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L’être zéro

Crever les yeux d’un homme sans provoquer une hémorragie mortelle n’est pas à la portée du premier venu. À cet égard, Rembrandt manquait de réalisme quand, en peignant L’Aveuglement de Samson, il représentait un Philistin lui enfonçant droit son poignard dans l’œil. Un médecin s’y serait pris autrement. Si familier des chirurgiens et des dissections, Rembrandt s’était sûrement renseigné sur la technique la plus appropriée pour ôter la vue en conservant sa vie au supplicié, mais agissait-il à dessein en préférant donner au poignard qui aveugle la forme de la visée d’une caméra.

Dans les années 1620, quand Rembrandt travaillait encore comme apprenti, Cornelius Drebbel fabriquait de merveilleux instruments d’optique qui permettaient à la République hollandaise de ravir à l’Italie la première place sur le marché des outils de savoir : des lunettes, des télescopes, des microscopes, mais également des caméras dont le prix dépassait de loin les moyens d’un jeune homme, fût-il génial. « J’ai chez moi, écrivait Constantin Huygens, un instrument de Drebbel qui fait des effets admirables en peinture de réflexion dans une chambre obscure ; il ne m’est pas possible de vous en déclarer la beauté en paroles ; toute peinture est morte à ce prix, car c’est ici la vie même, ou quelque chose de plus relevé. »[1] Et lançait-il un défi à Rembrandt.

L’industrie du verre à Venise, au XVIe siècle, avait perfectionné les machines à peindre en substituant des lentilles optiques aux miroirs concaves qui réalisaient une réfraction. Cette technique atteignait alors en Hollande un degré de raffinement extraordinaire, avec des artisans qui ne l’étaient pas moins, Spinoza en particulier. Les objectifs des caméras actuelles — les « cailloux » en termes de métier, car on les polit avec autant de soin que les pierres précieuses, dont ils valent d’ailleurs le prix — sont encore fabriquées selon le même procédé. Pour pratiquer son art, la technique obligeait le peintre à se doter, non seulement d’une caméra sophistiquée, mais de tout l’appareillage nécessaire aux prises de vue : lentilles qui multipliaient les focales ; lanternes de projection afin d’éclairer le motif de la plus forte lumière possible, lesquelles réclamaient d’autres sortes de loupes tout aussi sophistiquées et tout aussi chères ; atelier de grande hauteur, disposant de vastes fenêtres ; apprentis en nombre qu’il fallait former longuement et qui devenaient autant de rivaux en puissance ; bref, d’un studio où le peintre était contraint au secours d’une équipe, à l’usage d’un matériel lourd, à l’angoisse de financements déments — ce qui explique que Rembrandt se soit ruiné comme Vermeer ensuite.

Le peintre, désormais, ne pouvait plus sortir de la chambre noire. Cette machinerie, dont les prouesses répandues comme une drogue dans les ateliers laissaient bouche bée les apprentis, ne produisait pas seulement les mêmes effets d’accoutumance et de dépendance, elle changeait la nature de la peinture, en la vouant au dieu du réalisme photographique. En 1648, à Rome, quand il concevait le paysage où « Diogène se dépouille en renonçant à son écuelle pour ne plus boire que dans sa main, comme il le voit faire à un jeune homme », Poussin appelait les peintres à se rebeller contre la dictature de la caméra, en associant à l’image de l’écuelle la forme de la lentille optique. Mais, pour échapper à l’emprise du regard objectif, faut-il nécessairement entrer dans le monde où le peintre ne dispose plus que de sa main pour se guider, là où comprendre qu’il est aveugle.

Regardez les traits de Samson et reconnaissez ceux de Rembrandt. « Figure du génie terrassé par les créanciers et les critiques », observait Claudel.[2] Remarquez que le tableau qui, pour la première fois dans l’histoire de la peinture exposait le supplice dans toute son horreur, fut offert par le peintre à Constantin Huygens précisément, son premier mécène, celui qui l’avait sorti de l’atelier de Pieter Lastman et lui avait obtenu la commande de La Leçon d’anatomie du docteur Tupl, mais sans doute aussi celui qui l’avait initié au travail en chambre noire.

À confondre les traits de Saskia, sa femme, avec ceux de Dalila, Rembrandt ne livrait pas moins une image érotique. Le supplice oblige l’amant à laisser renverser, maîtriser, violer, et à perdre, sinon sa virilité, du moins la chevelure et le regard qui assurent son pouvoir de séduction — et, partant, son pouvoir tout court. Image érotique, mais également théologique. Le supplice rappelle encore Saül de Tarse sur le chemin de Damas. Le supplice, en somme, consiste à devenir juif. « Rembrandt se rêve juif », notait Michel Butor. « Or on sait bien que dans la tradition chrétienne la synagogue est représentée comme aveugle ou au moins les yeux bandés, car elle n’a pas été capable de reconnaître la venue du messie. Samson, les yeux crevés devient le Juif par excellence. »[3]

À Byzance, où le supplice fut si employé, « l’aveuglement se pratiquait par le moyen du feu », précisait Schlumberger. « Le bourreau approchait des yeux du condamné une tige de métal chauffée à blanc. Le malheureux patient, maintenu de force, sentait ses orbites se fondre et crépiter au contact de ce corps ardent. »[4] Mis à nu, assis à l’envers sur un âne, il était ensuite promené dans toute la ville pour être raillé et injurié. Nourriture hypnotique, le supplice réalise la cohésion du regard quand il devient « public ». Il crée l’hallucination où éprouver le vertige d’une solidarité toute-puissante : perception délicieuse qui fait de chaque spectateur un membre — la partie infime, mais indispensable à l’unité d’une foule, vibrant d’une même union avec le public tout entier. Mais le spectacle offre surtout l’occasion d’approcher le paradoxe et le mystère de la symétrie entre le supplicié et une masse de regards et d’émotions qui ne font plus qu’un : le spectacle tout court.

Le 6 janvier 1895, Goncourt observait « les gamins montés sur des arbres, s’écriant, lorsque Dreyfus arrivait, marchand droit : “Le salaud !” et quelques instants après, à un moment où il baissa la tête : “Le lâche !” »[5] Ce qui troublait Goncourt alors, ce n’était pas l’antisémitisme — il était  résolument antisémite — mais la jouissance du sacrifice, sa fièvre, sa montée. Cette même année 1895, à Londres, avec l’affaire Wilde, débutait une autre procédure supplicielle, maintenant pour crime sexuel. Voilà, écrivait Proust, le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mourront chacun de son  côté ».[6] Parce qu’il ne vise pas à tuer mais à rendre la victime aussi impuissante et vulnérable qu’un nouveau-né ou qu’un vieillard, l’aveuglement bouleverse radicalement les données sexuelles et leur portée symbolique. Aveuglé, un homme n’est plus capable de défendre sa liberté ni de gagner sa vie. Il rejoint la masse des mendiants dont chacun peut se moquer, descendu au plus bas niveau de la hiérarchie humaine, déchus de toutes qualités, exclus même, hors les jours de grande infortune où le plus grand nombre se rallie autour de la victime, comme les Juifs autour de Dreyfus, de la sympathie — parfois de la société — de leurs semblables, auxquels ils donnent le dégoût de voir ce qu’ils sont, dépeint dans un miroir qui, ne les flattant plus, accuse toutes les tares qu’ils n’avaient pas voulu remarquer chez eux-mêmes.[7] Ainsi se conçoit la terreur de ce que je ne veux pas être, et de ce que je suis, rien qu’à y songer.

Là où Descartes assignait au doute — quand « je pense n’avoir aucun sens » — le travail de constituer le départ de la pensée ; là où il estimait avoir atteint son étiage, sa limite indépassable et un plan réellement mathématique, Kant éprouvait la présence d’un champ négatif situé en dessous de ce plancher, zone paradoxale cependant nullement abstraite, encore moins virtuelle : un fond à vif, incandescent, vibrionnant, antérieur et intérieur à la pensée, quand la pensée n’est pas encore la pensée, mais dont elle pourrait bien naître : le bouillon de la terreur précisément — quand la pensée ne peut plus même faire le vide, quand elle se disloque dans le chaos qui la saisit à fleur de peau et lui donne la chair de poule, en produisant aussitôt sur soi une pression monstrueuse.

« Je ne suis déshabituée du véronal qu’en avalant une quantité de poisons variés. Puis j’ai essayé de ne plus rien prendre, ce qui me conduisait au suicide », confiait Mme Straus à Proust. Le doute étend un désert uniforme filant à perte de vue devant soi, quand l’être zéro efface tout horizon. « Alors j’ai remplacé le véronal par le dialciba… et j’y reste. Seulement j’en prends trop, et même j’y ajoute quelques petits calmants ordonnés par mon charmant docteur Logre. »[8] Auprès d’elle, Logre avait remplacé Pozzi, assassiné par l’un de ses patients dans une crise de démence. Psychiatre de grand renom, Logre s’occupait également du président de la République, nouvellement élu alors (en 1920) : Paul Deschanel. À la suite d’un abus de barbituriques, il était tombé en pleine nuit de la fenêtre du wagon du train présidentiel. Retrouvé sur la voie ferrée en pyjama, hébété, annonçant qu’il était le président de la République, les cheminots l’avaient pris pour un fou. Malheur à celui par qui le scandale arrive, serait-ce à son corps défendant. Le Président dut bientôt démissionner malgré les soins de Logre. « Au revoir, mon cher, cher Marcel, je vous quitte pour vous lire, je ferais plus sagement en allant “Du côté de chez Deschanel”. »[9] Au bord du suicide, le Côté de Guermantes en main, Mme Straus avait encore de l’esprit. « Essayez donc du dial », lui suggère-t-elle, « et même, mais pas tous les jours, du didial. Mon cher Logre ne m’en permet une pastille que tous les quatre jours, jointe à un peu de dial. Voilà ma consultation finie. »[10]

Consultation charmante, vaine au demeurant, car Proust essayait déjà cette nouvelle drogue : Je me suis empoisonné, racontait-il à Natalie Barney quelques mois auparavant, (pas par désir de la mort, aimant beaucoup l’affreuse vie à laquelle je ne tiens plus que par un fil, mais par une rage de ne plus dormir qui m’a fait prendre en une fois une boîte entière de véronal, en même temps de dial et d’opium) je n’ai pas dormi mais j’ai terriblement souffert.[11] Lorsque débutait sa correspondance avec Geneviève Straus — en décembre 1888 (quand il avait dix sept ans) — elle ne raffolait pas moins de ce genre de voyages, fussent-ils des bad trips, où s’initiaient les lycéens, où ils s’initient encore, mais devait-elle se contraindre à se sevrer de temps en temps. C’est qu’à tordre, à fondre, à flasher les objets les plus élémentaires, comme le feu qui dévore le bouquet d’Emma Bovary, sans rien laisser subsister que le feu, le bad trip n’est pas moins fondateur des données de la perception. Faut-il encore, pour l’éprouver, prendre la position d’un observateur dont Coleridge (qui fut le premier disciple de Kant en Angleterre avant de devenir le maître de Thomas de Quincey) constatait qu’il épouse le regard d’un mangeur d’opium.

