Johannesburg, la cité de l’or et des diamants; la cité de l’artifice et du délice, du mythe et du mystère. Johannesburg, centre du monde. Soccer City, Soccer City, temple de la lumière. Voici venu l’heure.

Il est des stades qui n’ont ni tête ni cœur ; des stades qui portent sans honte ni retenue becs et ergots. Ces stades-là, la haine dans les rangers, le bras droit tendu, hurlent, vitupèrent, insultent, crachent, maudissent, frappent, lapident à longueur des matchs. Soccer City n’est pas de ces arènes là. Le battant de l’accueil grandement ouvert, Soccer City respire la fraternité dans la plénitude de ses vuvuzelas multicolores. Le souffle de chaque vuvuzela coloré d’amitiés et de désirs de fête, Soccer City souffle, souffle ce qui nous retient sur cette terre, la vie.

Voici venu l’heure, l’heure du couronnement. Au commencement de ce tournoi, il y avait une soixantaine d’équipes en compétition ; aujourd’hui, il n’en reste plus que deux : l’Orange et la Roja. La couronne mondiale est l’horizon, et chaque couleur espère le miel de la victoire. Voici venu l’heure, chair de pouls : Nelson Mandela est là. Il est là, avec cet éternel éclat de lumière dans ses yeux ; il est là avec son sourire rayonnant de bonté. Instant magique. Madiba magic ! Emotion sur le stade, émotion sur le monde.

Mais pourquoi donc la terre entière aime-t-elle presqu’à l’idolâtrie Nelson Rolihlahla Mandela ? Parce que sans doute, cet homme représente cette part d’humanité que nous portons tous au fond de nous ; parce que le fils de Gadla Henry Mphakanyiswa et de Noseky Fanny, est ce que nous sommes quand il nous arrive d’être bons, d’être bons les uns aux autres sans en attendre un quelconque bénéfice; quand il nous arrive d’aspirer à l’office du sacrifice pour le bien de tous ; quand il nous arrive de mettre le droit en pratique.

Soccer City. Voici venu l’heure, l’heure de la vérité. Triomphe ou défaite ? Qui, portera la toque ornée d’un globe fleuri d’or ? Qui sera le roi du jour ? Et qui, la tête lourde sur la poitrine, les pieds plombés dans le sol, qui portera sur son front le serre-tête de la défaite ? L’Espagne ou les Pays Bas? La Roja est au sommet de son art, et l’Orange est devenue une mécanique au réalisme fatal. Du talent pur des deux côtés. Caliente ; caliente à Madrid ; ferveur à Amsterdam. A qui reviendra le trône ? Aux Ibères ou aux Bataves ? Qui sera le roi du monde ?

Nelson Mandela fut roi parmi les rois. Naturellement, oui, naturellement : Mandela n’a pas vécu en recherchant le pouvoir, le prestige et le privilège d’être Mandela. Il n’a pas vécu pour être vu et approuvé par les hommes. Il a été tout simplement Mandela, c’est-à-dire grand parmi les grands. Quitte à être le premier à souffrir ; quitte à boire la coupe de la souffrance jusqu’à la lie. La souffrance : vingt sept ans derrière les barreaux ; vingt sept ans de gonds verrouillés ; vingt sept ans à avaler chaque jour l’enfer coagulé de la solitude! Vingt sept ans à Robben Island.

