A propos de Shutter Island de Martin Scorsese
Bernard-Henri Lévy a publié ici même, puis, en anglais, dans le Wall Street Journal, une analyse sévère du rôle joué par le cinéma américain le plus inventif d’aujourd’hui dans notre conjoncture intellectuelle. Il y épinglait essentiellement le dernier film de Tarantino et celui de Scorsese, ne craignant pas d’invoquer le spectre d’un possible « révisionnisme » dont ces deux films participeraient. Sophie Audoubert, (professeur de lettres au collège Elsa Triolet de Saint-Denis (93); auteur d’un excellent «Don Quichotte en banlieue»; et coscénariste, avec Florence Colombani, du très remarqué «L’Étrangère» sorti en janvier 2007), nous a adressé cette réponse. C’est bien volontiers, et même avec joie, que nous la publions. BHL, directeur de la revue, ne l’a-t-il pas placée, dans son éditorial du n°41, sous le signe du débat intellectuel relancé et plus que jamais nécessaire? La rédaction.
Shutter Island, mémoire et responsabilité
Shutter Island est, avant toute chose, un très grand film sur la folie. Il poursuit en cela la réflexion déjà engagée par Scorsese dans Aviator. Il est aussi, bien sûr, dans cette approche d’une conscience en déréliction, l’héritier de films plus anciens, à commencer par Taxi Driver et Raging Bull. Il est enfin le lieu où ces deux grandes thématiques scorsesiennes trouvent leur point de rencontre, se heurtent l’une à l’autre en un choc tectonique, trouvent leur apogée explosif : la folie, donc, et la violence – et avec elles, venant les articuler intimement, la question du mal. Non pas le mal surgi de l’esprit devenu fou. L’excuse, on la connaît, est trop facile. Non. La folie s’emparant de l’esprit qui fut le témoin impuissant du mal, et du mal absolu par excellence, la Shoah. C’est parce qu’il se confronte aux conséquences de ce témoignage-là, aux conséquences de cette mémoire-là – laquelle appartient en propre aux Américains, puisqu’ils participèrent à la libération des camps – que Shutter Island ne peut être un film révisionniste, ni même flirtant avec le révisionnisme. Bien au contraire. Il travaille au corps la question de la mémoire, il la creuse, cette mémoire, jusqu’au sang. Et il nous l’expose, là aujourd’hui, sous nos yeux, écorchée et à vif.
Avec Shutter Island, Scorsese ne se contente pas de nous faire observer la folie à l’œuvre, ne nous laisse pas nous réfugier dans la posture confortable de celui qui regarde le fou, bien à l’abri à l’extérieur de sa folie. Il utilise toutes les ressources, visuelles et temporelles, du cinéma pour nous faire expérimenter l’état de folie. Nous sommes, spectateurs, pour le temps du film, rendus fous – ou, du moins, nous sommes contraints, plus le film avance, de douter à chaque instant de ce que nous voyons, tout en en éprouvant, avec la plus grande force, l’irrémédiable réalité. Shutter Island est, littéralement, hallucinogène et n’est pas, en ce sens, dépourvu de résonances lynchiennes.
L’empathie avec Daniels/Laeddis, le personnage incarné par Di Caprio, est totale et c’est elle qui permet d’accéder à la vérité profonde de ses « visions », de faire nôtre cette mémoire déchirée. Le tissu du film entrelace les dimensions du réel avec une complexité qui s’aggrave à chaque plan – complexité à la fois géniale et perverse. Il y a d’abord le récit premier, qui s’ancre dans la tradition du film noir la plus classique. Deux policiers viennent enquêter sur la disparition de Rachel, une patiente infanticide. Très vite, cependant, le cas s’imprègne de mystère, voire d’impossibilité physique : comment Rachel aurait-elle pu sortir d’une chambre fermée de l’extérieur et pourvue de barreaux aux fenêtres ? Ce premier doute se nourrit de la singularité du lieu. Nous sommes, après tout, dans un pénitencier réservé aux malades mentaux les plus atteints. L’on voit, dès ces premiers moments, Daniels s’étonner que Rachel puisse avoir passé tant d’années enfermée dans un asile tout en étant persuadée d’être restée tout ce temps chez elle. Lorsqu’on apprend à la fin que Daniels, ou plutôt Laeddis, est justement celui qui, à l’instar de cette Rachel fictive, a oublié où et même qui il était, a oublié à quel point du réel se rattacher, son incrédulité primordiale devient alors, pour nous, vertigineuse. L’enfermement semble sans issue.