« Le surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel et avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant, etc., réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insignifiante comparée à leur force. Mais leur spectacle n’en devient que plus attirant dès qu’il est plus effrayant, à la seule condition que nous soyons en sécurité », relevait Kant.[12] L’espace détient maintenant la faculté de se briser et de me briser. L’espace ne plaisante plus, encore qu’il n’est pas moins emballant, vibrant d’une vie démente que je ne soupçonnais pas.

Si Kant maintenant parvenait à peindre un paysage en philosophe, il rendait l’espace terrorisant par nature, à exposer le mal radical, à lui donner sa portée stupéfiante et son impact décisif sur soi. Le paysage signifiait seul désormais. Il commandait une posture délicate. En se laissant façonner par les hallucinations de l’opium, Germaine de Staël y reconnaissait les perspectives savantes et miroitantes qui la poussaient à diffuser la philosophie de Kant en France. Chateaubriand ne goûtait pas moins à l’opium et aux vertiges kantiens, à leurs étourdissements, à leurs éblouissements, à leurs états de choc. Posture forcément risquée, quoi qu’on fasse pour s’assurer, car il se peut que la mort prématurée de Germaine de Staël, à Paris en 1817, soit due aux effets d’une surdose de laudanum. Juliette Récamier avait déjà tenté se suicider en avalant des pilules d’opium à Coppet, chez Mme de Staël, sauvée à temps par les soins de la maîtresse de maison. Parmi ses invités alors, Mme de Boigne notait qu’un jour, comme elle voulait consoler la petite Albertine de Staël en larmes, parce qu’elle avait été grondée par sa mère, l’enfant lui dit : « Hélas ! on me croit heureuse et j’ai des abîmes dans le cœur. » « Elle parlait le langage de Coppet », soulignait Mme de Boigne[13], autrement dit la langue de Kant, énoncée même par une petite fille.

La Révolution française constituait alors aux yeux de l’Europe un processus hallucinatoire au moins aussi spectaculaire et impressionnant que celui qui naît de l’opium. « Et c’est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent les forces de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature », concluait Kant.[14] La Révolution ne dépendait-elle pas d’un processus naturel ? Mais un processus d’autant plus difficile à appréhender et à contrôler qu’il se déroulait sans laisser à aucun observateur le pouvoir de sauvegarder une position d’où il pût l’étudier et se laisser stupéfier en toute sécurité. Or c’est sur le fond de cette terreur, issue non plus du doute à quoi songeait Descartes, mais de la menace permanente et diffuse que fait peser sur soi un phénomène cataclysmique, que Chateaubriand, parvenu à Jérusalem, reconsidérait le génie du christianisme : « Quand on voit les Juifs dispersés sur cette terre, selon la parole de Dieu, on est surpris sans doute : mais, pour être frappé d’un étonnement surnaturel, il faut les retrouver à Jérusalem. Il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays ; il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer. Ecrasés par la Croix qui les condamne, et qui est plantée sur leurs têtes, cachés près du temple dont il ne reste pas pierre sur pierre, ils demeurent dans leur déplorable aveuglement. »[15] Sans quoi, précisément, l’enfant de Combray ne se reconnaîtrait pas en Swann.

Depuis leur naissance biblique, les Juifs n’assuraient leur existence qu’au jour le jour, ou presque. Ils n’avaient jamais vécu dans le monde mathématiquement plat que concevait Descartes. S’il déplorait leur cécité, Chateaubriand n’entrevoyait pas moins qu’à leur donner leur vocation à la lecture et au repliement sur le texte saint, elle constituait paradoxalement leur force en dernier recours, mais peut-être aussi, maintenant, sa part la plus vivante au christianisme : « Les Perses, les Grecs, les Romains ont disparu de la terre ; et un petit peuple, dont l’origine précéda celle des grands peuples, existe encore sans mélange dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici. »[16]

La Terreur qui la saigna et la jeta sur les routes de l’Europe et de l’Amérique, en réduisant la plupart de ses membres à la misère et en les contraignant d’exercer les métiers les plus humbles, venait de confronter la noblesse française au même genre d’épreuve qu’Israël. Chateaubriand le saisissait mieux que personne quand il s’observait dans le regard d’un Juif de Jérusalem, soumis alors (en 1806) à l’autorité du sultan turc : « Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans soupirer : on lui demande sa tête : il la présente au cimeterre »[17] — précisément comme tant des siens à l’échafaud sous la Terreur.

Le bâton qui guide l’aveugle ne repère pas seulement le terrain, il émet régulièrement un son qui réverbère le lieu autour de soi en renvoyant un écho qu’il reçoit à même la peau. La peau du visage, la plus exposée, y particulièrement sensible. Les aveugles perçoivent ainsi les contours de leur environnement, avec plus ou moins de précision selon les individus, mais certains d’entre eux y gagnent une autonomie remarquable, par la sensation d’un fourmillement de plus en plus intense sur le front, sur les tempes, sur les joues lorsqu’ils sentent la présence d’une chose à mesure qu’ils s’en approchent. Diderot s’intéressait déjà à ce phénomène. Il dépend de ce que la physiologie appelait « le sens de l’obstacle » au temps de Proust — « l’écholocation » en langue actuelle. Si tous les animaux possèdent ce don, seules quelques espèces nocturnes ou sous-marines l’ont développé : oiseaux de nuit, chauves-souris, dauphins, etc. Privé de lumière, l’animal opère au moyen d’un cri. Emis comme par les ondes d’un sonar, le cri est renvoyé à l’oreille, avec le calcul de la distance et le profil de l’obstacle. Les aveugles humains retrouvent naturellement cette fonction, aiguillée en eux par la qualité sonore du martèlement de leur canne sur le sol, mais ils l’accentuent parfois en faisant claquer leur langue sur leur palais à la manière des dauphins, ou en poussant un cri qu’eux seuls entendent, encore qu’ils peuvent le laisser percevoir à d’autres, animé par le sentiment de leur vulnérabilité, surgi du fond de soi comme malgré soi. À en croire Proust, Chateaubriand possédait le même don, parce qu’en faisant entendre toutes les deux ou trois pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d’été on entend deux notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien que c’est un poète. Il nous dit que rien n’est sur cette terre, bientôt il mourra, l’oubli l’emportera : nous sentons qu’il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes ; mais tout d’un coup parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu’il cherche uniquement, et voici que sa pensée qui devait nous attrister nous enchante et nous sentons non pas qu’il mourra, mais qu’il vit, qu’il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avons déjà aimé en lui.[18]

Durant une cure à Evian en 1899, invité par les d’Haussonville, Proust gagna à son tour Coppet, où il retrouva la chambre de Mme Récamier et de Chateaubriand, mais sûrement aussi le sentiment de la même vulnérabilité, mêlée de joie et de terreur, celle qui réveille l’enfant de Combray. Elle ne tient pas seulement à la présence d’un Juif parmi les siens, mais au travail mathématique, encore qu’il n’est pas moins sentimental, qui lui permet de déchiffrer le signe, le signum où entrevoir le sens du nom de Swann.

Le signum, en latin médiéval, désignait la ceinture, le turban ou l’insigne, généralement de couleur jaune ou rouge, que les Juifs avaient à porter pour se laisser reconnaître. Devoir d’identification qui leur incombait en terre d’islam depuis un édit du calife Omar en 634. Devoir qu’un arrêt du concile de Trente, en 1215, leur imposa en chrétienté. Le nom de Rothschild se rapporte précisément à au signum rouge des Juifs de France au Moyen Âge : la « rouelle », une pièce d’étoffe en forme d’anneau à coudre sur leur vêtement. Le sénat de la ville de Prague, à la fin du XVIe siècle, lui préféra le dessin d’une étoile jaune. Anneau ou étoile, la forme du signe sollicitait inlassablement la symbolique saturnienne qui, déjà à Rome, confondait l’étoile d’Israël avec l’astre mélancolique du Temps, l’anus de l’univers, là où finit la mémoire.

Jadis le monastère, la cathédrale, le château, la corporation, l’atelier, la ferme construisaient autant de lieux où se rassembler, s’épauler et se défendre entre soi. L’édification d’une clôture structurait la société du haut en bas de sa hiérarchie. Cependant le ghetto dessinait sa structure fonctionnelle la plus simple. Si le cloître traçait le cercle de l’esprit saint où approcher Dieu, si la place royale dessinait le cercle du monde et comme sa bouche, où entendre la langue du roi et celle de la raison, le ghetto constituait une sorte de sphincter — ce que l’anneau du signum suggérait crûment.

« Quand je lui sers la main, je suis absorbé par son faux col évasé, élimé, et qui, sans exagérer, n’a pas été changé depuis huit jours », constatait René Boylesve en décrivant Proust. « Tenue de pauvre, avec de petits souliers fin chaussant un pied de femme. Une cravate râpée, un pantalon large, d’il y a dix ans. Il a, malgré la moustache, l’air d’une dame juive de soixante ans qui aurait été belle. Ses yeux, de profil, sont orientaux. Je cherche à voir ses mains, mais elles sont emprisonnées dans des gants blancs, remarquablement sales. »[19] Les leçons d’hygiène d’Adrien Proust ne mettaient la France au devoir d’assurer la salubrité publique et privée qu’en autorisant chacun maintenant à palper un corps et à y renifler l’odeur du Juif, fût-ce celle de son propre fils. Mauriac s’y pliait à son tour, dans son Journal d’un homme de trente ans, quand il notait : « Ce dernier mois, étrange souper à 10 heures du soir au chevet de Proust : draps douteux, odeur de meublé, tête de Juif, avec sa barbe de dix jours, revenu à la saleté ancestrale. »[20] Pourtant Boylesve et Mauriac se donnaient pour ses amis, mais est-ce si étonnant qu’ils l’examinent chacun avec le même regard et qu’ils l’apprécient avec les mêmes mots ? Cependant s’il « puait », Proust ne restait pas moins « sacré » à leur regard. « Il y eut un écrivain pour mesurer l’importance de Marcel Proust et en être accablé, mais sans bassesse ni envie : ce fut le charmant René Boylesve. Il avouait sans fard que Proust avait accompli ce que lui-même avait rêvé », signalait Mauriac.[21] Décidément, la mémoire fonctionne comme un intestin. Je la regarde couler dans une eau bleuie par un désinfectant. Il faut bien tirer la chasse. Elle lâche soudain sa lame. La vague tourbillonne. L’eau monte dans la cuve. La mousse s’enfle. Puis, d’un coup, elle se laisse aspirer tout entière par le siphon, en relâchant une eau redevenue bleue.

