Il fut un poète tombé en politique malgré lui ; il sera cet homme politique qui, un jour, prendra la décision de se retirer de la scène politique pour se consacrer à la poésie. Il s’appelait Léopold Sédar Senghor. Né en 1906 à Joal, au Sénégal, Senghor vivra toute sa vie entre Sine et Seine, au carrefour des contraires, de la négritude et de l’universel, de la poésie et de l’action politique. Mais peut-on vraiment être à la fois un homme politique remarquable et un poète talentueux, exceptionnel ? Autrement énoncé, l’action politique est-elle compatible avec la création poétique ? Car si la solitude, l’obscurité sont la tentation du poète, le tumulte des hommes, la lumière constituent l’appel naturel de l’Homme politique. Et si le poète est guidé, transporté par l’inspiration, la sensibilité, la sensation, l’émotion, la passion, l’inflammation, l’homme politique n’est-il pas mû par la rationalité, le calcul froid, le sens du réel, la conscience de l’impossible, l’ambition de puissance, et parfois les honneurs et les prévenances ?
À première abord, poésie et politique représentent deux univers en discordance situés aux antipodes, l’un de l’autre : la politique étant l’art de l’accommodement avec la réalité, y compris avec ses vassalités et ses éclaboussures et la poésie le moyen ultime de l’évasion du réel vers l’imaginaire, vers l’idéal. Alfred de Musset n’a-t-il pas écrit un jour ce vers définitif : « La politique, hélas, voilà notre misère !». Et le sens commun de répondre par un adage : « Quand Dieu veut punir un peuple, il confie son destin à un poète ». Platon avait déjà dit sensiblement la même chose : il y a d’un côté, le poète, inspiré, libre d’esprit, libre de propos et ses délires ; et de l’autre côté, le politique, le législateur, le créateur des normes d’existence individuelles et collectives. D’un côté donc, une quête idéaliste de l’esthétique, de la vérité entière et radicale ; de l’autre, la vérité des choses, le réalisme de l’efficacité : la raison métaphysique face à la raison politique, en quelque sorte. Traduisez en vers baudelairiens : « L’action n’est pas la sœur du rêve ».
Et qui pourrait donc affirmer, soutenir le contraire ? Senghor. Oui, Léopold Sédar Senghor ou, disons, plutôt son destin singulier, ce destin singulier, somme du possible et de l’impossible. Que nous dit, en effet, l’itinéraire de l’enfant de Sine et de Joal ? Que la politique et la poésie sont conciliables, qu’elles sont deux acolytes, deux associées, deux complices sur les routes de l’histoire, car qu’est-ce la politique sinon la volonté de remodeler, de réécrire, de changer la vie ; et qu’est-ce la poésie sinon l’art d’enchanter, de ré-enchanter le réel, d’embellir la vie ?
Léopold Sédar Senghor fut d’abord cette plume en éveil, à l’affût des vibrations intimes de son temps, cette plume chercheuse de l’essence de l’homme, c’est-à-dire un poète. Les griots sérère racontent qu’à l’heure de sa naissance, un immense baobab situé à l’entrée de la ville se fendit de tout son long, dans un effrayant crissement : les forces spirituelles qui l’habitaient venaient de prendre la tangente pour aller habiter dans la peau du nouveau-né et guider ses pas. Toujours selon la légende, Basile Diogoye Senghor, prédit alors à son fils un grand avenir : « Le jour où les oiseaux géants voleront dans le ciel en portant des hommes sur le dos, et le jour où le grand serpent pourra aller d’ici au Mali en portant des gens, ce jour-là, mon fils sera un des plus grands hommes. »
C’est dans ce réel enchanteur, cette sorte de paradis magique animé par « des forces invisibles qui régissent l’univers », que va grandir le jeune Senghor. Jusqu’à l’âge de sept ans. Tout change alors : il doit quitter son « royaume d’enfance », laisser derrière lui son Joal natal avec « ses signares aux yeux surréels » et ses « fastes du couchant », pour aller vers une altérité radicale, celle du vaste monde. Il change de temporalité : le voilà au séminaire de Ngasobil, ensuite au collège Libermann de Dakar avant d’atterrir à Paris, au Lycée Louis le Grand.