Robben Island ? Portes métalliques, grillages, chiens, miradors, chariots, pierres à casser, travaux forcés : la pioche face à la falaise de craie et la falaise qui s’effrite et la craie qui redevient falaise et les yeux habitués à la nuit brûles par les éclats de calcaire, et les jours qui passent usés par les coups de pioche, et l’espoir qui traîne par terre enfermé dans le cercle tracé par la craie blanche, et chaque jour à mourir et chaque jour pourtant vivre, tenir, se maintenir, se maintenir debout, trouver la force de se lever, la force de veiller la vie, la force de fortifier aussi les faibles car il est du devoir des forts de fortifier les faibles… Et les ordres, les ordres : avancez, silence, halte ; les cris, les cris des gardiens : « Vous n’êtes pas à Johannesburg ici ; vous n’êtes pas à Pretoria, non plus ; ni à Cape Town ! Vous êtes à Robben Island ! Robben Island ! Oui Robben Island ! Vous entendez ? Et on ne rigole pas ici. Si cela nous enchante, nous vous écraserons et vos frères, vos sœurs, vos enfants, vos pères, vos mères ne sauront jamais ce qui vous est arrivé ! Quand on est kaffir, il faut savoir fermer sa gueule ! Sinon…» Les cris des gardiens, les sirènes, les haut-parleurs, et la même nourriture fade, et la toux, la toux, ces douleurs à la poitrine, la toux, la tuberculose. Et les mois et les années qui passent et finissent par se mélanger, emportant dans leur besace la vie. Robben Island, Robben Island, pays du désespoir absolu ; maudite soit Robben Island !

Soccer City. Mandela est là, et voilà Soccer City debout. Bill Clinton l’a dit un jour: « Lorsque Nelson Mandela entre, nous nous sentons grandis, nous avons tous envie de nous lever, de l’acclamer, parce que nous aimerions lui ressembler. » Mandela est là et Soccer City, les vuvuzeals rangés le temps d’un instant, Soccer City est debout et chante, chante à tue-tête les chansons d’autrefois : Rohlihla Mandela, freedom is in your hand ; show us the way to freedom in this land of Africa. Rohlihla Mandela la liberté est dans tes mains, montre-nous la voie vers la liberté sur cette terre d’Afrique.

Les chansons d’autrefois, du temps de l’apartheid. L’air était dingue en ces temps-là, l’air était irrespirable, vicié par les mises à part : quartiers interdits aux Noirs et réservés aux Blancs ; trottoirs interdits et réservés, cinémas interdits et réservés, hôtels interdits et réservés, et ces bancs, ce banc avec ou sans accoudoirs, ce banc en bois ou en fonte, ce banc de nage ou de plage, ce banc d’église ou d’avocats, ce banc de ministre ou de classe, ce banc de boss ou de commerce, ce banc interdit et réservé. La race érigée en parure, le piquet de clôture et le fil de fer barbelé séparant les couleurs, l’apartheid, au nom de la pureté du sang, faisait la loi.

Exécrables, damnés étaient ces temps-là, ces temps d’humiliation et de terreur. Oui, de terreur : on disparaissait, on disparaissait pour rien. Disparus les enfants de Soweto à Orlando, disparus ceux de Langa Langa ; disparu Biko, disparu Malhanghu, disparu, disparu …. Les temps étaient à la barbarie. Alors comme pour chasser le désespoir, comme pour conjurer la désespérance, on chantait, Soweto chantait, Sharpeville chantait, Durban chantait, on chantait, le désespoir mêlé à l’espérance : « Bring back Nelson Mandela, bring him back home to Soweto, I want to see him walking down in the street of South Africa tomorrow… Ramenez Nelson Mandela ,ramenez-le à la maison à Soweto, je veux le voir marcher de nouveau dans les rues d’Afrique du Sud, demain… »

Mais qui sera couronné roi du monde aujourd’hui ? Qui ? La Roja ou l’Orange ? La Roja est dominatrice depuis le début de ce tournoi. A chaque match, c’est la même histoire, elle débarque sur le terrain la dégaine impériale, se saisit du ballon, s’accapare du jabulani et organise le jeu selon son bon vouloir. Une-deux-une-deux-trois, le rire dans la passe, elle temporise ou accélère le tempo comme elle veut, quand elle veut. L’Orange, quand à elle, est une mécanique implacable, redoutable. Verve et puissance dans le geste, elle brise, broie les dorsales et les nerfs de ses adversaires avec ardeur, impertinence et ricanement. Alors la Roja ou l’Orange ? De quel côté penchera l’histoire ?

Soccer City est plein à craquer et le monde entier a les yeux rivés sur Soccer City. Chacun derrière son petit ou grand écran, sait, sent au fond de lui, qu’il va se passer quelque chose d’inédit là-bas, du côté de Soccer City. Quelque chose comme une théâtralité sans théâtre ; quelque chose comme une danse-action ; quelque chose dont on ne peut deviner à l’avance ni la forme ni le sens ni la fin; quelque chose mêlant corps, temps et espace ; quelque chose un peu comme l’imprévisible destin de chacun.