Cette cuve est partout et nulle part, intégrée au plus profond de la pensée. Elle sollicite le système de valeurs ancré en soi depuis la toute petite enfance quand on apprend à aller aux cabinets. « Cette haine qu’on a pour eux est extraordinaire. Mais d’où vient cette puanteur qui confond tous les parfums ? » se demandait Mme de Sévigné en évoquant la juiverie d’Avignon. « C’est sans doute que l’incrédulité et l’ingratitude sentent mauvais comme la vertu sent bon. »[22] L’hygiène (si réduite que fût sa pratique alors, limitée, en somme, à l’usage des parfums) y jouait déjà un rôle essentiel, appuyé sur une scénographie qui chargeait les éléments les plus sordides d’une remarquable puissance symbolique.

« Il y a une rue, dont le nom m’échappe, et qui est tout entière concédée aux Juifs ; il y a des caractères hébreux sur les boutiques, des fabriques de pains azymes, des boucheries juives, c’est tout à fait la Judengasse de Paris. C’est là que M. Bloch aurait dû demeurer », estime plaisamment le baron de Charlus en songeant à la rue des Rosiers.[23] Si son nom lui échappe, il n’échappera pas à Bloch, puisqu’il prendra justement le nom de Jacques du Rozier quand, en relayant Swann, il sera devenu le Juif des Guermantes, et bientôt un Guermantes tout court.

« Le Juif cultivé s’est donné toutes les peines imaginables pour se dépouiller de tous les signes caractéristiques de ses vulgaires coreligionnaires », constatait Wagner. « Mais ce zèle, dont il n’a jamais recueilli tout le bénéfice escompté, n’a contribué qu’à l’isoler d’une façon complète, et à faire de lui le plus sec de tous les hommes. »[24] Israël témoignait jadis, au sens que saint Augustin donnait à ce verbe. L’exil, la dispersion, la pestilence du ghetto témoignaient de la malédiction qui frappait à jamais le peuple déicide et aveugle. En autorisant la Synagogue à enlever son bandeau et à sortir de sa fange, les Lumières la privaient du plus émouvant de ses charmes. Charlus s’accorde avec Wagner pour le regretter : « Je ne m’occupe de tout cela qu’au point de vue de l’art. La politique n’est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmi ses enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour ne pas savoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation de la synagogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau qu’il est plus homogène et plus complet. »[25]

Pourtant, s’il devient méconnaissable sous l’apparence du baron de Charlus, le Juif émancipé ne laisse pas moins entrevoir le signum. Le nom de Charlus rappelle autant le ghetto que celui de Rothschild, de Guermantes ou de Swann, comme malgré soi, poussé par plus fort que soi, par le travail d’une mémoire décidément involontaire. L’émancipation, la conversion au christianisme, le mariage aristocratique, le culte de l’art, le dandysme, le snobisme n’y changent rien. Israël ne quitte pas pour autant l’univers courbe, ni l’étoile que Proust observait à travers la lunette de son télescope.

« À moi qui, depuis vingt ans, crie tout haut que, si la famille Rothschild n’est pas habillée en jaune, nous serons, nous chrétiens, très prochainement domestiqués, ilotisés, réduits en servitude, le livre de Drumont m’a causé une certaine épouvante, par la statistique et le dénombrement des forces occultes de la juiverie », certifiait Goncourt.[26] Les signum représentaient le symbole de ce qu’il faut ne pas être : les Guermantes, alias Marsantes ou Saint-Loup, l’avaient oublié. Le signe ne leur imposait pas qu’une marque infâmante, il leur interdisait de monter à cheval, de porter une arme, de répondre à une injure. En s’en affranchissant, les Guermantes provoquaient une rage qui leur rappelait qu’au regard de nombre de leurs contemporains ils restaient aveugles aux vérités de l’Evangile, fussent-ils convertis au christianisme.

« Voulez-vous savoir ce que c’est que la voix du sang ?  demandait à ses amis un duc français qui, malgré les larmes de sa mère, avait épousé une Rothschild de Francfort, regardez… Il appelle son petit garçon, tire un louis de sa poche et le lui montre. Les yeux de l’enfant flamboient… – Voyez, reprend le duc, l’instinct sémitique se révèle de suite », racontait Drumont[27] en désignant à son public le petit Armand de Gramont, le futur maître de Proust en mathématique riemannienne, titré duc de Guiche suivant l’usage familial, l’un des modèles présumés de Saint-Loup, comme le symptôme de l’enjuivement du monde.

« C’est bien ce qu’on dit : Marsantes, Mater Semita, ça sent la race », répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie « sente » et non « Sémite », mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu’il devait pourtant à l’actrice. (Elle était moins bien venue que personne à traiter de Juive Mme de Marsantes à qui les ethnographes de la société ne pouvaient arriver à trouver de juif que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix).[28] Or, précisément, à orthographier Lévis-Mirepoix Lévy-Mirepoix — et remarquez que la coquille a sûrement été corrigée sur épreuves par les soins de la maison Gallimard lorsqu’elle édita le Côté de Guermantes, mais rétablie par Proust sur le bon à tirer (ce qui explique qu’elle soit pieusement conservée par l’éditeur de la Pléiade) —, à laisser délibérément cette coquille, Proust, ne serait-ce que par cette facétie, met en jeu la filiation détonante qui, en passant par les Guermantes, ramène à l’énigme de son rapport au Talmud. De fait, à concevoir Marsantes à partir de Mater Semita — avec l’ironie qu’il faut entendre évidemment « Sent(ier) » dans Semita —, sa langue révèle un goût pour les conjonctions étymologiques et pour les diversions logiques et chronologiques qui forment comme une spécialité talmudique.

« Nous ne savons interpréter qu’un seul nom, celui de Setour, fils de Michaël. Setour parce qu’il invalida (satar) les paroles de l’Eternel béni soit-il. Michaël, parce qu’il l’a rendu faible (mach) », dit le Talmud.  Contre-sens délibéré, par quoi il invitait son lecteur à s’interroger et à retrouver de lui-même l’étymologie juste, expliquait Levinas : « Michaël a beau signifier en bon hébreu “Qui est comme Dieu” (connaissez-vous un nom plus beau ? Une prière faite nom !) Allez ! Allez ! Michaël vient du mot mach qui veut dire “faible”. »[29] Ainsi en va-t-il de Mater Semita. Car, de toute évidence, Marsantes vient de Mater Sancta : « mère sainte ». Cela « s’entend ». Demandez-vous pourquoi Proust commet une erreur dont vous ne pouvez guère douter qu’il l’a pourtant savamment construite. Pourquoi opérer délibérément un contresens — même si Sancta n’est nullement l’inverse de Semita, sauf précisément du point de vue antisémite —, sinon pour exposer le contexte où il se comprend, mais surtout pour le faire entendre, au sens à la fois conceptuel et acoustique. « Lorsqu’un talmudiste, commentant un texte biblique, renvoie à un autre texte biblique — le renvoi serait-il arbitraire —, il faut lire soigneusement le contexte du passage cité », précisait encore Levinas. « Ce n’est pas l’explication du mot qui compte. Il s’agit d’associer un “paysage” biblique à un autre pour dégager de ce jumelage le parfum secret du premier. »[30] C’est le principe même de la réminiscence proustienne.

Perturbant les habitudes par sa seule présence pour peu qu’il se mette à la place de Swann, le lecteur ne peut pas ne pas respirer l’odeur de l’antisémitisme parmi les parfums de Combray. Qu’a-t-il de si surprenant à Combray ? S’il se dégage aussitôt qu’un Juif signale, s’il passe par des plaisanteries, des « mises en boîte » qui lui ôtent son agressivité, il ne cessera pas pour autant de s’évaporer du roman. Dès que je m’y suis habitué, dès que je ne le sens presque plus, m’en parvient une bouffée où son acidité s’est plus concentrée, comme s’il suffisait qu’il se fasse oublier pour ressurgir. La similitude d’une crise de l’histoire de l’Egypte avec les événements actuels achèvent de nous montrer que telle substance qui fait le fond de l’humanité, souvent invisible et comme interrompue, ne meurt pas cependant et se retrouve identique là où on s’y attendait le moins, observait Proust[31] quand débutait l’affaire Dreyfus — ce quoi se réfère l’expression événements actuels.

Les patriciens romains appréciaient beaucoup les esclaves grecs quand ils étaient instruits et dotés d’un savoir-faire. Les grandes maisons recrutaient parmi eux leurs régisseurs, leurs précepteurs, leurs décorateurs, etc., mais également leurs médecins. Un médecin esclave prenait bien mieux en compte qu’un homme libre le risque qu’il prenait si son maître mourait. Risque que mesuraient autant les autres membres du personnel de la maison. Au milieu de VIIe siècle, dans son palais de Damas, le cafile Omar préféra s’entourer d’un personnel composé de Juifs et de chrétiens auquel il confiait les mêmes fonctions. Et introduisait-il cet usage parmi les puissants. Les monarques européens se mirent bientôt à engager des Juifs de cour, mais encore à imposer à la dispersion d’Israël en chrétienté le « servage de la Chambre », autrement dit l’entretien du trésor du prince. Les serfs paysans moissonnaient la terre ; revenaient aux serfs juifs la tâche de moissonner l’argent. La plupart des petites cours allemandes, autrichiennes et polonaises se conformaient encore à cet usage au milieu du XIXe siècle, comme nombre de cours musulmanes, à transposer le schtetl en mellah.