Dans son nouveau monde, il lit et relit les « grands classiques » de la littérature française mais aussi découvre la force profonde, hallucinante, magnétique de la poésie surréaliste, poésie en rupture avec les formes fixes de l’esthétique dominante. Dans ce quartier latin qui a accueilli autrefois Rimbaud, Mallarmé, Verlaine ; il rencontre André Breton, Sartre et Picasso. La complicité s’installe. Senghor : « Je me rappelle de Picasso dans son appartement du quartier Saint Germain, qui en me reconduisant me disait : « il nous faut rester des sauvages ». C’est toujours à Saint Germain que Senghor est également saisi au col par le swing de la poésie- jazz-blues des auteurs afro-américains. À travers le tempo « blue note » de Langston Hughes, Claude Mac Kay, Countee Cullen, Sterling Brown, Jean Toomer, il redécouvre le rythme primordial des poèmes-chants des trois poétesses de son Joal , ses « trois grâces » – comme il les surnommera – , ses trois muses, Koumba N’Diaye, Marône N’Diaye et Siga Diouf.
Nous sommes dans les années 33-35 et l’horizon semble alors totalement bouché pour les peuples d’Afrique. Senghor : « Les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, rien écrit, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Des danseurs, et encore… » C’était l’époque où l’historien Pierre Gaxotte, futur secrétaire de Maurras, pouvait écrire à propos des Nègres : « Ces peuples n’ont rien donné à l’humanité, et il faut bien que quelque chose en eux les en ai empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées n’ont été chantées par aucun Homère. »
L’Afrique, la tête brouillée, le Moi éclaté, troué de complexe d’infériorité inculqué, boiteux et contrarié, mis en suspension ; l’Afrique, désormais en relation conflictuelle avec elle-même, est alors en errance, en déshérence. Elle doute d’elle-même. Pis : elle est muette ; elle a perdu le pouvoir de nommer les choses et les êtres ; elle a perdu la parole ; la parole, cette force qui fonde l’assise de notre existence, cette force où s’articule ce qui nous tient debout face au monde. Il fallait heurter ce silence, reprendre la parole, filer, tisser un nouveau phrasé. Senghor : « Pour asseoir une révolution efficace, notre révolution, il fallait d’abord que nous nous débarrassions des vêtements d’emprunts, ceux de l’assimilation et que nous affirmions notre être, c’est-à-dire notre négritude. » Mais qu’est-ce donc cette négritude ? Aimé Césaire, l’homme qui a forgé ce terme, la définit ainsi : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. »
« Outre-noir », la Négritude ne serait donc qu’un élan de ressaisissement de soi, de renaissance à soi, de reconquête d’une nouvelle narrative de soi, d’une redescription imaginative de l’Homme Noir par lui-même, un remembrement d’un Moi disjoint, en somme un nouvel alphabet, une pédagogie, une métaphysique, une praxis de la différence hautement réfléchie au service d’une idée : la refondation d’une nouvelle relation de l’Homme Noir avec lui-même et avec le monde. Combat capital, vital : les hommes étant, dans une certaine mesure – par effet de miroir – ce qu’ils disent qu’ils sont, ce qu’ils définissent qu’ils sont. L’impact de la Négritude sur l’émancipation des esprits est immédiat. Le témoignage de l’écrivain congolais, Henri Lopes, alors étudiant, est à ce propos éloquent : quand il découvre les écrits de Senghor, son monde bascule : « Je range Molière, Corneille et Racine au fond de vieilles malles. Je jette la perruque de leurs personnages et accentue l’épaisseur de mes cheveux… La négritude nous fut donc salutaire.»
Mais pourquoi, quand même, ce choix d’un vocable pigmentaire pour répondre à cette interrogation du « quant à soi », du « qui-suis-je », du « comment habiter le monde ? » ? Pourquoi ce recours à un mot équivoque ? Sartre est l’un des premiers à comprendre ce qui est en jeu : « Insulté, asservi, le colonisé se redresse, il ramasse le mot Nègre qu’on lui a jeté comme une pierre ; il se revendique comme Noir face au Blanc dans la fierté», écrit-il dans Orphée Noir. N’empêche, le terme suscite la controverse, la polémique, la querelle. Les critiques se déchaînent ; les quolibets volent. Wole Soyinka balance son mot d’esprit : « Le tigre ne proclame sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore». Adotévi, l’écrivain béninois, sort la grande artillerie et dénonce « ces chantres de l’âme noire ». En définitive, écrit-il, la négritude n’est rien d’autre qu’une manière noire d’être Blanc ; une manière de remplacer le fouet blanc par le fouet noir. Mongo Béti enfonce le clou : « Il vaut mieux traiter le problème en termes sociaux qu’en termes raciaux ». Frantz Fanon, quant à lui, tout en reconnaissant la négritude comme un moment historiquement et psychologiquement nécessaire, s’en méfie. Il refuse, dit-il, de chanter le passé aux dépens du présent et de l’avenir. Et il avertit : il ne faudrait pas que le colonisé, après s’être écarté « de la grande erreur blanche », soit victime du « grand mirage noir », la négritude, cette folklorisation de la culture.
