La mort d’Isolde est célèbre pour achever, en un véritable orgasme musical, l’accord parfait auquel aspire tout l’opéra. Cette course folle d’un érotisme absolu, inévitablement accompli post mortem, commence dès le prélude. C’est l’accompagnement, plutôt la trame dont il tisse ses images, que Lars von Trier a choisi pour Melancholia. Utiliser Wagner, l’utiliser comme cela, c’est évidemment dépasser la simple musique de film. D’abord parce que celui-ci est lui-même construit comme un opéra, avec son propre prélude, superposé exactement à celui de Tristan. Les deux œuvres s’entremêlent avec un tel degré d’intimité que, comme la 5e de Mahler et Mort à Venise, elles ne pourront plus s’entendre ni se voir indépendamment l’une de l’autre. La musique de Tristan infuse Melancholia, et en juste retour, les images de Melancholia infusent désormais la musique de Tristan. Chacune s’augmente de la vision portée par l’autre.

L’opéra de Wagner s’accomplit dans l’anéantissement, en décalage, des deux amants impossibles. Le dernier instant de vie éclot en un paroxysme d’existence, de sensualité, et l’on en meurt. La mélancolie profonde de Tristan est contrebalancée, ou trouve son sens peut-être, dans cet hymne paradoxal à la vie et à la jouissance chanté par Isolde. Le film, en ne gardant que le prélude, où cet absolu final, en un mouvement de flux et de reflux sublime et douloureusement inachevé, s’annonce toujours sans se révéler jamais, réussit à suggérer tout ce que l’opéra dira, tout en s’offrant la liberté de l’interpréter autrement.

L’on verra en Justine (Kirsten Dunst) une Isolde solitaire, que plus rien ni personne ne peut sauver du désespoir noir qui l’habite, sinon la destruction totale du monde. En faisant de ce personnage, véritable trou noir qui aspire à lui toute la lumière du désir, familière étrangeté de la dépression incarnée, le fatal centre de gravité de son récit, Lars von trier nous entraîne dans une expérience de cinéma parfaitement inédite. Il réinvente, avec une époustouflante radicalité, le film catastrophe, ce grand genre de la catharsis moderne, cette réécriture hollywoodienne de la tragédie où, même si le désastre n’est jamais complètement évité, tout finit bien malgré tout – du moins pour les héros, les seuls qui importent dans ces aventures. Rien de tel avec Melancholia où, s’il y a catharsis, elle ne prévient pas l’anéantissement, où l’héroïne, Justine-Isolde, ne demande qu’à disparaître, non pour rejoindre dans la mort l’amant qu’elle ne pouvait aimer vivante, mais parce que la vie même est, sans raison, juste impossible. Cette gratuité de la mélancolie a rarement été montrée avec autant de simple vérité.

Lorsqu’on découvre Justine au tout début de l’acte I, elle a tout pour être heureuse, et le semble en effet. Un mari idéal, une fête de mariage digne des rêves de petites filles, le succès professionnel…

« Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,

Avoir droit au bonheur, à la joie, à l’amour.

Mais elle est seule. »1

Comment peut-elle être seule, cette belle jeune femme entourée d’autant d’amis, d’une sœur aimante, venus célébrer sa parfaite union ? Elle l’est pourtant, terriblement.

Elle est seule, d’abord, à voir Melancholia, la planète, égarée et solitaire comme elle, rejetée de tout système, qui s’approche irrémédiablement, et avec laquelle se tissera bientôt un lien  à la fois surnaturel et incroyablement sensuel, son Tristan cosmique.

Elle essaiera bien de jouer le jeu, souriante, enjouée, heureuse, se pliant au programme prévu pour son bonheur. Mais aucune comédie sociale, même la plus calibrée, même la plus évidente et attendue, ne peut résister au grain de sable qui ne sait la voir autrement que ce qu’elle est. Celui qui ne sait pas, ou plus, habiter la représentation qu’on attend de lui, où peut-il être ? Le halo de dérision qui enveloppe Justine contaminera tout le reste, et tous les autres – du moins ceux qui resteront près d’elle à l’image, la plupart ayant fui avant la fin, déjà disparus, insignifiants, et parmi eux, le pauvre mari, si aimant et attentionné, vaincu avant même d’avoir pu essayer. La question de Justine, au moment où il est bien obligé de reconnaître leur amour mort-né, d’une simplicité confondante, et d’une sincérité si cruelle, montre qu’elle ne fut, au fond, jamais dupe d’elle-même : « Mais enfin, à quoi t’attendais-tu ? ». Toute cette première partie, cette interminable célébration sans cesse entravée par une vérité impitoyable qui tente à chaque instant d’émerger et menace de la renvoyer au néant, s’applique avec un soin forcené à disloquer le sens que l’on voulait pourtant bien assuré, pour l’avoir si consciencieusement mis en scène. Processus magistralement rendu par la caméra à l’épaule de Lars von Trier, qui nous immerge dans cette fête où, en même temps que Justine, nous entrons peu à peu en errance existentielle.