L’imprévisible destin de chacun… Qui sommes nous dans ce cercle plat et cruel ? Oui, qui sommes-nous ? Des simples marionnettes insignifiantes du destin, affirment certains ; des funambules au pas perdu condamnés à disparaître un jour le nez dans le sable du destin. Destin. Destin ou destinée ? Destinée, assurent d’autres : tels sont nos actes, telle sera notre destinée. Et ceux-là de soutenir que tout commence toujours par un rêve, que tout commence par le rêve. Martin Luther King dit un jour : «J’ai fais un rêve » ; « Change gona come » ; ajouta Sam Cooke ; et Obama vint et dit « Yes we can ! ». La force du rêve. Mandela fût porté par le même rêve d’égalité des hommes. « It’s been a long, long time coming ; but I know a change gonna come ; oh yes it is ! Ca fait un long, un si long moment que j’attend ; mais je sais, je le sais le changement va arriver ; oui c’est vrai »

Le nom est l’aîné du corps, dit la sagesse africaine. Le nouveau né de la maison royale des Thembus, en ce mois de juillet 1918, portera le nom de Nelson Mandela Rohlihlahla. Rohlihlahla, c’est-à-dire celui qui tire la branche de l’arbre ; c’est-à-dire l’acte, la défiance, la conscience. Le nom est l’aîné du corps et voilà Rohlihlahla, dès son jeune âge, le bouclier sur le front, la voix déjà dressée contre le maléfice des barrières du sang. Que le sol soit argileux ou boueux, sec ou sablonneux, salé ou acide, sous la canicule ou les pluies diluviennes, le voilà labourant la terre et semant partout les graines de la révolte. On le croit à Durban, il prêche à Mamelodi ; on le dit à Pretoria, il est à Pietermaritzburg ; le voilà silex et phénix libérateur, sur toutes les routes de la liberté, l’avenir de l’Afrique du Sud dans le creux de sa main.

Soccer City, voici venu l’heure. L’heure du couronnement. Qui de l’Orange et de la Roja ? Qui sera le roi du monde aujourd’hui ? Coup de sifflet, coup d’envoi. Les deux équipes se jaugent d’entrée de jeu ; elles se toisent, se mesurent, s’opposent. Voltes et esquives, les courbes et les diagonales s’ouvrent et se referment ; qui-vive : il faut faire attention, faire attention à ces petits riens qui font basculer et perdre un match. Chaque équipe sait que la moindre erreur sera fatale. Et malheur à celui qui, croyant les jeux faits, se découvrira par prétention ou inattention ; il apprendra alors à ses dépens que la vanité n’est jamais une stratégie raisonnable et payante, et qu’au football, comme dans la vie de tous les jours, rien n’est jamais acquis définitivement : ni la victoire ni la défaite. Chaque couleur attend donc prudemment son heure, personne ne veut lâcher si près du rêve suprême : être champion du monde, laisser son empreinte, sa marque sur le monde, gravir, le chemin qui mène vers l’immortalité. Caliente ; caliente à Madrid ; ferveur à Amsterdam.
Amsterdam. Amsterdam est une ville ouverte sur le monde ; une ville qui accueille dans ses bras ardents la terre entière ; une ville de grand large, toujours à l’assaut du firmament. Amsterdam est une ville ontologiquement tournée vers le monde ; une ville liée à l’Afrique, liée à l’Afrique du sud, liée à Johannesburg, liée à Durban, liée à Cape Town. C’est de son port, ce port tant chanté par Jacques Brel, qu’est parti un jour, porté par les vagues de l’infini, Jan Van Riebeeck. Oui, le sieur Van Riebeeck. Et arrivé aux abords de Cape Town, Van Riebeeck se signa au nom du fils, du Saint Esprit et de lui-même : il venait de renifler l’air et il y avait dans cet air comme une odeur de rubis aux fruits voluptueux : « Elle me plait cette terre, dit-il, je la veux! ». Alors ? Alors Van Riebeeck accoste et à peine le pied au sol, il plonge la pointe de sa botte dans la terre, marche et mesure la terre, toute la terre et se met à raconter n’importe quoi en marchant: « Cette terre m’appartient, et je plante le drapeau ! Gloria ! Alleluia ! »