En septembre 1847, sur la route qui le menait chez Eve Hanska, Balzac arriva à Brody, la capitale du fief des comtes Potocki. Les Juifs y tenaient les auberges et les relais de poste. Balzac eut beaucoup de peine à mobiliser un palfrenier pour l’équiper en chevaux frais, car l’on fêtait alors Rosh hashana. « En aucun autre pays du monde, la nationalité juive ne s’est plus insolemment implantée, comme une mousse dans un champ, qu’en Pologne, et je comprends l’aversion que l’on prête à l’empereur Nicolas contre ce pouvoir usurpateur », songeait-il en rongeant son frein.[32] La juiverie de Naidernai en Alsace ne se réduisait guère qu’à une rue où s’épaulaient les boutiques d’une vingtaine de familles, sa petite foire en différait sûrement par le climat et par le style, mais au milieu du XVIIIe siècle on y parlait encore à peu près le même yiddish qu’en Pologne. Goetschel Bloch, l’ancêtre de Proust, y tenait comme à Brody le relais de poste et l’auberge, privilège qui lui valait la fonction de Juif de cour auprès du comte de Landsberg, seigneur de Naidernaï : Bloch fournissait sa table et son écurie ; il servait d’intendant et de facteur ; il levait l’impôt sur les Juifs. Toute petite cour, vous étiez loin de Versailles. L’auberge des Bloch, pariez que ce n’était pas grand-chose. Rachel Bloch y naquit en 1750 ; elle épousa Lazare, fils de Moyse Weil, rabbin à Naidernaï ; elle mourut à Paris en 1815. Proust s’en souviendra.

Le règlement des juiveries n’autorisait qu’un nombre limité de mariages. Généralement seuls un fils et une fille par famille pouvaient se trouver un conjoint — juste de quoi maintenir un foyer de génération en génération. Il est vrai que la règle, même si elle ne dépendait pas de la même contrainte, ne s’appliquait pas moins aux gentils, pour peu qu’ils fussent nobles ou bourgeois. C’est pourquoi il était si difficile à un apprenti de devenir compagnon et de se former à la maîtrise s’il n’avait pas la chance d’être le fils ou le gendre aîné d’un maître artisan ou marchand — non seulement parce qu’il lui fallait donner les preuves de sa « pureté de sang », en faisant valoir qu’il n’était bâtard ni juif, mais parce que son maître s’engageait solidairement auprès de ses confrères à ne transmettre sa patente ou sa licence à qu’un seul héritier, poussé par le même souci de contingentement, pour s’épargner la menace de la concurrence. Les cadets se résignaient à l’état d’ouvrier au service de l’aîné, ou s’en retournaient à la terre où l’on avait besoin de bras. Avec un pécule, et un peu d’esprit d’entreprise, à eux de se trouver une parcelle à cultiver et, partant, une femme. La noblesse ne procédait pas autrement avec ses siens. « On voit dans les anciennes familles nobles une quantité de cadets », relevait Chateaubriand qui se comptait lui-même dans ce malheureux lot. « On les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans que l’on sache ce qu’ils sont devenus. »[33] Les paysans enrichis, qui se maintenaient au-dessus du statut de domestique au prix du bail de leur propre champ, se recrutaient dans la marée humaine que rejetaient les castes nobles et bourgeoises, où ils ne s’étaient pas moins aguerris en se donnant un peu d’instruction. La famille du Narrateur s’y conçoit. Seulement la République autorisait maintenant la concurrence. Et elle menaçait chacun de faire faillite.

Le métier de prêteur sur gages qu’on réservait jadis à la masse juive, ce métier exercé au niveau le plus humble et le plus courant consistait surtout à réparer et à revendre des souliers, des vêtements, des meubles, des outils usagés qui donnaient inévitablement aux juiveries l’aspect d’un marché aux puces. L’usure, à ce niveau, s’occupait moins de crédit que de foire à la ferraille. Dans la plupart des cas, quand ils avaient peu de valeur, les objets laissés en gage n’étaient pas récupérés, enjeux en réalité d’une vente déguisée qui permettait d’échapper aux règlements corporatifs, avec la bénédiction du prince, lequel en tirait son bénéfice par le biais de l’impôt sur les Juifs. Ce faisant, ils créaient un commerce de l’occasion ouvert à tous produits (ou presque, les armes étant rigoureusement proscrites), qui concurrençait le commerce du neuf, régi par les corporations précisément interdites aux Juifs. Et le colportage leur permettait d’écouler la production de l’artisanat rural (tricots, sabots, poteries, etc.) pas moins banni en ville par les mêmes règlements corporatifs. « Ces antéchrists courent de village en village, vendent ceci et achètent cela, et de la sorte ils se débarrassent de leurs vieilles marchandises avariées et trompent les gens avec leurs vieux chiffons, mais ils gâchent tout le commerce, spécialement de celui de l’argent, du laiton, de l’étain et du cuivre », déploraient les commerçants de Berlin en 1673 dans une adresse au Grand Electeur afin d’expulser les Juifs, tout récemment admis en Prusse, sans quoi les chrétiens iraient à la ruine.[34] Les cahiers de doléances aux Etats Généraux en 1789 réitéraient les mêmes demandes, pour les mêmes motifs, quant aux Juifs d’Alsace et de Lorraine.

D’où la nécessité de mettre en jeu la qualité des produits qu’offrait l’artisanat corporatif, qualité garantie par les règles de l’art de ses compagnons avec le label qui les différenciait de la camelote juive. Coûtaient-ils forcément plus chers, mais ces produits-là duraient bien plus longtemps à l’usage. Des souliers juifs pouvaient bien avoir l’air aussi solides et reluisants que des souliers gentils ; en réalité, ils avaient déjà été portés et rafistolés. Le concept d’aryanité garantit le même label publicitaire à l’être. Ni une occasion, ni un simulacre, ni une contrefaçon, il est l’être authentique, infiniment durable, infiniment performant, saisi par les meilleurs artisans avec les meilleurs outils, sans quoi l’être aryen ne pourrait pas produire nécessairement du neuf. Faut-il encore se concevoir un concurrent sadique, un suceur de sang, mais sur la pente dégénérescente, le maître de la boutique, le roi de l’ancien qui, tôt ou tard, ne vaudra plus rien.

L’aryanité, alors, s’appuyait sur la découverte par les Européens de l’Himalaya et des arêtes de poissons fossiles incrustés sur ses pentes. Les eaux du Déluge, à remonter aussi haut, avaient forcément dû épargner un peuple pour donner son origine à l’humanité postdiluvienne. Voilà la preuve que Noé et ses descendants étaient himalayens. Les Hébreux, en s’appropriant le label qui, en somme, inventait le neuf, se dénonçaient comme de vulgaires faussaires singeant l’homme véritable.

Toutefois, le neuf avait toujours été là. L’ancien également. Ils avaient débuté ensemble dans les mêmes foires. Ils ne changeaient pas en soi. Chacun formait une lignée conceptuelle autonome. Le neuf garantit qu’il « baissera » jamais. Un objet neuf vaudra toujours le prix d’un objet neuf, alors que l’ancien se condamne nécessairement à valoir zéro, un jour ou l’autre. Le neuf et l’ancien témoignaient, là encore, au sens de saint Augustin comme à celui du petit commerce. Le neuf renouvelait perpétuellement le monde, tandis que l’ancien le parasitait. Si le neuf se confond aujourd’hui avec la vie, et l’ancien avec la mort, c’est que le neuf s’est annexé le temps conçu par le XIXe siècle, quand l’ancien pourrit dans l’espace façonné par la Révolution française dont en définitive, à un regard aryen, seuls les Juifs ont profité. En définissant les « formes a priori de la sensibilité », le temps et l’espace ainsi entendus, si pulsionnels qu’ils soient, ne se rapportent pas moins à la conception du marché contingenté et soustrait à la concurrence sous l’Ancien Régime. L’islam le conçoit également ; Abraham, Moïse, Jésus ont toujours été musulmans. Juifs et chrétiens ont seulement copié le Coran.

Tous ces gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs, assure Françoise au Narrateur, fachée qu’il fasse part à Bloch de ses découvertes, avec la crainte qu’il ne le devance et ne les publie avant lui — ce que son maître redoute autant qu’elle, même si étrangement il ne peut s’en empêcher. Bloch se donnait en effet un alibi rétrospectif en me disant chaque fois que je lui avais esquissé quelque chose qu’il trouvait bien : « Tiens, c’est curieux, j’ai fait quelque chose de presque pareil, il faudra que je te lise cela. » (Il n’aurait pas pu me le lire encore, mais allait l’écrire le soir même).[35] Et de laisser entendre qu’il existe peut-être deux versions de la Recherche, l’une trafiquée par Bloch sous le nom de Proust, et l’autre véritablement aryenne, suffit-il de la distinguer et d’y mettre le prix.

Le copieur opère nécessairement la « reconduction du même par le même » : ce que signifie homosexualis à la lettre. Il ne crée rien, il ne génère rien, il profite de l’autre, il l’exploite, il jouit d’une imposture, il répand le vice, lequel ne tient pas seulement à l’hystérie, à la perversité, à la faiblesse d’esprit, mais au culte juif du même, au monothéisme, à son ambition sectaire, anale et nihiliste. Le même, c’est toujours zéro. Quand les psychiatres allemands formèrent ce concept dans les années 1870, on leur reprocha de créer un barbarisme qu’ils auraient pu facilement éviter, eux si cultivés. Pourquoi associer « homo », le même en grec, à « sexualis », le genre en latin, et partant la sexualité ? Mieux vaudrait dire « simosexuel ». Autant associer le latin au latin. L’anglais restitue à l’oreille l’association d’idées en gardant encore un peu l’accent de Virgile : « same sex ». Cela allait de soi entre latinistes et ils étaient nombreux alors. Pourquoi aller chercher homo en grec ? Mais c’est que, justement, les psychiatres allemands n’oubliaient pas non plus le latin. Homo : « homme » au sens générique. Ainsi l’on définissait une race humaine : l’homosexualis, concept construit comme homosapiens, relique d’une race parasite que les Aryens auraient submergée en même temps que le Déluge mais qui ne restait pas moins redoutable. La psychiatrie allemande le suggérait déjà en édifiant et en codifiant la théorie universelle de la dégénérescence, avec pour horizon la domination éclatante de l’homospiritualis — en termes hégéliens, selon la phénoménologie de l’esprit et la dialectique de la vie, quand un l’emporte toujours sur zéro, cela n’allait pas moins de soi alors, la race du haut, la belle race spirituelle issue de l’Himalaya vouée au culte de l’autre, s’opposant à la race du bas, la race accrochée, addictée au sexe et aux intérêts les plus égoïstes, les plus vils, les plus malins.

