Le 11 février 1990, Madiba (nom de clan de Mandela) sort de prison après 27 ans d’incarcération. Madiba prophète ? Qu’est ce qui peut pousser un homme à tout sacrifier pour la liberté ? Et que s’est-il passé sur le continent pendant l’absence de Madiba ? La pièce « Marimba pour Madiba»  de David Gakunzi, est une longue succession de chants solitaires et collectifs qui s’entrecroisent pour relater l’histoire d’un homme, d’un pays et de tout un continent. La pièce est un va-et-vient incessant entre le passé, le présent et les rêves d’avenir. Elle est subdivisée en trois temps : le temps des sauriens, le temps des félins et le temps des orixas. L’action se déploie au fil du temps comme un fleuve qui se gonfle d’eaux entre trois espaces : espace appartenant successivement au pouvoir des sauriens et des félins ; la prison de Robben Island – espace réservé aux victimes de l’oppression – et l’espace des orixas. Ces trois espaces symbolisés par trois tambours-monuments à fente, s’interpénètrent par moment et sont reliés entre eux par le mouvement des acteurs. Le déroulement de la pièce est rythmé par des musiques traditionnelles africaines ainsi que par des chansons de Kouyaté Sory Kandia, Franklin Boukaka, Joseph Kabaselé et Pierre Akendengué.

Extrait de la deuxième partie de la pièce. Mandela en prison.

MADIBA

Parfois je rêve,

revoir Soweto, marcher dans les rues de Soweto…

Parfois je rêve,

je m’envole,je survole fleuves et océans.

Et au loin sur les sommets du Ruwenzori,

j’entends les ngomas de la liberté qui montent de la terre.

Uhuru Soweto Uhuru !

La liberté marche dans les rues de Soweto, elle danse dans les rues de Soweto !

De collines en récifs, elle marche, elle danse.

De récifs en collines, elle danse, elle marche.

A gué de rivières et de fleuves, elle danse, elle marche,

elle court, elle vole vers l’horizon pour attraper un rayon !

Parfois je rêve…

Voici l’aube.

Me voici au soleil avec ma terre.

Je marche…

Je marche parmi les jacarandas qui agitent leurs chapeaux en l’air.

La graine que j’ai plantée de tout mon être,

la graine que j’ai plantée, dans les profondeurs du temps et des consciences, a germé !

La voilà à l’aube du jour, explosant en couleurs !

La voilà, de mes songes exhalant parfums d’orange et parfums de mangue.

La voilà, pénétrant les destins,

la voilà, honorant les légendes.

Parfois je rêve…

Voici l’aube.

Me voici au soleil avec ma terre,

me voici chez moi,

chez moi à Sophiatown,

chez moi à Dimbaza,

chez-moi à District Six,

chez moi à Umtata,

chez-moi à Lusaka,

chez moi à Mbabane,

chez moi à Dar Es Salaam,

chez moi à Addis-Abeba,

chez moi à Accra,

chez moi à Alger,

chez moi à Dakar,

chez moi à Luanda,

chez moi à Maputo,

chez-moi à Londres,

chez moi à New York,

chez moi à Paris,

chez moi à Genève,

chez-moi à Moscou,

chez moi à Delhi,

chez moi à Beijing,

chez moi à La Havane,

chez-moi à Soweto,

chez moi au 8115 Ngakane Street, Orlando West, Soweto.

Je pousse la porte.

La maison est vide !

Personne ne m’attend.

Que fait une femme quand son homme est absent ?

Apparaît Niwa, l’épouse de Madiba. Sa tête est couverte de clous.

NIWA

Elle attend.

Elle attend à l’infini…

Loyauté à l’infini, fidélité à l’infini, anxiété à l’infini.

Reviendra-t-il un jour ?

Reviendra-t-il vivant ou reviendra-t-il en cendres broyées par les chaînes de la

solitude ?

Que fait une femme quand son mari est absent ?

Elle attend.

Elle attend dans l’angoisse, dans la solitude, dans le doute, dans l’espoir,

dans le désir…

Elle attend au bord du lit seule le soir.

Que fait une femme quand la mémoire de son corps s’éveille, quand ses lèvres et sa peau se souviennent, quand ses mains veulent de nouveau toucher, caresser ?

Elle attend.

Elle attend seule au bord du lit, au bord de l’abîme,

la paupière agitée par le souvenir des ricanements véloces des chambres de

tortures…

Clavicules, genoux, tympans, gorges, cheveux, vertèbres, bras, vulves brûlées,

verges tranchées…

Elle attend seule dans la nuit, seule face à la torture.