Senghor avec la patience qui le caractérise, répond aux uns et aux autres : non, la négritude n’est ni une mélancolie crépusculaire, ni un essentialisme, un différentialisme tourné vers un passé perdu ; non, il ne s’agit pas de se distinguer du reste de l’humanité au nom d’une illusoire authenticité nègre, au nom d’une identité figée, intangible, absolue, l’identité étant par nature un chantier jamais achevé, un processus par essence composite, riche de plusieurs affluents et confluents. Non, il ne s’agit pas d’assigner à résidence tous les Noirs dans une mythique « substance noire », dans une couleur, une peau hermétiquement fermée, dans une essence biologique ; non, la négritude n’est pas un nativisme mais une réponse utile, dialectiquement nécessaire à la mise en cage des Nègres dans « l’unité sauvagerie » et à la négation de leur humanité par l’idéologie coloniale. Et Senghor de préciser que quand il se dit, quand il se définit Nègre, cloche est celui qui ne comprend pas qu’il se proclame aussi couleur « bananes d’or », couleur « terres de rizières », couleur « mineurs d’Asturies », couleur« Juif chassé d’Allemagne », couleur « docker de Liverpool »…
Il faut rendre justice à Senghor : sa négritude n’est pas ce noirisme grégaire, délirant, ce racialisme à la Duvalier chassant les sangs-mêlés, « les sangs douteux », ce national populisme ethnique, débridé, colérique, confus, haineux rejetant les autres humanités. Si Senghor réclame pour l’Afrique le droit à la représentation de sa propre subjectivité, il se veut en même temps, bâtisseur de la civilisation de l’universel. Il s’agit pour lui de se remettre en chemin, d’ouvrir l’espace-monde au-delà de l’histoire, d’habiter « l’expérience monde », de dire l’homme, d’élargir la conversation publique à tous les hommes. « Pourquoi vivre si on ne danse pas l’autre ? » écrit-il. Son crédo est clair, sans ambigüité : le métissage est l’avenir de l’homme. Il affirme haut et fort avec Levi Strauss, qu’il ne saurait y avoir de civilisation sans mélange de cultures.
Arrivent les années 60 : les drapeaux et les hymnes nationaux montent dans le ciel des pays africains : c’est l’ère des indépendances. Senghor devient le premier Président du Sénégal indépendant. André Malraux : « Pour la première fois, un chef d’État prend entre ses mains périssables, le destin spirituel d’un continent ». Mais le poète est-il outillé pour le « job » ? Sera-t-il vraiment à la hauteur ? Le monde politique, monde de l’action, du pragmatisme, de la décision, est-il compatible avec le monde littéraire, le monde de la poésie, monde de l’inspiration, de l’imaginaire ? Est-il possible à un poète de nouer un rapport terre-à-terre avec la routine du monde ? L’homme des lettres, si brillant soit-il, peut-il être un véritable homme d’État ?
D’emblée il faut rappeler que Senghor est un poète tombé en politique malgré lui. « Je suis entré dans le monde politique des caméléons malgré moi, ma vocation était autre », confiera-t-il au Docteur Aliou Camara. D’abord dyali, porte parole, avocat, ambassadeur de son peuple, le voilà maintenant appelé à exercer les plus hautes fonctions politiques. Une mission sacrée : « Maître des Initiés, invoque-t-il dans l’Elégie des circoncis, j’ai besoin de percer le chiffre des choses, de prendre connaissance de mes fonctions de père et de lamarque, de mesurer exactement le champ de mes charges, de répartir la moisson sans oublier un ouvrier ni orphelin ».