Jan Riebeeck se met à raconter des foutaises : il plante son drapeau, et proclame solennellement que puisqu’il le dit, « il n y a personne ici. » Et les Swazis, et les Sotho, et les Xhosas, et les Tswanas, et les Khoisans, et les Ndebelés, les Bamangwathos, les Tembus, les Vendas, les AmaZulus, tous habitants de cette terre depuis le premier soleil ? « Des bêtes, ce sont des bêtes ou des choses, c’est selon », répond le sieur Riebeeck ; « ou des hommes, si vous voulez mais des hommes inférieurs ». « Donc, crie Jan Riebeeck, face à l’histoire unique du Soleil, il n’y a personne ici, et donc chaque portion de cette terre est désormais ma terre ! Et je plante le drapeau.» Le docteur Malan, héritier de Jan Riebeeck ajoutera en 1948, à cette parole fondatrice de Van Riebeeck, que les hommes sont les héritiers, les vassaux de leur race et que c’est ainsi depuis le commencement des temps et que ça sera ainsi pour l’éternité. « Le Mein Kampf, dira-t-il devant le monde entier médusé, montre la voie de la grandeur. Il constitue un exemple pour l’Afrique du Sud. Hitler a donné aux Allemands une vocation. Il leur adonné un fanatisme qui leur permet de ne pas reculer devant personne. Nous devons suivre son exemple, parce que seul un fanatisme sacré comme celui-ci peut permettre à la nation afrikaner de réaliser sa vocation. »

Soccer City; Soccer City, Madrid et Amsterdam. Tension sur la pelouse ; tension dans les gradins. Le public joue avec les joueurs ; lignes verticales, lignes horizontales, lignes diagonales, les joueurs courent et le public court avec les joueurs ; le public avance au même pas, recule, monte, descend, traverse le terrain , observe, analyse, essaie de comprendre le jeu de l’adversaire, de discerner ses points forts et ses points faibles, comme les joueurs ; le public se démarque, dribble avec Robben ou Villa, combine à l’infini comme Sneijder et Van Persie, Xavi et Iniesta, bluffe avec Van Bommel et Alonso, « un coup faux, un coup faux, un coup vrai », dit le proverbe ; le public provoque avec Kuyt et Pedro, fait diversion avec Elia et Ramos, se met en position de chasseur, de prédateur, d’attaquant, contrattaque, attaque, attaque de front, attaque par les côtés, se replie, tacle, fait barrage, riposte du tac au tac, rend coup pour coup. Comme les vingt deux joueurs sur la pelouse. Emporté par sa passion, le public oublie même parfois qu’un adversaire n’est pas un ennemi et alors il donne des coups sans ménagement, des coups non permis, des tacles à la carotide à la De Jong. Tension, nervosité, les cartons jaunes pleuvent sur le terrain. Personne ne veut perdre, ni Madrid ni Amsterdam.

Amsterdam est une ville décalée, joyeuse, une ville à l’éclat sophistiqué et inimitable, une ville bigarrée qui porte la beauté dans ses multiples couleurs, une ville subversive ombilicalement liée à l’Afrique du sud. C’est de cette ville qu’est parti un jour, l’un des plus puissants affluents du mouvement anti-apartheid. Et on marcha à Amsterdam contre ce système de ségrégation raciale, on marcha en redoutant le pire pour le prisonnier, on marcha la même chanson en boucle : Free Nelson Mandela! Twenty one years in captivity, are you so blind that you cannot see; are you so deaf that you cannot hear him ; are you so dumb that you cannot speak? Free Nelson Mandela … Libérez Nelson Mandela ! Vingt et un an qu’il est en captivité. Es-tu si aveugle pour ne pas le voir; es-tu si sourd pour ne pas l’entendre; es-tu si muet pour ne pas parler? Libérez Nelson Mandela.