Oh ! Madiba,

la torture et l’absence ont fait de mes jours une longue nuit tordue de douleur.

Le temps de la douceur est bien loin…

Le temps de la douceur est bien loin…

Madiba te souviens-tu de nos rêves remplis de tcha-tcha-tcha,

de boléros et de rumbas ?

Elle esquisse un pas de danse sur un rythme de tcha-tcha-tcha et se met à fredonner une chanson

Félicité mwana mwasi suko botembe

Oya lelo

Oninginsi mokili awa oh

Na mopanzi

Tala elengi ya paradizo

Namipensi

Nyonso se na yo

(Félicité, jeune fille à la beauté légendaire,

en ce jour, tu as le monde entier sous tes pieds.

Légèrement penchée,

tu miroites les beautés du paradis.

Je m’abandonne tout entier à toi.)

Madiba et Niwa reprennent ensemble le refrain. Ensuite lumière sur Madiba.

MADIBA

Et tes bras et tes reins, onduleux comme une vague qui se plisse,

et ton ventre et tes seins, valsant dans la rondeur des nuits…

Mon corps glaise même, ombre dans le froid de la solitude,

dans le souvenir de ton odeur revit chaque jour.

Madiba reprend le refrain et esquisse un pas de danse avec Niwa.

Ensuite Madiba s’éloigne.

MADIBA

Mais au bas du fleuve du temps à qui nos vies ?

À qui ce corps en cage ?

À qui ces amours tronqués, abattus ?

A qui notre regard ?

À qui appartenons-nous ?

À qui appartient notre amour ?

NIWA

Au milieu des chemins sans issues,

à la croisée des larmes et des rires des enfants,

ma vie se consume de ton absence, Madiba.

Ma vie se consume de ton absence !

Niwa s’éloigne un peu plus de Madiba en murmurant un chant. Elle sort de la scène et laisse Madiba prostré.

Extraits troisième partie de la pièce. Mandela, l’Afrique, la paix et la liberté.

Lumière sur Madiba.

MADIBA

Oh ! Afrique !

Afrique, quelque soit notre chagrin, laissons dormir notre douleur :

le sang ne se lave pas avec le sang.

Si le sang, majesté des hommes, doit couler,

qu’il s’élance, élan de vie, dans les valves de la fraternité,

mais qu’il ne soit plus traîné dans la fange de tous les poto-poto.

Si nous voulons faire jaillir de chaque crevasse, des fleurs,

par dessus les fossés,

par delà les frontières de sang,

rendons non le sang mais les cieux infinies de la goutte de rosée à la terre.

Qu’aucun homme ne soit plus tué au nom de la domination,

au nom de la justice,

au nom du peuple !

Qu’enfin la paix féconde notre terre, qu’elle fasse reluire bouche et soc,

qu’elle jette à la rouille, machettes et baïonnettes !

Paix pour les cendres des morts !

Paix pour les ultimes désirs des héros tombés à Soweto, filet de colère dans les yeux,

pierre sans ailes dans les mains, paix sur leur rêve de fête !

Paix pour Kigali,  cité d’argile aux esprits défunts;

paix pour le Mont Kenya, mont sacré, mont de Lune ;

paix pour les ventres creux,

paix pour les va-nu-pieds,

paix pour les enfants des rues de la désolation,

paix pour les humiliés des mines basses,

paix au passé ultérieur,

paix au présent ouvert,

paix au futur composé !

Que plus jamais le fouet du négrier,

que plus jamais le poignard du frère dans les entrailles du frère,

n’imbibent la terre !

Jetez vos couteaux,

jetez vos machettes,

jetez vos baïonnettes,

jetez vos armes !

Que partout la justice et la réconciliation devancent l’ombre glacée des charniers !

Comme le sang de la plante, la liberté est un breuvage de vie !

Mateso pensive.

MATESO

Mais d’où parles-tu Madiba ?

De quelle sphère ? De quelle terre ?

MADIBA

D’une terre profusion de vie,

d’une terre à la lumière recommencée,

d’une terre aux mains pleines de frondaisons de liberté  et de fraternité !

C’est en épousant la fraternité que le courant de la liberté reste fidèle à la vie.

KASSONGO

Et au trône Madiba.

Oui, le trône !

Maintenant le trône !

Le pouvoir frappe à ta porte avec ses doigts teintés d’or.

Deviens, oui, deviens qui tu dois être.

Le jour de ton heure est arrivé !

Jouis du pouvoir, il n’est pas d’autre destinée !

Et fais-nous jouir du pouvoir, il n’est pas d’autre vertu !

Kassongo recouvre le sol de tissus kenté et présente à Madiba le trône de Seseko. Madiba le repousse.

