Commençons par la fin. Stendhal songeant à son épitaphe, en italien (ce qui est de la plus extrême importance), rédige ceci : « Qui giace / Arrigo Beyle Milanese / Visse, scrisse, amò ». Son cousin, négligent sans doute, invertira quelque peu la formule pour arriver au résultat suivant : « Visse, amò, scrisse. » Pour Sollers, le changement est de taille. Si pour le cinéaste Jean-Luc Godard le travelling est une affaire de morale, pour Sollers la succession des mots tient à une disposition d’existence.
Il a vécu, il a écrit, il a aimé. Tout tient dans cet enchaînement heureux, et le dernier livre de Philippe Sollers, Trésor d’amour, en est la démonstration assurée et certaine. C’est parce qu’il y a une aptitude à l’existence, parce qu’il y a la tâche de l’écriture, que l’amour est possible et, pour ainsi dire, démultiplié dans ses effets et ses opérations.
Revenons au cadre. Nous sommes à Venise, ville qui atteint le statut de personnage à part entière dans l’œuvre de Sollers depuis de nombreuses années. Un de ses précédents livres s’intitulait La Fête à Venise et s’ouvrait d’ailleurs sur la figure de Stendhal. Presque vingt après, Sollers, pas le genre à éprouver des remords, rectifier le tir ou formuler des appendices, décide, au contraire, et pour le plus grand bonheur du lecteur bénévole que nous sommes, de creuser le sillon, d’enfoncer le clou, de prolonger. Mais de prolonger quoi, justement ? Ceci d’extrêmement simple, et de plus en plus falsifié: la vie, l’écriture, et de fait, par une conséquence logique, l’amour.
Depuis très longtemps maintenant, Sollers s’arme de la plus grande lucidité pour construire des romans qui n’en sont plus, des livres qui sont avant tout des expériences avant d’être des histoires que l’on raconte pour satisfaire l’appétit de faux lecteurs qui ne veulent que des films. Sollers regarde l’époque dans les yeux et il revient du trou noir glorieux. La guerre, toujours la guerre. Avant de sauver les textes et les œuvres, il faut arranger une liberté d’existence. Le reste en découlera – ou pas. On mésestime, sans doute, la charge de désespoir et de chagrin surmonté chez Sollers, le renvoyant généralement au rôle de crâneur béat qui n’a besoin de personne pour se portraiturer dans ses beaux habits de Casanova, de Vivant Denon, d’Hemingway, parmi de nombreux autres, et, aujourd’hui, de Stendhal.
C’est au début du livre : « Tu te traînes, tu rampes, tu multiplies les erreurs, tu as mal partout, tes yeux fondent. Pas d’issue, torrent d’oubli, non-sens général. Et puis soleil, et puis ça va ». Tous les romans de Sollers, depuis Femmes, au moins, commencent sur une impasse. Le narrateur cale, bloque, freine, parfois jusqu’à la tentation du suicide. Ensuite, glissements miraculeux, épiphanies : le monde, du fond de l’abîme, se reconstruit. Rien n’a de sens, certes, mais rien n’est à prouver. Retour vers la gratuité qui passe inévitablement par deux détours qui sont en fait des accès directs vers le bonheur : la bibliothèque et les femmes.
Pas n’importe quelles femmes, bien sûr. Voire, par exemple, cette description de la femme new-yorkaise actuelle : « Hostilité instinctive, féminisme pré-enregistré, dictature plombante des mères, psychanalyse bidon, vague balbutiement de philosophie pour rire, pseudo-bouddhisme, ignorance arrogante, frigidité compulsive, bref morale et encore morale, routine d’enfer. Il ne doit rien se passer de gratuit ou d’essentiel entre un homme et une femme, sinon, c’est l’obscénité. Morality and money. » Qui dit mieux ?
Pas n’importe quelle bibliothèque non plus, d’ailleurs. « Un roman conventionnel sans film à la clé n’a pas besoin d’être écrit, et personne ne pense à mettre en scène (sauf ridicule assuré) La Chartreuse de Parme. Les romans n’en déferlent pas moins, les films aussi, mais chacun et chacune sent confusément que ça ne passe plus là, dans un régime que Stendhal appelait de son temps “L’Éteignoir”, mais qui, désormais, mérite plutôt le nom de Néantisation permanente. »
Alors, si l’on s’en tient à ce Trésor d’amour, Sollers n’aura qu’à convoquer Stendhal qui l’accompagnera dans ses déambulations du Dorsoduro, à Venise, et qui avait pu noter : « Mon bonheur consiste à être solitaire au milieu d’une grande ville, à passer toutes les soirées avec une maîtresse. Venise remplit parfaitement les conditions. » Où l’on voit que Sollers lit très sérieusement l’auteur des Privilèges et sait s’entourer de discrétion pour aller déjeuner avec Minna, l’héroïne du livre, son trésor d’amour, au Linea d’Ombra, jadis simple taverne de Venise qui a vu passer Guy Debord, aujourd’hui, restaurant qui fait face à la Giudecca. Qu’aurait pensé Stendhal de cet endroit ? Ne l’aurait-il pas trouvé légèrement surfait ? N’aurait-il pas préféré par exemple La Mascareta, du côté de Formosa ou l’Anice Stelatto près du ghetto ? A suivre, sans doute.
Minna est donc la véritable héroïne du livre. Jeune mère qui fut mariée, universitaire spécialiste de Stendhal et qui, miracle des généalogies, descend de la famille de Métilde, l’amour passion de Stendhal durant des années, qui toujours se refusa à lui. Si Stendhal est la bonne entrée dans la bibliothèque pour échapper, au cœur du XIXe siècle, à tout ce que ce siècle laisse traîner de lourdeur et d’obsession sociétale et progressiste jusqu’à nous, Minna est l’entrée douce et calme dans l’amour. Car l’ambition de Sollers, plus que jamais avec ce Trésor d’amour est bien celle-ci : « Comment faire comprendre, au début du XXIe siècle, qu’un homme et une femme peuvent vivre, parfaitement détendus et heureux, dans le plus grand silence ? » Le début de réponse qui tient dans ces quelques pages que Sollers nous envoie comme des nouvelles depuis Venise tient d’un bel exploit.
Urgence de lire Sollers qui, comme André Breton, aime à rester fidèle à « la liberté, l’amour, la poésie ». Pour le reste, laissons les derniers mots à Stendhal qui, à la fin de sa vie, aimait à répéter « SFCDT », c’est-à-dire : « se foutre carrément de tout ».
Article publié dans le supplément de La libre Belgique, La libre essentielle, du samedi 5 février.