Et on marcha aussi à Londres, on marcha sur le Time square ; on marcha à Paris, on marcha sur le Parvis des Droits de l’Homme ; on marcha à Stockholm, à Oslo, à Washington, à Atlanta, à Tokyo, à Madrid. Marchèrent le citoyen lambda, l’artiste connu et l’intellectuel engagé ; marchèrent Nina Simone et Marion Brando, Bruce Springsteen et Harry Belafonte, Richard Attenbourgh et Stevie Wonder, Bidada et Kitiki, Cukiermann et Maïmouna. On marcha, on marcha des années et des années et chaque année le cortège des gens de bonne volonté gonflait, gonflait. On marcha, espérant avec Simple Minds, la liberté pour bientôt, la liberté pour demain, la liberté pour ce jour, ce jour prochain où le prisonnier franchirait la porte de la prison : It was twenty five years ago this very day …. Na Na Na… Mandela Day ! Oh ! Oh ! Oh ! Mandela free. C’était il y a vingt cinq ans, retenu entre quatre murs, jour et nuit ; les enfants connaissant encore l’histoire de cet homme ; et nous savons ce qui se passe partout dans ce pays. C’était il y a vingt cinq ans ils emprisonnèrent cet homme. Maintenant la liberté se rapproche de jour en jour ; chassez les larmes de vos yeux pleins de tristesse. Mandela libre… Na na na… le jour de Mandela ; oh ! oh ! oh ! Mandela libre.

Chaque finale de Coupe du monde est une histoire de couronnement. Il arrive que le sacre soit somptueux, éclatant d’allégresse et de jovialité comme lors du célèbre match opposant à Mexico, au stade aztèque, le Brésil à l’Italie. Du grand art, ce fut du grand art : harmonie et musique des gestes, gestes des sphères, délicatesse et charme des gestes. Et Pelé ! Et Pelé, roi Soleil, avec ses feintes du corps, ses grands ponts, ses passes aveugles ! Le sacre du Brésil fût doré, tapissé tout simplement de gestes inoubliables. Chaque finale de coupe du monde n’est hélas pas Mexico 70. Dommage ! Oui quel dommage ! Il est, aussi, hélas, de ces finales, de ces couronnements ternes, maussades, tristes à mourir ; des couronnements où il ne se passe rien. La balle circule, roule, routine en tremblotant comme les joueurs tétanisés par l’enjeu, tétanisés par la trouille de perdre, inhibés par les consignes de leur coachs, ces coachs bilieux à l’extrême, pessimistes : « Soyez prudents les gars ! Soyez prudents. Surtout ne pas encaisser de buts ! Après on verra… Si on peut en mettre un… Mais surtout ne pas encaisser de buts ! Verrouiller ! Il faut verrouiller le match !»

Les bésicles du pessimiste sont en glace ; elles sont cerclées de peur. Le pessimiste est un bipède précautionneux, trop précautionneux qui voit des obstacles partout. Quand il fixe le soleil, il ne voit que des ténèbres ; et quand il pèse le gain et la perte, il ne retient que la perte. Le pessimiste ne voit ni espace ni temps ni opportunités. Aucune lueur dans son regard. Qu’attendre de lui ? Rien. Il ne peut ni inspirer, ni entraîner d’autres hommes dans une aventure humaine. Le pessimiste n’a aucun pouvoir d’inspiration. Il fige, il pétrifie, il endigue, il contient.

Le regard du visionnaire est à l’opposé de celui du pessimiste ; il est d’une autre nature. Les yeux du visionnaire voient plus loin que l’horizon; ils éclairent le monde car ils possèdent le pouvoir d’interpréter les signes des temps, le pouvoir de discerner l’avenir. Mandela est un visionnaire : ses yeux sont puissants : même aux heures les plus sombres de Robben Island, ils voyaient déjà la terre promise : « Certains matins quand je marchais dans la cour, toute la nature – mouettes, bergeronnettes, arbustes et même les touffes d’herbes isolées – semblait sourire et briller au soleil. C’est dans ces moments où je percevais la beauté du monde, même dans ce petit coin confiné, que j’ai acquis la certitude qu’un jour mon peuple et moi serons libres ».

