer, une fois victorieuse, une version soft de la dictature national-baasiste. Et nous serons à leurs côtés pour les aider à construire une Syrie libérée des archaïsmes obscurantistes, une Syrie libre, ouverte et pacifique, fière d’avoir rejoint le camp des démocraties modernes tout en sachant conserver le meilleur de sa très longue histoire. La communauté internationale a su ne pas épargner son aide à la Libye. Il lui faudra être prête à en faire autant, sous une forme ou une autre, si la révolution syrienne l’exige.