MADIBA

Et la liberté ? Oui, la liberté ?

KASSONGO

La liberté est une envie.

Le pouvoir, un besoin !

En-deçà du pouvoir, rien !

Au-delà du pouvoir, rien !

MADIBA

Et le poison…

KASSONGO

Quel poison ?

MADIBA

Le poison de l’ambition du pouvoir jouet du pouvoir,

quand il divague et devient spasme délirant !

Le poison, le poison du rêve de couronnes hérissées d’or et de gloire,

quand il devient lasso qui renverse la liberté !

Quand il devient corde qui pend la vie !

KASSONGO

Mais de quel monde sors-tu Madiba ?

De quel monde ?

L’obsession du pouvoir relève du commandement de la nature.

Depuis que le monde est monde, comme l’onde suit l’onde,

l’Homme fuyant l’usure des saisons, suit le parfum, le miel et l’extase du trône.

La trace du pouvoir est enceinte d’or, de trésors, d’éternité !

Le pouvoir est un accomplissement…

MADIBA

Un accomplissement éphémère.

Le pouvoir de l’Homme sur l’Homme est aussi éphémère qu’un corps périssable.

La vie en éternité passe non par le sable du sablier du pouvoir mais par les rainures des veines de la liberté !

Du berceau à la tombe recherche…

KASSONGO

Recherche le pouvoir…

MADIBA

La liberté, la liberté Kassongo et tu trouveras l’éternité !

KASSONGO

Lion arracheur d’entrailles, le cœur battant pour le cœur du pouvoir !

Madiba Rohlihla, dans le verso solaire de mes rêveries,

je te voyais colosse glorieux régnant sur la cité !

MADIBA

Je ne suis pas venu pour être un autre roi.

Je suis venu pour révéler à l’Homme son unité poétique.

Se tenir droit ; oui, se tenir unique dans son droit et son unité, comme Shango.

Comme Shango, l’échine dressée, la tête levée respirant l’arôme de l’espérance de la terre

même dans les jours de la finitude de la vie ;

se tenir droit, comme Shango, le rêve de liberté bourdonnant de tambours.

KASSONGO

Comme Shango ! Comme Shango !

Ay bobo ! Tel un Hougan, Madiba parle macumba.

MADIBA

Ni Macumba ni Loa,

je parle la langue de la liberté ;

la liberté dorant chaque matin le jour ;

la liberté allongeant chaque jour son souffle à l’infini

dans le frémissement des espérances infinies.

Je parle de la liberté.

La liberté qui meurt chaque jour avec le crépuscule

La vie en éternité passe non par le sable du sablier du pouvoir mais par les rainures des veines de la liberté !

Du berceau à la tombe recherche…

KASSONGO

Recherche le pouvoir…

MADIBA

La liberté, la liberté Kassongo et tu trouveras l’éternité !

KASSONGO

Résister à la tentation d’une vie chamarrée de rubis, de saphir, d’émeraudes, de carats, d’éclats !

Emboîter le pas de Madiba ?

La liberté palpitant dans mon sang, mon pas derrière le pas de Madiba ?

Moi et Madiba, jumeaux d’esprit et de combat ?

Hélas, dans mon petit monde et ma grande misère, le cœur me manque.

Ma condition d’homme est de pacotille, je ne suis pas un de ces mortels à haute destinée.

Je n’ai ni l’axé ni l’ifé de Madiba. Je ne suis qu’un pauvre Baca.

Je ne suis pas du plasma des prophètes.

MADIBA

Est prophète quiconque se souvient de sa dimension d’éternité et la rappelle à

chaque instant à chacun !

MAKANA

Awessa Nagou !

Awessa !

Chant de Makana, repris ensuite par le choeur des morts et des vivants. Madiba reprend son bouclier et sa lance.

MADIBA

Liberté, source de tout bien,

me revoici, me revoici de nouveau à l’avant-jour,

là où fut tracé mon départ,

boulets aux pieds.

Que jamais un jour, il ne me soit dit :

qu’est-ce que cette liberté qui ne nous a pas libéré ?

Que jamais un jour, il ne me soit dit :

le maître de la norme a changé mais la norme du maître est toujours la

même.

Que jamais un jour, il ne me soit dit : avons-nous combattu pour remplacer le joug d’autrefois

par le joug d’aujourd’hui ?

Que jamais un jour, il ne me soit dit : autrefois nos dos hurlaient sous la douleur des coups de fouets,

aujourd’hui nos entrailles hurlent de famine.

VOIX DE MAKANA

Etoile de la liberté, dans le berceau de la renaissance verse la providence

de la rédemption.