Libre ! 11 février 1992. Le ciel était beau et bleu, ce jour-là. Un tambour résonna, puis un autre, puis un autre encore. Bientôt tous les tambours de la planète rivalisèrent à qui résonnerait le plus glorieux pour annoncer la nouvelle : Mandela au présent ouvert, Mandela au futur composé, Mandela libre, enfin libre. Jour fluorescent, chamarré de beauté, de grâce, jour débordant de fêtes. L’univers en orchestre qui chante, danse, célèbre le cœur ivre de chants de bonheur. Jour de liberté, jour de mémoire, jour d’avenir, jour de célébration ! Mandela libre !

Mandela libre ! Mais que devient un homme, oui, que devient un homme bringuebalé, jeté contre les rochers de la solitude pendant vingt sept ans ? Oui, que devient-il ? Sagesse, incarnation de la sagesse ou corps vêtu de l’animalité de l’amertume, voix rageuse, coléreuse, vengeresse ? Oui que devient-il ? Quand Mandela sort de prison, le monde entier, les oreilles grandement ouvertes, guette sa parole. Avec une certaine appréhension. Que dira le vieil homme ? Et que dit-il? « Le temps de soigner les blessures est arrivé ; le temps de combler les fossés qui nous séparent est arrivé ; être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes : c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres. Le geôlier est aussi un autre prisonnier à libérer car un homme qui prive un autre homme de sa liberté est prisonnier de la haine, des préjugés et de l’étroitesse d’esprit..» Le monde est ébloui ; le monde interroge alors l’ancien prisonnier : « Mais d’où vient cet éclat que tu dégages, de quelle source souterraine, de quelles profondeurs de l’avenir ? »

Le cœur de Mandela est tendu de pardon ; mais l’ancien prisonnier n’est pas pour autant naïf : il sait qu’on ne peut pas enterrer le passé à la sauvette; il sait que ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter ; il sait, il n’a pas oublié, il se souvient des massacres de Sharpeville et de Soweto, de l’assassinat de Biko, de Neil Aggett ; il garde en mémoire le visage de toutes les bouches closes, de toux les yeux fermés par la brutalité de l’apartheid. Il se souvient mais il sait aussi qu’il faut ouvrir l’avenir, travailler à un autre commencement, réconcilier les cœurs. Mais comment procéder pour ouvrir le temps de la réconciliation, le temps de la cicatrisation des blessures du passé ? Libérer d’abord la parole : qui a tué qui ? Pourquoi ? Dans quelles circonstances ? Où sont les corps des disparus ? Avant le temps du pardon, le droit à la vérité donc. Viendra alors ensuite, le temps du pardon. Oui, le pardon, car seul le pardon, pense Mandela, peut dégrafer, dépêtrer l’avenir de ce passé douloureux. Seul le pardon, ce geste civil, avenant, courtois, généreux, magnanime, gracieux, rédempteur ; cet acte sans conditions, sans contreparties, cet acte noble sans visée, sans préméditation, ce signe distinctif qui grandit celui qui l’octroie ; seul le pardon peut permettre de ré-ouvrir le temps du vivre ensemble dans l’harmonie.

Soccer City. Chaque finale de Coupe du monde est une histoire de couronnement. Il faut un roi, un vainqueur. Qui sera appelé aujourd’hui à s’asseoir sur le trône ? Qui sera l’illustre vainqueur? Car il s’agit de vaincre. Par le courage, la ruse, le talent, le mental. Qu’importe : il s’agit de vaincre les gars ! Vaincre et malheur au vaincu. L’histoire ne retiendra que le nom du vainqueur, le nom du vaincu sera jeté aux oubliettes. On ne vénère que ceux qui savent vaincre. Le vainqueur aura droit à la liesse populaire; il sera soulevé, porté aux nues, salué comme il se doit, salué comme un dieu. Même les arbres plieront genoux à son passage. Le vaincu, lui, n’aura que ses yeux pour pleurer cette poussière collée sur son nom. L’important n’est pas donc pas de participer : il faut vaincre. C’est ainsi : le football quand il est couronnement, est un jeu qui réclame un vainqueur et un vaincu. Pourquoi cette règle barbare, injuste ? Pourquoi faut-il absolument qu’une équipe l’emporte sur l’autre ?