Ce récit premier, donc, se brouille progressivement. A l’histoire apparemment linéaire qui nous occupait viennent s’ajouter des strates, visuelles et temporelles, toujours plus nombreuses, et troublantes. L’enquête se poursuit mais les deux agents, Daniels surtout, se mettent à douter de la réalité de l’affaire, commencent à croire à un coup monté. Le spectateur bascule avec eux. L’on hésite un instant. Daniels est-il paranoïaque ? S’est-il laissé gagner par l’univers de folie qui l’entoure ? A la fin, l’empathie de regard que la caméra nous oblige à épouser nous le fait suivre dans sa remise en cause de ce qui se passe.
Et, de fait, toute cette affaire est bel et bien un coup monté. Daniels pense qu’on veut le faire passer pour fou et le faire enfermer à son tour. On veut, en réalité, le lui rappeler. Le docteur Cawley, tantôt inquiétant, tantôt rassurant – dualité qui n’est que le reflet de l’ambivalence de celui qui le regarde – veut ramener Daniels/Laeddis au souvenir de ce qu’il a vraiment vécu. Cette mise en scène où le film interroge sa propre vérité, interroge, autrement dit, la vérité du regard, du réel, et de ce qu’on en retient, est, au sens propre, un travail de mémoire. Il faut passer par le détour de l’illusion, et de l’illusion jusqu’à l’hallucination, pour atteindre aux profondeurs du traumatisme fondamental. Le périple de Daniels sur Shutter Island assiégée par un terrible typhon, devient, évidemment, un périple, plus dangereux et incertain, dans l’intériorité de cette conscience dévastée.
La vision source de cette fractale de visions collatérales qui donne sa forme au film est la seule qu’on ne verra jamais. C’est le souvenir inmontrable, le souvenir impossible à transmettre dans sa réalité brute. C’est le souvenir qui hante toutes les visions actuelles de Daniels, la mémoire intolérable qui a fait bouger sa conscience sur son axe, la mémoire en angle mort de ce qu’il a vu à Dachau. Or c’est précisément parce que ce moment, ce lieu fondateurs sont pour Daniels inmontrables, et occupent en même temps tout le champ de sa conscience, c’est précisément parce qu’il ne peut leur échapper, s’en extraire, que tout le réel autour est contaminé de doute, d’inconstance, de folie. Le réel, pour Daniels, est possédé, assiégé par cette vision du mal absolu. Ces images que le film montre de Dachau, ces images étranges, à la fois édulcorées et outrées dans leur horreur, ces images qui sonnent faux ne sont que le produit d’un esprit devenu incapable de regarder ce qui l’habite pourtant dans ses tréfonds. Elles sont la manifestation de cette contradiction insupportable qui l’écartèle et le dédouble. Scorsese, là, ne prétend nullement nous montrer la réalité des camps. Il filme un souvenir reconstruit par la folie qu’il a lui-même, ce souvenir, engendrée. Son personnage incarne cet autre aspect du crime contre l’humanité : l’immense responsabilité, qu’il faut porter jusque dans l’insoutenable, cette responsabilité inévitable qui travaille chaque être humain devant cette abomination dont ses semblables se sont rendus coupables.
Témoin d’un crime qu’il n’a pas pu empêcher, Daniels revit sans cesse cette culpabilité, cette complicité existentielles. Lorsqu’il revoit en rêve la mort de sa femme, c’est un corps en cendres qui s’effondre dans ses bras. Lorsqu’il revoit sans la reconnaître sa fille morte qui lui reproche de ne pas l’avoir sauvée, c’est dans le tas de cadavres s’écoulant, glacé, figé par la conscience prostrée sur sa mémoire, des wagons à bestiaux de Dachau. La vision de Laeddis. Laeddis, qu’il accuse du meurtre de sa femme. Laeddis, le pyromane. Laeddis, la véritable identité de Daniels. Cette projection fantasmée de son moi profond a le visage déchiré par une énorme cicatrice, le visage d’un monstre, qui fait écho à celui, grotesquement sanglant, de l’officier allemand dans ses visions de Dachau. Lorsqu’il se revoit, enfin, au moment de la libération du camp, lui et ses frères d’armes exécutent les SS qui viennent de se rendre, ajoutant les cadavres des bourreaux aux cadavres des victimes. Cet événement, le docteur Cawley le lui apprendra à la fin, n’a jamais eu lieu. Mais la conscience écartelée de Daniels, face à l’impossible réparation du crime de ses semblables, se veut complice, invente sa propre complicité ; ce geste fantasmé, il le dit, n’était pas justice, mais meurtre. Comme si la violence, le mal sans fin dont il fut témoin, il le retrouvait, par un effet de miroir, en lui. Et c’est ce qui le rend fou.