La tâche est immense. Lourde. Le poète avait su traduire en vers la souffrance, les besoins et les aspirations fragmentées de son peuple, le politique saura-t-il maintenant saisir le temps et les transformer en actes tangibles ? Le poète est celui qui créé, qui fabrique, qui invente avec des mots. L’homme politique a la même obligation : innover : « Que j’écrive un poème ou que je décide l’élaboration d’un projet de loi, il s’agit de la même chose sous deux aspects différents. Il s’agit de transformer le monde. » Transformer le monde ? Mais où sont les réformes ? Pas les réformettes. Les grandes réformes. Les grandes réformes qui devaient commander l’avenir ? La pratique politique de Senghor n’aura été qu’une étroite gérance de la cité, accusent encore aujourd’hui ses détracteurs. Où est passé le vitalisme, l’intuition, l’émotion du poète, une fois à la tête de l’État ? Comme un enfant sage devant les adultes, affirment-ils en chœur, Senghor n’aura été qu’un simple gardien du statu quo ! Il n’a pas troublé l’ordre du monde. Il n’a pas su faire taire la misère une fois pour toutes !
Au contraire, rétorquent ses partisans, au lieu d’être un signe manifeste de conservatisme, de conformisme, d’immobilisme, de frilosité, le rejet de toute gesticulation radicale chez Senghor est une preuve, une marque de clairvoyance, de grande sagesse. Que serait-il advenu au Sénégal, s’il s’était lancé dans l’aventure du déchouquage immédiat du système en place? Le malheur comme ailleurs en Afrique. Si Senghor choisit donc d’agir avec prudence, c’est bien en connaissance de cause ; c’est à partir d’une certaine conscience de l’histoire dans sa pure factualité. L’histoire est capricieuse, et la prudence la forme supérieure du savoir-faire d’un véritable homme d’État. Car même si la politique est un art, il ne faut pas oublier qu’elle demeure soumise à de nombreuses contraintes, qu’elle n’a pas une infinie liberté. Et la folie du poète aurait été de ne pas se conformer à cette sagesse des limites. C’est donc en toute lucidité des contraintes qui pèsent sur la société sénégalaise, sur les sociétés africaines et sur le système-monde que Senghor choisit de tenir la barre, le geste et le discours vigilants. Voici comment à la fin des années 80, il décrit sa méthode : « J’étudie les dossiers, les situations, et je cherche les solutions les plus efficaces pour atteindre mes objectifs. J’évite d’agir sous le coup de l’émotion. Je diffère mes décisions. Face à nos objectifs lointains, nous essayons d’élaborer une stratégie, mais aussi une tactique, et c’est ici qu’il est nécessaire d’être habile, surtout lorsqu’on passe de la politique intérieure à la politique internationale où règnent, féroces, les grands fauves». Le contexte mondial est alors à la guerre froide ; à la guerre des idéologies.
Entre l’Est et l’Ouest, Senghor essaie de tracer, d’inventer une troisième voie : celle du socialisme africain. S’il reprend la notion d’aliénation de Marx, il invite néanmoins à une relecture africaine de son œuvre. L’Africain – affirme-t-il, est un être spirituel qui ne saurait embrasser une idéologie fondée sur la négation de Dieu. Ensuite comme les autres adeptes du socialisme africain, il rejette l’idée d’une histoire humaine fondée sur la lutte des classes, sensée déboucher sur la prise du pouvoir sous une direction prolétarienne. Le démocrate en lui est également fondamentalement allergique au despotisme des systèmes mono-partisan. Senghor : « Le pouvoir use. Si les dirigeants ne sont pas critiqués, ils risquent de se laisser aller. C’est pourquoi, il est bon qu’il y ait une opposition structurée capable de faire entendre sa voix ». À la question de savoir si la démocratie est possible en Afrique, il répond donc sans hésitation par l’affirmative. Comme le reconnaîtra plus tard un de ses fervents contradicteurs, il n’y aura jamais de crime contre l’intelligence au Sénégal sous Senghor.
Le discours politique de Senghor demeure cependant sobre. Contrairement par exemple à un Julius Nyerere, l’autre figure de proue du socialisme africain, il ne cherche pas à créer un nouveau dogme absolu, une nouvelle doctrine politique totalisante. Sans être l’adepte d’un empirisme vulgaire, il récuse la primauté de l’idéologie, tout en reconnaissant la puissance initiatique, magique, démiurgique de la parole : « Je ne suis pas le Conducteur. Jamais tracé sillon ni dogme comme le Fondateur. Je dis bien : je suis le dyali », le poète musicien.