La paix, quand elle est réconciliation, ne veut pas non plus du vaincu ; elle ne le porte pas à cœur ; elle le rejette ; elle ne veut elle aussi entendre parler que de… vainqueurs. Gagnant-gagnant : tout le monde doit gagner. Quand Mandela sort de prison, quand Mandela est élu président que fait-il ? Il rassemble tous les Sud Africains, les salue la main sur le cœur, et leur dit : « Chaque couleur est couleur de royauté ; chaque couleur est couleur de vie ; chaque couleur est couleur de victoire. Et quand toutes les couleurs sont victoires, victoire ensemble, elles forment alors une alliance miraculeuse, messagère de paix, une alliance qui donne à rêver. »

Soccer City. Nelson Mandela regarde Soccer City. Nelson Mandela regarde le monde. Sa mémoire visuelle est légendaire. Il sait reconnaître un ami à des kilomètres : l’amitié est pour lui ce lien qui nous fait hommes, qui nous aide à grandir et à vivre. Walter Sisulu fut son ami, son autre soi, son alter go. « Dans le monde paysan, dira-t-il à la mort de Sisulu, qu’il appelait affectueusement, Xhamela, dans le monde paysan, les gens marchent avec un solide bâton, pas plus long qu’une canne et moins grand qu’une perche. Un objet toujours à portée de main. Il permet de maintenir une posture droite et ferme et sert d’appui pour ne pas trébucher. C’est aussi une arme pour se défendre contre les dangers imprévus. Il donne une impression de sécurité. C’est ce que Xhamela représentait pour moi. »

Soccer City. Le temps réglementaire est fini, terminé et le score est toujours nul et vierge. Ni vainqueur ni vaincu. Alors ? Prolongations. Il faut un vainqueur. Pas deux. Et qui sera ce nouveau roi ? Le taureau peut charger, se défendre, disent les Espagnols, mais à l’heure des brindilles, le taureau est fait pour mourir. Cent sixième minute, Iniesta reçoit un ballon et il a une vision, il voit la coupe, la carrosse, le cortège à Madrid, la multitude le long des rues, la foule sur les bords du Manzaneres, la musique, la musque maestro, la place étincelant de feux, les feux d’artifice, le concert de louanges, la musique, la musque maestro, les honneurs royaux, le sacre, le couronnement, le discours du roi : « Merci les champions, merci au nom de toute l’Espagne et de tous les Espagnols. Vous êtes un exemple vivant e noblesse, de beau jeu et de travail collectif ». La musique, la musque maestro, Iniesta tire. Campeon ! Campeon ! Campeon del mundo ! L’Espagne est championne du monde. Et voilà Barcelone et Madrid sautillant du même pas ! Oui, la victoire unit et la défaite divise.

Que la défaite se présente comme l’ultime issue et cette chose, cette moche mauvaiseté s’installe dans le cœur des hommes : le lynchage. Qui fut le maillon faible ? La voix métallique, la bouche féroce mâchonnant la haine, on charge tel ou tel de cette ignominie, la déroute ! Comme si la défaite n’était pas dans l’ordre des possibles. La défaite fissure. La victoire, elle, unit les hommes comme par magie. Elle habille les hommes d’allégresse et leur donne cette puissance de vivre ensemble un moment : et on embrasse son voisin, cet inconnu qui passait par là et on se congratule : on est les plus beaux, on est les plus forts ! Campeon ! Campeon ! Campeon del mundo !