« Il y a deux sortes de combats. Le combat chevaleresque, où des adversaires libres mesurent leurs forces, où chacun reste seul, perd ou gagne par ses propres moyens. Et le combat du parasite qui, non seulement pique, mais encore assure sa subsistance en suçant le sang des autres », écrivait Kafka à son père en lui reprochant de le vampiriser.[36] Vampire par nature, Saturne ne change guère. Il quitte seulement la campagne où l’on le confondait encore avec Satan, pour gagner les égouts des grandes métropoles du XIXe siècle où il mue en cafards, en poux, en vermine pour dévorer ses enfants, les digérer, les déféquer en faisant d’eux des insectes monstrueux à leur tour. « Je suis obligé de me reconnaître une tare neuro-pathologique », confiait Freud à sa fiancée.[37] Le signum n’impliquait plus seulement le risque de prendre un mauvais coup, mais d’être mentalement malade, et concevait-il comme Kafka la nécessité de tuer le roi de la boutique — du moins de s’en débarrasser pour naître, mais naître vraiment, quitte à en payer le prix. Il est vrai qu’ils n’étaient pas les seuls à y songer. Tout le monde voulait naître.

« Pourquoi craindre de le publier ? » demandait Sade. « Quand la vérité même arrache les secrets de la nature, à quelque point que les hommes frémissent, la philosophie doit tout dire. »[38] Ose savoir, suggérait Kant. Cette audace offrait déjà à Saint-Simon le scalpel d’un médecin légiste, sans l’épargner ni rien épargner à ses lecteurs, pas même l’autopsie du cadavre du dauphin de France : « Ses parties nobles se trouvèrent en bouillie ; son cœur, présenté au duc d’Aumont pour le tenir et le mettre dans un vase, n’avait plus de consistance ; sa substance coula jusqu’à terre entre ses mains ; le sang dissous, l’odeur intolérable. »[39] Et signait-il l’acte de décès de la monarchie française. Le travail intestin du mensonge, du crime, de la sodomie, de l’adultère, de la prostitution, de la débauche, de la corruption, du vol, du trafic d’influence, de la calomnie, de l’usurpation d’identité, des contrefaçons de toute nature, d’un bout à l’autre de la société jusqu’au sommet de l’Etat, documentait des mémoires qui livraient le corps d’une nation à la séance de chirurgie publique, en lui apprenant l’art de trancher dans le vif. Les réquisitoires de Fouquier-Tinville au tribunal de la Terreur s’y appuyèrent comme sur autant de dossiers bouclés d’avance. La cour de France ne sortait des Mémoires que pour se présenter au bourreau et à son carcan. La lame du docteur Guillotin ne tranchait pas moins que la langue du duc. Seulement n’était-elle pas si spirituelle.

Le démantèlement des clôtures d’Ancien Régime, s’il ouvrait l’espace à la concurrence, à l’urbanisation, à l’industrialisation, provoquait la crise qui offrait son discours médical, politique et théologique à la théorie de la dégénérescence, crise confondue avec les progrès du capitalisme, de la décadence, de la pourriture, mais dont l’origine remontait toujours à la même cause. « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic », assurait Marx. « Quel est son dieu profane ? L’argent. »[40] Reconnaissez encore la figure de Saturne, le dieu de l’âge d’or, de la jouissance, de la plus-value, dont le temple au Capitole servait déjà de banque centrale à la République romaine. La Révolution française accomplissait, en somme, des Saturnales modernes, prolongées indéfiniment sauf à provoquer la Révolution ultime qui, pour être prolétarienne, ne serait pas moins aryenne.

« J’appelle de ce nom méprisé de juif tout trafiquant d’espèces, tout parasite improductif, vivant de la substance et du travail d’autrui », précisait Toussenel en livrant Les Juifs, roi de l’époque en 1844. « Et qui dit juif, dit protestant, et il est fatal que l’Anglais, que le Hollandais et le Genevois, qui apprennent à lire la volonté de Dieu dans le même livre que le juif, professent pour les lois de l’équité et pour les droits des travailleurs le même mépris que le juif. »[41] La puissance de l’économie britannique, relayée déjà par celle des Etats-Unis, soumettait l’Europe à une pression qui ruinait ses structures corporatives plus encore que ne l’avait fait la Révolution française. Si le Juif symbolisait l’ancien, il n’incarnait pas moins maintenant le maître. Et Marx d’établir ce constat : « Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus juifs »[42] en découpant la silhouette du concurrent forcément enjuivé. Il isole toujours le profil du Saturnien rejeté à la périphérie du cosmos et sa vocation à disparaître. Seulement ce qu’on appelait jadis le temps, le temporel, le siècle, en langue médiévale, c’est-à-dire le matériel, le charnel, l’altération, l’infection, le mortel, fallait-il maintenant l’appeler l’espace, en lui gardant toutefois la même vocation à disparaître.

Être un cafard suscite inévitablement un cri — ce cri régulier, monotone, inlassable que Proust percevait à lire Chateaubriand, qui chez Kafka comme chez Rembrandt rappelle le supplice du coucher de l’enfant, quand il se rêve juif. Que ce soit dans La Métamorphose, Le Procès ou Le Château, il s’agit toujours d’exercer sur le corps du supplicié une pression accablante, sans qu’il ait la moindre idée de ce dont il est coupable. On va s’en débarrasser, s’en libérer, s’en soulager comme on va aux toilettes. Il ne pourra plus nuire. Il suffira de tirer la chasse. On l’aura oublié. Ainsi se conçoit le sacrifice qui, depuis des millénaires, clôture les Saturnales. « Le public se moque complètement de savoir si le combat est truqué ou non, et il a raison ; il se confie à la première vertu du spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit », notait Barthes en observant un match de catch.[43] Les yeux crevés, Samson devient un cafard. Quiconque, maintenant, pourra l’écraser.

Que je l’aimais, que je la revois bien, notre église ! songe le Narrateur. Mais, sa vue, il ne la doit qu’au produit stupéfiant auquel il goûte au terme de sa vie. Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours.[44] Si elle ne lui transfert qu’une vue mouvante et fragmentaire quand elle caresse le mur du sanctuaire en tâtonnant jusqu’à son bénitier, sa main lui laisse éprouver l’expérience du lieu, avec le sentiment de son écrasement par le temps, et partant de sa propre vulnérabilité, sans quoi à son tour il ne pourrait pas émettre son propre cri, ni en recevoir l’écho. En pénétrant dans l’église, c’est déjà comme s’il pénétrait dans une coquille de saint Jacques par la valve que les mains des pèlerins sur la route de Compostelle ont creusée à mesure que la France s’évangélisait et diffusait par ses rainures les rites de la foi chrétienne. Coquille à quoi le bénitier offre son miroir. Touchez-la, palpez-la, cette coquille, elle épouse la forme de votre main ; une main conceptuelle mais pas moins tendue comme celle d’un mendiant. En prenant un peu d’eau bénite, c’est comme si vous lui faisiez l’aumône par le même geste en miroir.

Voilà la chambre noire. En apprenti peintre, jadis, j’aurais rêvé d’y être admis. Pourtant, aussitôt la porte refermée sur soi, je n’y vois plus rien. Je deviens idiot. Ce lieu, je ne saurai jamais s’il est gothique ou roman, s’il est trapu ou élancé, s’il est frustre ou élégant. Comment pourrais-je le peindre ? Il est vrai que je peux toujours me renseigner par ailleurs, convoquer la biographie de Proust et me rendre à Illiers, au besoin. Là un peintre, ou un cinéaste en langue actuelle, retrouve son domaine professionnel. Est-il encore le mien ? C’est bien joli, Illiers, mais justement ce n’est pas Combray. Devenir peintre, Proust l’entend autrement. L’église d’Illiers, je pourrais la filmer, alors personne ne pourra jamais filmer celle de Combray, sauf à substituer à l’objectif de prise de vues une main qui me prend par la main, comme un enfant ou un vieillard, perdu, abandonné à lui-même, au devoir de se reconstruire une vie après un cauchemar.

Je fais régulièrement ce genre de rêves où un lieu familier révèle soudain une pièce inconnue, et qui s’ouvre elle-même sur d’autres lieux toujours plus étrangers, découvrant une complexité d’espaces toujours plus angoissants, dédale de corridors, d’escaliers en colimaçon, de boyaux qui se succèdent toujours plus étroits, où peu à peu, pris dans un carcan de plus en plus pénible et de plus en plus menaçant, j’étouffe, persuadé que je ne parviendrai jamais là-bas, jusqu’à l’issue, mais une issue minuscule, inhumaine, impossible. Un rêve tout ce qu’il y a de plus banal : une naissance — comme si je ne savais pas, comme si je n’avais encore jamais su naître —, une naissance à quoi je n’arriverais jamais une fois pour toutes, qu’il me faudrait perpétuellement revivre à chaque instant. Mais c’est aussi, tout simplement, mourir.

Alors pourquoi s’obliger à célébrer une telle vie ? Pourquoi ne pas s’avouer qu’elle est une chose atroce ? « C’est ça la vie ? oh ! je rentre… paroles d’un nouveau-né », assurait Villiers de l’Isle-Adam. Une telle objection, tout être la formule à sa manière, en exprimant chacun son tour un déni au désir de naître. Non ! Voilà paradoxalement en quoi consiste une naissance : un refus d’être. Le défi singulier de cette dénégation radicale et contre-nature n’est pas moins constitutif de soi. Accéder à la vie dans le sillage de son objection à la vie, ne pas vouloir être, c’est précisément être. Et, déjà, cela suffit sans qu’il faille encore le vouloir. Qui voudrait naître ? Pourtant voir s’ouvrir le rideau d’un tel théâtre, refuser d’entrer sur la scène et de se livrer au supplice, c’est justement se souvenir et renaître, selon Proust. Revoir, oui, mais sans le vouloir, comme si quelqu’un d’autre formulait ce refus en soi si paradoxal au préalable de la mémoire. Là encore, c’est bien joli « quelqu’un autre », qui ? — je n’en sais rien. Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liséré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation, note l’enfant en me confiant qu’il est aussi aveugle que moi.[45] Si la vie m’est devenue insupportable, elle ne me devient pas moins passionnante. L’activité du signal alarmant ne me transmet pas seulement le pouvoir de me nier, elle donne à la vie sa consistance dynamique, hallucinatoire par nature.