Va, va

Madiba Rolihlahla Nelson,fils de Gadla Henry Mphakanyiswa et de Noseki Fanny ;

va, va

dans le souffle des eaux des Congo

et des Tanganyika,

quand le ciel de son bleu accueille les promesses du jour,

comment ne vivraient-ils pas dans le cœur des hommes ?

Va, va, Madiba

compagnon ailé des libertés,

marche ton espérance sur le silence des mornes dociles.

Va, va, Madiba

mais souviens-toi, souviens-toi,

n’oublie jamais ceux qui à travers les temps ont ouvert les horizons,

n’oublie jamais les défricheurs de la première heure.

Quand tu seras au sommet de la puissance des mortels,

quand tu seras entouré de marchands de terres, d’avaleurs de diamants,

quand tu délivreras les certificats de naissance, penses à ceux qui ne sont jamais revenus,

penses aux soleils disparus, n’oublie jamais les pays de silence,

penses à ceux qui sont morts, souviens-toi de ceux qui ont donné leur vie :

Stephen Bantou Biko,

Solomon Malhanghu,

Samora Machel,

Dulcie September…

La voix de Makana s’éloigne.

VOIX DE MAKANA

Va, va fils de Gadla Henry Mphakanyiswa et de Noseki Fanny,

les dieux vivent dans le souffle des eaux des Congo

et des Tanganyika,

quand le ciel de son bleu accueille les promesses du jour,

comment ne vivraient-ils pas dans le cœur des hommes ?

Va, va de la vie d’ici à la vie de là-bas ;

de la vie de là-bas à la vie d’ici.

Va, va comme Shango.

Il appartient aux dieux de mêler et de démêler les face-à-face.

Il appartient aux dieux d’additionner les différences.

Il appartient aux dieux d’accéder à l’indéfinissable.

Madiba donne au choeur des morts son bouclier et sa lance. Il reçoit en retour un masque qu’il met sur son visage.

MADIBA

Qu’il est merveilleux de contempler

la naissance du jour aux premières lueurs de l’aurore.

Et les premiers reflets porteurs de promesses qui embrassent la terre,

et les ténèbres qui disparaissent

doucement dans les crevasses des vallées

et les ténèbres qui se cachent

dans l’épaisse frondaison des forêts,

et les orixas des montagnes

qui sourient d’un sourire affectueux

comme s’ils disaient aux ombres de la nuit

ne craignez rien : c’est le chef des saisons qui annonce entre cieux et terres,

l’éclat du jour !

Si longue que soit la nuit, le jour finit par arriver !

LE CHOEUR DES MORTS

Tel jour, telle heure, telle année,

un nouvel orixa est né !

Passant par ci, à travers fleuves et racismes,

le crocodile à l’affût ;

passant par là, à travers nuit forestière suffocante,

le léopard les griffes altières ;

le feu de la vie a tracé le cercle de son destin.

Du temps à l’éternité, du visible à l’invisible,

cercle au-dessus du monde, cercle au bord du monde,

arc de triomphe.

Habillez les tambours

Rum, Rumpi et Lê.

Saluez les tambours,

battez l’adarrum.

Agoge, agogo.

Comme le sang de la plante, la liberté est un breuvage de vie.

Comme le fleuve, initiatique et éternelle,

la liberté est un gage d’immortalité,

la liberté transcende la mort.

Habillez les tambours.

Rum, Rumpi et Lê.

Saluez les tambours.

Rumba, macumba, Shango !

Agoge, agogo !

Awessa Nagou !

Awessa !

Tourbillon de tambours, danses et chants.

LE CHOEUR DES MORTS

Voilà messiers et dames,

longtemps, bien longtemps après

quand Madiba Rohlihla, fils de Gadla Henry Mphakanyiswa et de Noseki Fanny devint semblable à la poussière mille fois envolée, son chant continua de s’élever dans les cieux

envahissant de liberté toutes les terres où vivent les Hommes.

Chant du choeur des morts.

Nkosi Sikelel’I Africa,

maluphakanyisw’uphondo Iwayo

yiswa imithandazo yethu

nkosi skelela,

thina lusapho lwayo

Morena boloka sechaba sa heso

Ofedise dintwa le matshwenyeho

O se boloke

O se boloke

sechaba sa heso

sechaba sa Africa

(Que Dieu bénisse l’Afrique !

Puisse sa corne s’élever vers les cieux !

Que Dieu entende nos prières

et nous bénisse, nous ses enfants d’Afrique.

Que Dieu bénisse notre nation

et qu’il supprime toute guerre et toute souffrance.

Préservez notre nation,

préservez l’Afrique.)