Soccer City. Que reste-t-il d’une coupe du monde quand il n’en reste plus rien ? Le souvenir ; le souvenir comme un rêve. On se souvient ; on se souvient de ce qu’on a vu ; on se souvient de ce qu’on ne veut pas oublier; on se souvient du Jabulani ; du jabulani avec ses fioritures, ses spirales, ses arlequinades, ses galéjades, ses plaisanteries, ses mystifications, ses pantalonnades, ses surprises, ses sauts d’humeur ; on se souvient de ces gestes, de ces gestes des joueurs, de ce plat de pied d’Iniesta, de ce but de Frank Lampard rentré et non accordé, de ces deux mains de Suarez, des samba-samba de Robinho, des talonnades de Gyan et de son pénalty raté, de ce somptueux but de chief Tshabalala, lors du match d’ouverture. Diagonale de Kagisho à Tshabalala, Tshabalala pénetre dans la surface de réparation, Tshabalala chabada bada, Tshabalala, les looks en crinière, Tshabalala la lucarne gauche, Tsabalala but, Tshabalala et ce but Bafana Bafana, comme un rêve d’enfant ! Chabada bada ! Tshabalala !

Que reste-t-il, que reste-t-il d’une coupe du monde quand il n’en reste plus rien ? On se souvient, on se souvient de ces moments uniques. De ces moments uniques, unique comme cette apparition de Nelson Mandela ; on se souvient, on se souviendra de cet eternel visage de Mandela lumineux de bonté ; ce visage de Rohlihlahla, éternelle interrogation au monde : « Qui suis-je, moi, pour être aussi brillant, talentueux et merveilleux ? En fait, qui êtes-vous, vous, pour ne pas l’être ? Vous êtes un enfant de Dieu. Vous restreindre et vivre petit ne rends pas service au monde. L’illumination n’est pas de vous rétrécir pour éviter d’insécuriser les autres. Nous sommes nés pour rendre manifeste la gloire de Dieu qui est en nous. Elle ne se trouve pas seulement chez quelques élus : elle est en chacun de nous, et au fur et à mesure que nous laissons briller notre propre lumière, nous donnons inconsciemment aux autres la permission de faire de même. En nous libérant de notre propre peur, notre présence libère automatiquement les autres… ».Siyabonga Nelson Rolihlahla Mandela ! Siyabonga ! Merci Mandela!

4 Commentaires

  1. […] David Gakunzi – Ici et là-bas – Mandela et le monde20 juil. 2010… ils éclairent le monde car ils possèdent le pouvoir …. Nelson comme Shimon et Mahmoud comme Barack et David comme Angela et Nicolas … […]

  2. Il est très vrai qu’une telle idolâtrie générée par le surgissement d’un homme, un seul homme faisant tourner la tête planétaire, n’est pas sans faire son impression. Le brisement abrahamique des idoles sera donc un brisement continu. Car le seul mur qui soit entre les fils d’Adâm continue d’être celui que leur tracent leurs propres démons, ces polarisateurs surnageant dans le liquide totémo-rachidien et nous traçant là une ligne droite, ici un cercle parfait, plus loin la forme obélisque modélisée en 3D à l’échelle du modèle, d’un arbre réduit à son tronc après le passage de ce démon de Zeus, toutes figures géométriques figurant au regard qui en mesure les dimensionnements, un territoire tracé de lignes-frontières. Quand le visage d’un homme s’offre à celui qui au lieu d’en recevoir la proposition libre, y voit l’occasion de découper dans son image mentale une forme d’icône épurée d’existats rendus impurs du fait souverain de son coup de ciseaux, il y a de quoi comprendre, il y a de quoi entendre, il y a ce seul mur de la honte coupant les ligaments intersubjectifs, dont les larmes de joie ou de douleur d’être au bord de l’Être ou de ne l’être pas, sauront elles seules œuvrer dans ses failles de ver dévorateur. Nelson comme Shimon et Mahmoud comme Barack et David comme Angela et Nicolas comme Dmitri et Mikheil comme Abdul et Assif Ali comme Jintao et Akihito comme Jong-il et Myung-bak, n’aura pas eu un temps de répit. Lui le grand disciple de Shelomo, apôtre du Grand Pardon universel, il doit lutter encore seul avec tous, contre le seul apartheid qui fût jamais, l’apartheid animique dont il est mieux armé que nul autre sur terre pour en rompre les ficelles à tous ceux qui les tirent.