Mettez votre pouce dans votre bouche comme vous le faisiez jadis. Vous sentez que l’ongle, au contact de votre langue, n’offre pas la même résistance que la pulpe du doigt. L’ongle est dur, il est lisse, il est doux. La pulpe, elle, se laisse déformer par la langue. La rugosité de sa surface se strie de lignes minuscules que les papilles parviennent pourtant à détailler. Maintenant, en accentuant la pression des mâchoires sur le pouce, je distingue la masse musculaire sous la peau, et au-delà la forme d’un os, avec la sensation d’une douleur, à peine perceptible, mais qui croîtrait si je le mordais profondément. En y passant la langue, en l’enrobant d’un mouvement tournant, c’est comme si je modelais sa forme en matière translucide. Je me représente non seulement l’aspect extérieur, mais la consistance interne du pouce, même si l’extérieur m’apparaît avec bien plus de netteté que l’intérieur. Ce faisant, je ne représente pas moins ma langue, mes lèvres, mes dents, ma mâchoire, ma cavité buccale, etc. — en activant la procédure qui permet de faire connaissance avec soi. Ainsi je vois, mais je ne vois pas avec mes yeux, je vois avec mon système neurocérébral, doué de ce qu’on appelait jadis le sens du lieu.

« La langue occupe ici le premier rang, organe d’une merveilleuse agilité, où les physiologistes ont reconnu le sens du lieu de la peau le plus affiné : des pointes écartées seulement d’un millimètre y sont perçues comme distinctes », notait Pierre Villey. « Le bord rouge des lèvres est également très sensible, c’est même l’une des raisons pour lesquelles les enfants ont une tendance marquée à porter tous les objets à leur bouche. »[46] Les papilles constituent les récepteurs sensoriels les plus performants. Leur revient la tâche de collecter les informations tactilo-gustatives et de les véhiculer par le canal des nerfs jusqu’au cerveau, lequel renvoie comme en écho le goût associé à l’image de soi. Image en volume mobile de plus en plus nébuleuse à mesure qu’elle se laisse pénétrer à partir de l’ongle ; image qui fonde la vision de l’embryon humain.

Imbibé de liquide amniotique, il y reconnaît la saveur du sucre accentuée par la succion et l’impression de douceur. « Qui n’a pas connu la France avant la Révolution ne connaît rien à la douceur de vivre », assurait Talleyrand en confondant la Révolution avec la naissance. Mais, pour goûter à soi, faut-il encore cultiver et développer le sens du lieu.

Sens implicite, il opère une réfraction imaginaire en se distinguant du sens du toucher, même si l’un et l’autre forment un couple. Le premier extrait un matériau brut, concret mais sans signifiance ; l’autre le traite sous forme de représentation de soi. Entre les deux s’étend la zone d’évaporation d’hallucination, de signification où Proust tâtonne comme dans le brouillard de ses fumigènes, en mettant en jeu une chaîne d’opérations analytiques et conceptuelles. En suçant son pouce, l’embryon n’établit pas seulement un contact, il effectue des mesures, il compare des qualités affectives, il établit un rapport entre un effet (la douceur) et une cause (la succion), il opère une synthèse en se donnant une vue. Nécessairement partielle, floue, fluide, évanescente, frustrante, elle ne lui crée pas moins le désir d’en voir et d’en savoir plus. Les données qu’il enregistre se comprennent dans un éventail encore très sommaire, qui va de l’agréable au désagréable ; mais, si restreint qu’il soit, il ne se réduit pas à un canal linéaire. Entre deux termes contraires — bon ou mauvais — s’évase un champ qui permet au fœtus d’affiner ses mesures, de déterminer des degrés d’intensité, de renverser la relation de cause à effet et de baliser le champ en entier ; un champ qui ne cessera plus s’élargir et de susciter des explorations. Après la succion du pouce et de la main, l’embryon fait connaissance avec son sexe. La procédure masturbatoire s’enclenche vers la vingt-sixième semaine de la vie intra-utérine. La manipulation de la verge, du clitoris ou de l’anus produit déjà un orgasme. Le fœtus le requiert régulièrement.[47] Logés dans le derme, les capteurs tactiles abondent dans la pulpe des doigts et dans les tissus génitaux ou anaux. Ils réagissent aussitôt que s’opère une pression sur la peau. Entourés de fibres nerveuses, ces capteurs se relient aux glandes surrénales qui produisent l’adrénaline du corps en mobilisant les neurotransmetteurs qui pompent l’endorphine. À eux de convertir les signaux tactiles en émissions chimiques et en pulsions électriques. Et de conditionner les procédures de jouissance, mais également d’alarme où ressentir la fatigue, la douleur, la peur avec la fin du processus agréable, sans quoi le fœtus se masturberait en permanence.

Goûter à soi, manipuler sa matière, la toucher, la palper, s’en servir comme aliment de plaisir, y percevoir sa dynamique et ses limites, c’est préciser sa propre forme, selon une loi biologique inscrite en tout animal, qui induit le questionnement de la pensée en train devenir la pensée ; questionnement dont le Narrateur retrouve soudain le fil, interrompu par le chagrin et la lassitude, lorsqu’il goûte à la madeleine amollie dans la cuillerée de thé comme au plus saisissant des stupéfiants : D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ?[48]

L’animal additionne les choses ; il peut également les soustraire et les partager ; s’il le fait comme il respire, il n’effectue pas moins des calculs remarquables quand sa survie en dépend et qu’il lui faut constituer une réserve de nourriture, poussé par l’angoisse d’en manquer, mais il ne peut imaginer que la faim, que la peur, que l’absence constitue un lieu de mémoire. Pour cela, il lui faudrait une main, car elle ne cesse jamais de mesurer et d’éprouver une forme en suspension.

La pensée englobe nécessairement le lieu que la main suggère quand elle tente de se saisir elle-même, sans rien attraper, sauf à réveiller sur la langue le goût de soi, à l’associer aux effets de l’endorphine, et à éprouver l’envie de se déplacer, de chercher, de trouver ou de retrouver la mémoire, et partant ce qui la lance ou la relance. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.[49]

 

Proust naissait quand il écrivait cette phrase — probablement à Cabourg à la fin de l’été 1909. Là, Proust devient vraiment Proust. Son roman peut enfin commencer. Seulement ne dépend-il que de son sens du lieu, et d’une mathématique, d’une topologie, d’une physiologie qu’il conçut longuement, sans parvenir à la synthèse durant des années, mais qui le dotait d’une gymnastique et d’une dynamique mentales comparables à celles d’un pianiste ou d’un boxeur, avec le même genre d’entraînement, à exécuter des mouvements, à les répéter, à les décomposer, à les chorégraphier, de façon à conditionner des réflexes et, en somme, une mécanique qui dépasse la volonté pour permettre de voir, enfin, puisque la vision, elle, s’effectue sans y songer ni le vouloir.

Tout le monde voudrait voir, mais ce n’est pas parce que je veux voir que je verrai vraiment. Il faut bien se décider à rejoindre le boulevard des Invalides et à entrer à l’Institut des jeunes aveugles. Pour autant, une fois la décision prise, une fois admis dans cette sorte de salle de sport, la vision, si elle advient, ne dépendra plus de moi : elle se fera « naturellement » ou pas, selon un processus nécessairement aléatoire, sans garantie de résultat. Souvenez-vous : « Si l’enfer consiste en la privation de la vue de Dieu, dans ce cas l’enfer commence déjà dans ce monde », disait Sade. Parole d’entraîneur. Entendez-le rouler ses tambours affolants. L’hystérie, avant même de définir une maladie mentale, scande la langue de Sade, elle l’anime en profondeur, elle produit la saturation même de l’adrénaline, pas moins que d’effrayants arrêts sur image où entrevoir la fabrication industrielle de cadavres. Encore que pour opérer ce changement de régime il faille à Sade construire réellement son théâtre médical, y installer sa troupe, y programmer ses effets spéciaux, et l’inaugurer en 1803 en y convoquant la ville et la cour. Personne n’avait encore jamais vu ni entendu ça. Si l’Ancien Régime invitait volontiers les foules à jouir du spectacle des supplices, si l’art de sa peinture excellait à les représenter, si sa musique les magnifiait, si sa mystique les vénérait, il commandait d’assister à la torture en chrétien. Le lendemain du jour où la marquise de Brinvilliers fut brûlée en place de Grève, « on cherchait ses os, raconte Mme de Sévigné, parce que le peuple disait qu’elle était une sainte. »[50] À supposer que ces os, nés de l’affaire des Poisons, aient pu également servir à un culte satanique, ils réclamaient encore le regard du croyant. Or Sade ne visait pas la scène, mais l’œil et l’oreille. Changement de régime qui assigna bientôt aux asiles d’aliénés la tâche de relayer ce savoir spectaculaire. Les médecins s’y employaient dans les amphithéâtres où ils présentaient les malades les plus démentes à un public d’experts et d’amateurs. Le spectacle valait largement celui qu’offraient les pistes des meilleurs bordels de Paris ; à la Salpêtrière, en particulier, où manœuvrait Charcot, dans un cirque où Maupassant épaulait Zola, Drumont, Bourget ou Freud. Voire le jeune Proust, qui sait ? Sur cette scène, à la fin du XIXe siècle, se révélait un jeu qui captivait la science autant que la littérature : le jeu du couple que formaient alors le grand médecin morphinomane et la grande hystérique. Bergson s’initiait au laboratoire du docteur Charcot et à ses séances d’hypnose quand il décida de s’atteler à la conception des Données immédiates de la conscience et bientôt de Matière et Mémoire. Proust devenait son disciple alors, en 1892.

Une hystérique aveugle qui exposait exactement les mêmes symptômes qu’une malade atteinte d’une cécité à la suite d’un accident cérébral, cette hystérique (sans souffrir, elle, d’aucune lésion cervicale) retrouvait le sens de la vue aussitôt qu’elle était hypnotisée par Charcot. De même qu’une hystérique hémiplégique, placée dans les mêmes conditions, sur cette même scène, retrouvait l’usage de ses membres. Mieux encore : Charcot arrivait à provoquer chez la malade une hémiplégie du côté gauche, alors qu’elle présentait une hémiplégie du côté droit à l’état normal. D’où la conclusion qu’en tirerait Bergson : que le centre de la pensée se situait hors du cerveau, là où il conçoit la mémoire pure — l’hétérogène en soi, l’être autre : le neuf.

« Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais », observait-il.[51] L’animal ne se poserait pas de questions. Il n’évoluerait pas dans la zone d’évaporation proustienne. Il maintiendrait le contact permanent avec l’être où fusionne vouloir, voir, savoir, faire. Pourquoi chercher ? Mieux vaut trouver tout court.