Les mots d’amour envoyés vers le ciel infini, écrits maladroitement sur des ballons lumineux, lors d’une scène merveilleusement poétique, n’apaiseront pas la force destructrice de Melancholia qui n’a que faire de ceux qu’elle est venue anéantir, qui n’a aucun souci de leur désir de vivre. Le prélude du film nous a révélé le déroulement tragique, sans rémission : les deux lunes dans le ciel nocturne, image si simple et si inquiétante ; une mère qui veut sauver son fils contre toute raison et s’enlise dans un sol devenu étranger ; un cheval qui s’effondre, résigné (on pense aussi bien à Apocalypse Now qu’à 2001, a Space Odyssey, deux évocations bienvenues, la dernière en particulier, bien sûr) ; un champ électromagnétique qui s’élève vers le ciel, signe de la puissance invincible qui approche ; enfin, l’écrasement de la Terre contre la planète géante, magnifique d’indifférence à ce qu’elle pulvérise. Ce prélude, en nous installant – fait rare chez Lars von Trier – au point de vue de Dieu, nous dévoile ce qui arrivera tout en laissant penser que nous, spectateurs bénis, y échapperons, espoir que le film s’emploiera à décevoir. Son irrésistible écho, le prélude de Tristan reviendra nous rappeler ce que le prélude du film nous a annoncé. Et c’est en cela qu’il nous fera vivre une expérience exceptionnelle, trouvant sa consécration, comme Isolde l’amour total, non seulement dans la mort, mais dans la fin de toutes choses.

« Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,

Chantent ; et, par moment, on voit, au-dessus d’eux,

Deux poteaux soutenant un triangle hideux,

Qui sortent lentement du noir pavé des villes… »1

A l’ouverture de l’acte II, les hommes ont cessé de boire, de rire et de chanter. Ils ont d’ailleurs quasiment disparu. Restent quatre personnages – un homme, deux sœurs, un enfant – et un cheval, enfermés dans un vaste manoir sans lieu ni nom, autant dire partout et nulle part. En la faisant pour les personnages, et par contrecoup pour les spectateurs, une expérience profondément solitaire, Lars von Trier la rend plus radicale encore. De même qu’aucun endroit ne peut plus assurer de refuge, de même aucun secours ne pourra venir du groupe ; face à un événement aussi absolu, aussi inévitable, au sens propre, le groupe se désagrège, se volatilise, perd toute raison d’être. Le monde de la représentation – ce monde qui, peut-être, rendait Justine inadaptée – trahit en quelques jours et d’un plan à l’autre, son inanité.

Le « triangle hideux », ici érigé par personne, formidable de sa présence irresponsable, ne peut plus être ignoré. Toute vie est comme statufiée, dénudée et fragile de sa disparition imminente, hypnotisée par l’apparition fascinante de Melancholia. Les corps s’immobilisent – semblables enfin à ce qu’ils étaient dans le prélude -, les regards, absorbés par la planète, s’approfondissent jusqu’au vide. A commencé la « danse de mort » de Melancholia et de la Terre, l’attente infiniment prolongée de leur étreinte. La science elle-même ne peut plus rien, dont les calculs rendent apparemment des résultats contradictoires. Car Melancholia s’éloigne d’abord, comme certains l’avaient prévu – semblant donner raison à la rassurante rigueur des mathématiques – puis revient, cette fois de manière inexplicable, imprévisible, pur caprice cosmique, fracasser la Terre. D’ailleurs, ce n’est pas le télescope sophistiqué de son mari (Kiefer Sutherland) qui révélera à Claire (Charlotte Gainsbourg) la vérité de sa fin, mais l’instrument rudimentaire ingénieusement fabriqué par son fils (Cameron Spurr). La simplicité de ce plan, où l’on voit dans la superposition des deux cercles de fer l’approche irrémédiable de Melancholia, en fait sans doute l’un des plus géniaux du film. De ce moment, même si Claire mettra quelque temps à l’accepter, même si nous le savons avant elle, ni elle ni nous n’échapperons à ce qui doit arriver. Et nous sommes les témoins désolés de cette peur mise à nu, dès l’instant que toute tentative de survie est devenue parfaitement illusoire.