En 1981, Senghor décide de quitter librement le pouvoir. Est-il usé, fatigué ? Abdication du poète devant le scepticisme de la réalité ? La charge qui pèse sur ses épaules semble devenue insupportable. Senghor : « Chaque matin quand je me réveille, j’ai envie de me suicider et quand j’ouvre une fenêtre, que je vois Gorée, je reprends goût à la vie».
Exténué par le tohu-bohu de la vie politique, Senghor choisit donc de prendre le large, de se retirer de la scène publique, de retourner au silence et à l’allégresse poétique. Appel irrésistible de la redécouverte de la beauté, de l’infini poétique ? L’acteur de l’histoire désormais émancipé des contraintes politiques va consacrer le restant de ses jours à parachever son œuvre littéraire. Il faut attaquer la mort sur son propre terrain, le terrain de l’existence : exister dans la mémoire des hommes ; aimait-il dire, avant d’ajouter : « la seule forme de postérité possible est la création d’œuvre d’art ». La poésie fut cet éblouissement par lequel tout avait commencé pour lui. La poésie sera cet enchantement par lequel tout finira. Senghor : « s’il devait rester quelque chose de moi que ce soit mon œuvre poétique seule. »
Début 1984 la rumeur cours, enfle à Paris. Senghor portera bientôt l’habit vert, le bicorne, la cape et l’épée des immortels de l’Académie française. Chez les tenants de l’idée, de la fable d’une certaine identité française de souche, on ricane, on fait campagne contre cette idée au mieux saugrenue : « Allons soyons sérieux ! Pourquoi pas Bokassa aussi tant qu’on y est ? » Dans certains milieux africains les dents grincent : « On vous l’avez dit : Senghor est un Nègre Bounty : Noir dehors, Blanc dedans. Le masque vient de tomber ! Il a toujours préféré la normandité à l’africanité !» Pourquoi ce refus d’envisager, au-delà des données d’origine, l’identité de l’homme comme un processus d’être-devenir vers un monde plus ample ? Pourquoi cette vision de l’identité comme une soustraction, comme une substance ? Pourquoi ce jugement sans appel – ce reflexe crispé, pavlovien – de l’identité-relation comme une perdition ? Hybride Senghor ? Le poète prend l’injure pour un éloge. Il l’assume, et comme toujours – la voix, le débit lent, les syllabes articulées, les liaisons soignées – il argumente, il explique : oui, j’ai fait mienne la langue française et j’ai contribué à lui donner son universalité ; oui, j’ai œuvré pour la francophonie, cette communauté spirituelle, cette solidarité de l’esprit ; oui, l’avenir est au dialogue ; et vivre cette terre , c’est favoriser la confrontation féconde, la fécondation mutuelle des cultures.
Le 24 mars 1984 l’ancien Président redevenu poète est finalement reçu à l’Académie française ; il sera le premier Noir à siéger sous la coupole. Edgar Faure s’adresse à lui en ses termes : « Vous êtes de ceux qui pensent que les poètes, parce qu’ils sont les visionnaires, sont qualifiés pour conduire les peuples dans les périodes de mutations, quand le mouvement de l’histoire est si rapide qu’on ne peut l’accompagner qu’en le précédant ».
Le 20 décembre 2001, Léopold Sédar Senghor tira sa dernière révérence, à son domicile de Verson, en Normandie. On le savait malade depuis quelques temps. Il vivait avec un simulateur cardiaque pour soutenir son cœur fatigué. Dès l’annonce de son décès, les hommages rendus sont unanimes : les uns et les autres saluent ce magicien des mots, cette grande voix de l’Afrique, ce champion de la dignité africaine, ce fondateur de la démocratie sénégalaise, ce magnifique passeur de cultures, cet apôtre du métissage culturel, cet homme de sagesse et d’équilibre, cet homme de vision, cet homme qui était à la fois mémoire et prophétie, cet homme qui voyait loin.
Oui, les poètes voient parfois loin, plus loin que les politiques. Ils voient l’invisible lointain. Parce qu’ils raisonnent avec leur cerveau, leur cœur et leur ventre, ils voient les choses au-delà de l’éphémère, à la lumière du temps éternel. En inquiétude permanente sur les temps, ils montrent le passé et l’avenir. Platon ne se serait-il pas fourvoyé en les déclarant complètement inaptes, impropres à la charge publique, à la gérance de la cité ?