« Si donc les fourmis, par exemple, expliquait Bergson, ont un langage, les signes qui composent ce langage doivent être en nombre bien déterminé, et chacun d’eux rester invariablement attaché, une fois l’espèce constituée, à un certain objet ou à une certaine opération. Le signe est adhérent à la chose signifiée. » Imaginez : ce que l’animal veut, il le voit ; ce qu’il voit, il le sait ; ce qu’il sait, il le fait. Oui mais, justement, il le fait comme il respire, sans décomposer ni analyser son action, ni ce qui la conditionne, selon une procédure invariable, imposée à soi par l’opération synthétique du neuf depuis toujours, celui qui dure perpétuellement, sans se soumettre à l’usure. « Au contraire, dans une société humaine, la fabrication et l’action sont de forme variable, et, de plus, chaque individu doit apprendre son rôle, n’y étant pas prédestiné par sa structure. Il faut donc un langage qui permette, à tout instant, de passer de ce qu’on sait à ce qu’on ignore. Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile. »[52] Autrement dit le signe de l’hystérie, là où l’espèce humaine se distingue, selon Bergson.

L’hystérique signale qu’il ne va pas bien du tout : il crie, il gesticule, il présente des troubles pathologiques incontestables, mais qui guérissent comme par enchantement dès qu’il est confié à un prêtre, à un sorcier ou à un médecin pourvu du don de l’hypnose ou de quelque autre magie. « La guérison plus ou moins soudaine des convulsions et des paralysies était autrefois considérée comme un miracle thérapeutique du meilleur aloi. La science ayant démontré que ces phénomènes étaient d’origine hystérique, c’est-à-dire non organiques, purement dynamiques, la guérison miraculeuse n’existe plus », constatait Charcot.[53] L’hystérique n’allait pas mieux pour autant. L’hypnose prouvait que l’origine de ses maux relevait de la dégénérescence, toutefois les effets calmants de la séance hypnotique ne duraient guère dans la plupart des cas. Les malades présentaient à nouveau les mêmes symptômes ou des symptômes approchants. Charcot ou Brissaud, son chef de clinique, hypnotisèrent probablement l’enfant Proust, sans pouvoir lui apporter un soulagement durable. L’hystérique s’emprisonne dans le marché aux puces et la crasse de sa mémoire autobiographique, sinon il n’agirait pas comme s’il n’y voyait rien ou comme s’il étouffait, d’autant que, privé de vue ou suffoquant en pensée, il devient réellement aveugle ou asthmatique, en se dépossédant involontairement de l’usage d’un sens ou d’une fonction organique.

L’hystérie est une maladie de la représentation mentale, présumaient les neurologues et les psychologues formés par Charcot. C’est parce que je me représente mal les choses que je me rends juif — en somme. L’hypnose, au regard de Bergson, prouvait encore autre chose : que c’est l’intelligence même quand elle spatialise le temps, en le mesurant, en l’homogénéisant, en le monnayant, qui fait de l’espèce humaine une espèce hystérique. L’espace, à constituer l’autobiographie, produit la maladie tout court. Et de renverser la relation de cause à effet : ce n’est pas l’hypnose qui guérit, mais la guérison qui hypnotise, car aussitôt alors l’homme redevient un animal et rétablit le sens de la durée en retrouvant le contact immédiat et permanent avec le neuf. Je n’avais jamais su naître. Eh bien, à présent, je le sais. J’avais seulement perdu la mémoire à l’état pur, celle de la vie en train de se faire, quand l’hétérogène adhère télépathiquement à soi. Et cet état-là, à la différence de Charcot, Bergson me garantit qu’il est durable, pour peu que je le laisse agir.

Carburant de la pensée, il ne se comprend qu’en termes de dynamique mentale et d’émancipation vitale. « Ainsi une suggestion reçue dans l’état d’hypnotisme ne s’incorpore pas à la masse des faits de conscience, mais douée d’une vitalité propre, elle se substituera à la personne même quand son heure aura sonné », assurait-il en observant qu’un artiste agit de la même façon qu’un hypnotiseur,[54] à mettre précisément en jeu la vitalité et la puissance impulsive de son moteur. Mais, s’il laissait entrevoir que durant des millénaires les hommes n’avaient cessé de l’évoquer et de l’invoquer, il déduisait qu’à la situer dans le cerveau ou quelque autre part dans l’espace, fût-ce au ciel, ses devanciers finissaient inéluctablement par la perdre de vue, quand lui la trouvait dans le temps, dans la création perpétuelle du neuf par le temps et du temps par le neuf, à convoquer en soi une échelle où les valeurs s’éprouvent en énergies créatrices de plus en plus actives, dont chacune détermine un mode d’existence, de sorte que cette échelle rend compte de la succession des âges d’un multiplicateur vital de plus en plus performant.

Voilà les phases du transport en commun qui permettrait, par degrés plus en plus intenses, d’approcher le bouillon où se façonne le progrès de la philosophie, de l’art, de l’intuition, pas moins que le perfectionnement des individus. « Ainsi l’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer ; il nous les suggère, et se passe volontiers de l’imitation de la nature quand il trouve des moyens plus efficaces. La nature procède par suggestion comme l’art »,[55] ce pourquoi Bergson récusait l’abstraction d’une visée étroitement conceptuelle et l’intellectualisme auquel Platon avait condamné les penseurs, sans pour autant leur apprendre à naître. Mais si Bergson préférait résolument l’hypnose — qui avait produit en lui la même illumination qu’en Freud — il sollicitait encore les états seconds en tout genre, les séances spirites, les expériences médiumniques et télépathiques, avec la pratique de la philosophie qu’il redéfinissait autant que Freud bouleversait celle de la psychiatrie. Et, si l’un et l’autre ne requéraient plus explicitement les stupéfiants — lesquels les ramenaient plus encore que l’hypnose à l’école de la Salpêtrière —, ils ne le suggéraient pas moins.

« Tu m’as l’air d’avoir découvert le pharmakon propre à me faire sortir », avouait gaiement Socrate à Phèdre.[56] À traduire généralement pharmakon par « drogue », on oublie que le mot, dans le courant du XXe siècle, a souffert d’un terrible glissement sémantique et qu’il convoque à présent en soi les images sadiennes choisies parmi les plus morbides et les plus écœurantes. Il est vrai que, pour débattre de l’amour, Socrate se laissait conduire par Phèdre jusqu’au lieu où jadis Orithye, fille du roi d’Athènes, « jouait avec Pharmacée quand le vent boréal la poussa vers l’abyme »,[57] en laissant entendre qu’on pouvait déjà alors, en ces temps antiques, périr des suites d’une overdose ou d’un bad trip (suffit-il de prendre l’expression « jouer avec Pharmacée » à la lettre). Mais n’est-ce pas un risque inhérent à tout expérimentation, à toute spéculation, à tout initiation ?

La plupart des hystériques qu’analysa Freud partageaient la particularité d’être juif, homosexuel et toxicomane — où reconnaître le « cas » de Proust. Bergson hypnotisait volontiers ses élèves du lycée Henri IV. Qui sait si Proust ne se prêta pas à l’une de ces expériences ? Son « cas » ne lui conférait-il pas un don de voyance pour peu qu’on sût le stimuler ? Depuis toujours les sectes philosophiques s’étaient livrées aux rites les plus extravagants, pas moins que les écoles de médecine. Songez au club du docteur Moreau en l’île Saint-Louis ou à l’usage de la seringue par Nietzsche. Les médecins, s’ils investissaient plus que jamais alors le champ de la philosophie, ne portaient pas moins haut l’emblème de la piqûre. Bientôt aux dépens de leurs intérêts publicitaires, car les journaux brocardaient volontiers cette image du praticien que Charcot, sur la scène de son amphithéâtre, incarnait mieux que personne. Le savoir clinique s’obligeait à le reconnaître : « En premier lieu », remarquait le docteur Rodet, dans son étiologie du morphinisme féminin, « nous rencontrons des femmes de médecin. Cela se comprend facilement et l’on s’étonne même qu’il n’y en ait pas davantage, étant donné le grand nombre de médecins morphinomanes. »[58] Demandez-vous pourquoi tant de grands cliniciens dînaient en ville : Charcot chez la princesse de Chimay ; Logre chez Mme Straus ; Dieulafoy chez la princesse Mathilde, bientôt chez les Guermantes.

Au milieu des années 1890, quand il fréquentait le cabinet de Bergson, Proust appréciait beaucoup ce qu’on appelait les « perles d’amyle » — le poppers en langue actuelle. À dilater les vaisseaux sanguins, à accélérer le rythme cardiaque, à faire chuter la pression artérielle, le nitrate d’amyle effectuait le grand nettoyage du moteur de la pensée. Si l’effet durait peu, il était radical. Vous y éprouviez la puissance de la naissance à l’état pur. Utilisé d’abord pour soulager l’angine de poitrine et éviter l’infarctus, conditionné non dans des flacons comme aujourd’hui, mais dans des petites ampoules de verre enveloppées dans du carton afin d’éviter de se blesser lorsqu’on brisait la capsule pour inhaler son essence, le produit se répandait dans les salons de Paris pour se « remonter » après une crise de nerfs. Charcot le recommandait aux hystériques. Brissaud continuait de le prescrire à Proust.

Soudain libérée, la drogue soulevait le souffle de la vie, elle causait une érection, elle détendait les muscles vaginaux et anaux. Vous vous retrouviez comme en hypnose. Vous vous émancipiez tout court. — A quoi vous servent vos souvenirs personnels ? Quelle importance de revoir le moment où vous jouiez avec votre grand-mère quand vous aviez trois ans ? Cela n’a aucun intérêt. Songez que votre autobiographie parasite un outil merveilleux. Elle l’encrasse, elle le rouille, elle l’empêche de fonctionner à plein régime. Nettoyez-le. Oubliez-vous un peu. La philosophie devenait parlante — elle faisait mieux : elle donnait envie de faire l’amour.

Comment cette mémoire-là se situerait-elle dans le cerveau, quand il suffisait de casser une ampoule qui n’avait l’air de rien pour se laisser porter par l’élan vital, par son accélération, par son euphorie, par sa chaleur, par sa sensualité et éprouver la solidarité affective qui émane alors de l’autre. Cependant les pharmacies proposaient déjà un autre remède qui, en s’accordant avec la pensée bergsonienne, agissait sur soi avec la même intuition et la même puissance créatrice, mais là avec des qualités dynamiques incomparables. En 1886, lorsqu’il rejoignait le laboratoire de Charcot, on saluait encore Freud comme « l’homme qui avait donné la cocaïne au monde. »[59] En 1887, on l’accusait déjà d’avoir déchaîné le « troisième fléau de l’humanité », après l’alcool et la morphine. Venait le temps de l’héroïne, quand l’héroïne était censée guérir de la toxicomanie et du nihilisme. En 1909 Proust, s’il devenait Proust, n’avait pas encore quitté le temps de l’héroïne. En 1927, avec Être et Temps, débutait celui des amphétamines.