Alors, au lieu d’expression de cette fatalité sans raison et sans issue, Justine trouve enfin où être. Elle est devenue un regard, d’abord détaché, sans peur aucune pour le coup, mais dont la bienveillance se creuse à mesure qu’elle voit sa sœur se débattre avec l’impossible, l’inacceptable, tenter de fuir quand, à l’évidence, aucun refuge n’est permis devant ce qui s’annonce, se demander, mère impuissante : « Mais où Leo grandira ? » Question bouleversante d’absurdité. Comme elle l’avoue elle-même, Justine sait des choses. Ainsi sait-elle qu’il n’y a pas d’autre vie que sur la Terre – et pas pour longtemps. Sa lucidité est implacable car ces derniers instants du monde lui offrent cela précisément qu’ils dénient à tous les autres : le moyen de vivre, enfin. Justine n’a pas peur parce qu’elle n’a rien à perdre, celle qui n’avait pas de place. Mieux, nouvelle Isolde, il lui est enfin donné de la trouver, justement, et de réaliser pleinement sa destinée au moment même où plus rien n’a de sens. Et nous découvrons, dans les toutes dernières images, son existence réconciliée qui, lorsque le monde s’effondre, peut enfin être responsable, au sens de Levinas, c’est-à-dire, s’extraire d’elle-même pour aider son neveu et sa sœur à vivre l’inconcevable.

« Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile. »1

Justine, centre de gravité, a-t-on dit, trouvant son équilibre avec l’arrivée de Melancholia, se baigne nue dans sa lumière fantastique, appel ou étreinte consentie déjà, ce personnage qui nous a laissés ambivalents tout au long du film, selon la tragique dualité des mélancoliques, qui se placent eux-mêmes au-delà de toute compassion, est à la fin celui qui nous accompagne au bout de l’expérience ultime que le film nous contraint d’affronter, qui nous accompagne – nous entraine ? – au-delà du désespoir.

Il convient de noter en passant le choix de Kiefer Sutherland, que nous connaissons tous en Jack Bauer sauveur de l’humanité, ici vaincu sans appel, suicidé en silence, incapable de tenir jusqu’à la fin son rôle de voix rassurante, dès lors que l’inévitable est en marche. « Ce sera l’expérience la plus belle de notre vie », dit-il. C’est sans doute vrai, mais ce sera la dernière aussi et, surtout, personne ne restera pour en témoigner. Car là se joue la radicalité nouvelle du film. Si Justine peut enfin trouver l’apaisement, se sentir justifiée, si pour elle au moins, une catharsis s’épanouit, c’est au prix de l’anéantissement qui doit suivre immédiatement. Tout le film, jusqu’à la dernière image qui nous annihile, nous aussi, contre Melancholia, tend vers un au-delà, sans rédemption, de la mort plus impensable encore que la mort elle-même. C’est une noire épiphanie que ce surgissement final de Melancholia. Il ne s’agit plus d’imaginer un monde sans moi, impensable toujours adouci par l’idée, avouée ou non, diffuse, qu’il y aura bien quelqu’un, malgré tout, pour se souvenir. Il s’agit d’imaginer – pure contradiction – un monde où toute mémoire, où toute conscience et tout regard ont disparu, où ce qui fut n’est même pas autorisé à laisser une trace, fût-ce la plus infime, dans l’espoir vague – vain peut-être mais qu’importe puisqu’il existe, cela suffit – qu’un autre se fera le témoin de mon passage. Le dernier chant d’Isolde était entendu, sur scène et au-delà. En réinterprétant sa source, Lars von Trier pose avec une acuité aussi remarquable que paradoxale l’entre-deux, là plus inconfortable et étrangement exaltant que jamais, où tombe le spectateur au cours du processus d’identification, diffracté entre Claire et Justine. Au moment où l’impact est reconnu inévitable, le temps du film ralentit, marquant cet état de suspension caractéristique d’une accélération si insensée qu’elle allonge l’espace-temps. Les deux femmes, le jeune garçon, et le spectateur en miroir, soumis avec eux à l’irrépressible force d’attraction de Melancholia, sont confrontés à l’urgence d’un questionnement absolument fondamental qui n’aura bientôt plus, dans la réalité du film, de sens pour personne. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette expérience, que de trouver dans une telle mise en scène de l’anéantissement, son universalité. Et puisqu’il nous est donné, à nous spectateurs, de lui survivre, ne retournons pas trop vite à l’inanité du monde des représentations.

1 Victor Hugo, « Melancholia », Les Contemplations.