La conscience de Daniels, cette identité qu’il s’est à lui-même donnée pour survivre au traumatisme de sa mémoire, est habitée, tout au long du film, par le souci de sauver l’autre. Sauver Rachel, sauver Noyce, un autre patient, sauver Chuck, son collègue. Et, pour chacun, il échoue. Comme il a échoué à sauver ses enfants et sa femme. Comme il a échoué à sauver les morts de Dachau. Comme il échouera, bientôt, à se sauver lui-même. Mais il continue, il se rattache à ce contrepoint rédempteur de sa folie.
Shutter Island dissèque avec une acuité sidérante la question de la responsabilité qui fonde chacun de nous dans son humanité. Scorsese expose sous nos yeux une âme brisée, irréparable après le crime inoubliable. Déchirure résumée par les derniers mots de Daniels, au moment de sacrifier sa conscience à la lobotomisation, sans doute en toute lucidité bien que feignant le contraire : Mieux vaut mourir en héros que vivre en monstre. La mise en scène, entendue dans son sens le plus noble et le plus vrai, en nous faisant éprouver cette brisure insondable, ce point de non retour, nous contraint à endosser, définitivement, pour nous-mêmes, cette responsabilité. Shutter Island est, incontestablement, un film qui œuvre pour la mémoire de la Shoah, qui la rend, cette mémoire, terriblement actuelle, terriblement vive. Peu de films de fiction y étaient à ce point, avant lui, parvenus.
J’avoue ne pas avoir lu l’analyse de Bernard-Henry Lévy dans laquelle il « épinglait » deux films. Et je le regrette. Il y invoquait, nous dit-on, le spectre d’un possible « révisionnisme. » Je n’ai vu que l’un de ces deux films, Shutter Island. J’ai lu, en revanche cette belle réponse de Sophie Audoubert et suis en plein accord avec ce qu’elle écrit. Mais peut-être aurais-je été d’accord également avec le texte de Bernard-Henry Lévy….
Car tout ce qui touche à la Shoah peut être à double tranchant, vérité pour les uns, mensonge pour les autres, chacun se trouvant conforté sans doute dans ses a priori, les uns sachant ce qu’a été la réalité, les autres déterminés à nier encore et encore, quelles que soient les preuves qu’on leur donne.
Elle évoque un point important, comme l’a fait Scorcese, à mon sens : l’effet terrifiant qu’a pu avoir sur ces soldats américains la découverte des charniers, mais aussi des morts-vivants, des vivants en train d’agoniser lorsqu’ils ont pénétré dans ces camps. D’autant que peu savait alors ce qui s’y était passé et que rien n’avait donc préparé ces appelés à cette rencontre avec la monstruosité de la Shoah. Même s’ils avaient combattu, s’ils avaient côtoyé la mort, ce qu’ils virent là était inouï.
J’ai rencontré un jour l’un de ces soldats il y a quelques années aux États-Unis. Il était encore très marqué par ce qu’il avait vu alors, cela se lisait dans son regard, et il ne voulait pas à en parler.
Pour ma part, bien qu’appartenant à une famille décimée par la Shoah, je n’ai vu dans ce film aucun négationnisme. J’ai vu un homme profondément secoué par ce qu’il avait vu et qui le hante, puis par un drame familial venant se surimposer sur ce traumatisme premier.
Mais il est vrai aussi qu’étant donné que le héros du film est fou, est devenu fou, ce que l’on découvre peu à peu dans un scénario très bien mené, on peut douter de la réalité de tous ses souvenirs, de tout ce qu’il se remémore, l’entrée dans les camps de la mort y compris. D’autant que ces corps sont forcément des corps de cinéma.
Pourtant, ayant été enseignante, comme Sophie Audoubert, je me souviens de l’effet qu’avait eu sur des élèves de terminale d’un Lycée du 94, une série américaine diffusée à la télévision en France, Holocauste je crois, qui mettait en scène des personnages déportés. Leurs vêtements impeccables, les châlits bien propres, voire leur maquillage m’avaient heurtée. Mais des élèves, avec qui j’en avais parlé, m’avaient dit qu’ils avaient découvert grâce à cette série une réalité terrible qu’ils ne connaissaient pas…On évoquait alors, en effet, beaucoup moins ces sujets. C’était il y a plus d’une vingtaine d’années.
Hélène Keller-Lind