De Kant à Heidegger, la construction conceptuelle du temps suit les progrès de l’industrie des stupéfiants et des carburants. En se prolongeant jusqu’aux parages actuels, l’ontologie et la pharmacologie associent dans le même édifice la pensée de Foucault à la découverte du LSD ; pas seulement parce qu’il y recourait de loin en loin pour travailler, mais que se crée inévitablement, à suivre précisément Foucault dans ce champ-là, comme une résonance entre l’être et la drogue — entre l’approche de l’être et le désir ou le devoir d’expérimenter de nouvelles drogues ; du moins comme un miroitement de l’un à l’autre, pour peu l’on prête attention à la synchronie de leurs métamorphoses. Proust ne pouvait pas ne pas songer à cet outil de signification prodigieux, mais nécessairement limité, quand il enclenchait la procédure d’A la recherche du temps perdu : Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi.[60] Ce constat, Socrate l’établissait déjà quand il se « défonçait » avec Phèdre.

À reproduire indéfiniment ses semblables, l’être compose le fond de souffrance où macère inéluctablement le désir inné — jouir — conditionné par le goût de l’amour, de la bonne chère ou du vin. A produire cette thèse,[61] Socrate traçait le schéma du tableau actuel des addictions : sexe, sucre, graisse, alcool, stupéfiants, jeux, sports, spectacles, etc. S’il ne s’appuyait pas encore sur les données expérimentales de la toxicologie, il n’entrevoyait pas moins le phénomène organique que les médecins observent quand ils mesurent la montée du taux de morphine endogène chez un athlète en action. Et d’en tirer déjà les mêmes conclusions : à savoir que l’addiction au pharmakon dépend moins de la malignité de fournisseurs, ou de la cruauté de l’esprit de compétition entre sportifs, que du besoin de relayer et d’amplifier la production naturelle de la jouissance — à la seule différence qu’en premier lieu, alors, Socrate convoquait l’amoureux dans le laboratoire où les spécialistes de la lutte contre le dopage convoquent aujourd’hui l’athlète.

« Celui-là donc qui est dominé par le désir, qui est l’esclave de la jouissance, doit forcément se ménager à soi-même chez l’aimé tout le plaisir possible », expliquait-il à Phèdre. « Donc il est forcément jaloux ; et, en écartant de l’aimé une foule de fréquentations, de fréquentations utiles grâce auxquelles celui-ci deviendrait un homme accompli, forcément il lui cause un dommage. »[62] Le programme du Narrateur se conforme à cette conception de l’amour ; du moins s’y conforme-t-il en adhérant au même schéma toxicomaniaque. « Tout ce que l’aimé possède de plus cher, de plus bienveillant, de plus divin, il souhaiterait par-dessus tout que cet aimé eût à en pleurer la disparition : père, mère, parents, amis, il accepterait de l’en savoir privé, autant de censeurs du commerce infiniment agréable qui l’unit à l’autre », prédisait Socrate[63]. Et d’anticiper les spéculations de Marcel quand il s’avoue : J’aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eut été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. Je l’imaginais le faisant.[64] L’amoureux est terrible. Il peut être dangereux. Il absorbe en pensée tout ce qu’il touche, sans rien saisir pour autant. Il opère seulement la saturation de soi par soi, jusqu’à atteindre le fond le plus douloureux en faisant les calculs les plus atroces. Ce pourquoi il ressemble tellement à Kronos : « Le nom même de Saturne vient de ce que ce dieu est saturé d’années », présumait Cicéron, « dévorant ses enfants parce qu’il engloutit les années sans jamais se rassasier. »[65]

En mettant même en pièces son propre père, Kronos fait le vide parmi les dieux. Il serait bientôt l’être tout seul — seul Dieu, seul homme, seul animal, seule chose dans un univers compact, parfaitement monolithique, homogène, uniforme, résumé à soi — si Zeus, son fils épargné, ne mettait pas fin à sa dictature pour éviter au monde une catastrophe cosmique. Chassé de l’Olympe, Kronos se réduit à l’état de simple mortel ; et le plus misérable, le plus méprisé, le plus dégoûtant parmi les mortels.

Kronos tombe de haut. Il était dieu, il devient esclave. Justement, c’est ce qui lui donne le pouvoir d’animer la mémoire. Oui mais, ne plus jouir du tout, ce n’était pas drôle. Il fallait bien ramener parfois Kronos parmi les dieux pour célébrer en lui l’esclavage de la jouissance. Toutefois son règne était bref, limité à la durée des fêtes du Nouvel An, et bientôt, à mesure qu’il se confondait avec le dieu des Juifs, au repos du sabbat. Consommateur insatiable, il rappelait aux Grecs la nécessité d’élever des barrières à la fois douanières et mentales pour refouler le commerce de produits étrangers, et ce qu’ils risquaient s’ils succombaient à la tentation d’en consommer en dépassant le ratio du plaisir, la ration, la raison.

Depuis une trentaine d’années, se multiplient les agences de conseil qui fournissent aux entreprises des « cosmétiseurs », des strorytellers, des spin doctors à qui revient la charge de lancer une campagne publicitaire, tout à la fois analystes, rhétoriciens et scénographes. Professionnels du discours et de l’image qui, quand ils apparurent en Grèce à l’horizon du Ve siècle avant l’ère chrétienne, se nommèrent « sophistes » — spécialistes du savoir. Tout étudiant, aujourd’hui, apprend qu’une entreprise se conçoit comme une entreprise de spectacle, et qu’un produit, pour se vendre au mieux, doit être scénarisé et formaté au goût de sa clientèle potentielle. Voilà déjà ce que Socrate enseignait à Phèdre. L’amoureux, le pharmacomane ou le toxicomane (ce qui revient au même) trace le profil conceptuel du consommateur compulsif — le meilleur des clients. La culture du pavot était courante en Grèce. Athènes en exportait sur les marchés du Proche-Orient, mais les Hellènes ne le raffinaient pas aussi bien que les Egyptiens et les Cananéens, lesquels inondaient la Grèce de produits pharmaceutiques dont ils gardaient les secrets de fabrication avec un soin jaloux. D’où la nécessité d’analyser le pharmakon et de s’en faire une représentation mentale. Proust n’agit pas autrement quand il goûte à la madeleine et éprouve ses effets hallucinogènes, en les transmettant à son lecteur. Faut-il encore fermer les yeux et revoir l’église où pénètre l’enfant de Combray.

Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au choeur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et avait fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s’étaient résorbées, contractant encore l’elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres avaient été démesurément distendues.[66] Ainsi l’enfant apprend-il à lire. Seulement il ne l’apprend qu’avec sa main.

La main tendue en signe d’offrande, la main levée en signe de paix, la main sur le cœur en signe de compassion, etc., cette gestuelle fonde le langage humain. Au Levant, il y a près de quatre mille ans, quand s’inventait l’écriture alphabétique, le symbole de la main s’associait de si près au culte des dieux qu’elle désignait à soi seule l’ensemble du panthéon cananéen. Les Hébreux ne l’ont pas oublié, à conserver par devers soi la « main de Myriam ». La Hamsa en hébreu ou en arabe : la « main de Fatima », la « main de Fatma ». Elle dessinait la forme du poisson à quoi se reconnaissaient les premiers chrétiens. Elle ne dessine pas moins la forme de la coquille de saint Jacques qui, en Occident médiéval, de Vézelay à Compostelle, mobilisait la chrétienté.

Madeleine luit comme une perle de nacre dans la coque d’une main tendue. Cette perle, jadis, les Assyriens la nommaient Astarté, l’astre, l’étoile, la star des modernes ; l’Ashéra des Cananéens, l’Aphrodite des Grecs, l’Esther des Juifs, l’immaculée conception des chrétiens, la beauté à l’état pur que Botticelli peindra à son tour, au temps de la Renaissance, portée par le même bénitier émergeant des flots de la mémoire. La main ne s’oublie pas. Yad, en hébreu, elle vocalise la première lettre du Tétragramme, Yod, en occultant le nom indicible de l’être. Tous les marchés d’Orient et d’Occident diffusent encore ce symbole, proposé le plus souvent sous la forme d’un bijou, d’une amulette, d’un porte-bonheur. La main bénit. Elle protège du mauvais œil. Elle éloigne de soi le signe zéro, mais l’éloignant elle n’y fait pas moins songer.

Le lettre prononcée Yod, à la dixième place de l’alphabet hébreu, prend la valeur du nombre 10, comme en déployant les doigts des deux mains. Le mot prononcé Yad prend celle du nombre 5, comme les doigts d’une main ouverte. Y, « aïe ! », la lettre tout court, trace la forme d’un point, la plus petite lettre de l’alphabet, par quoi les premiers mathématiciens se représentaient mentalement zéro, comme la main qui se referme sur soi sans rien agripper que sa frustration, que sa rage, que son chagrin, que son cri, que son poing. « Aie ! » Ce mot-là, son point d’exclamation, et ce qu’il signifie, tout le monde le comprend.  Mieux vaut l’oublier. Premier mot du nouveau-né, et durant longtemps son seul mot, le seul langage qu’il puisse articuler, il rappelle le lieu de plus en plus resserré et étouffant qui précède le déchirement de la naissance, confondue alors avec une épouvantable catastrophe climatique, une terrifiante colère des choses, une première fin du monde, d’un monde voué à un inéluctable et infernal rétrécissement.

Le travail de l’accouchement s’annonce par une extraordinaire montée d’adrénaline qui sature les tissus cérébraux en enclenchant la procédure d’expulsion du fœtus. Son système sanguin se relie encore avec celui de sa mère. Si elle ressent des douleurs atroces, l’enfant les ressent aussi. Ce ne sont pas les contractions de l’utérus, ni la traction de l’enfant à travers son col qui provoquent la douleur, mais l’affect de l’adrénaline quand elle parvient à interrompre ou à neutraliser l’action des endorphines. Le malheur, quand il survient brutalement, même s’il n’a aucun rapport avec une activité physique, réveille aussitôt le souvenir de la même pression écrasante. Seulement ce n’est plus la naissance qui produit le signal terrorisant. C’est le signal terrorisant qui produit la naissance.

Chassé de l’Olympe, Kronos découvre le temps pour tourner sa meule comme Samson, pas moins qu’un toxicomane lorsqu’il se crashe, lorsqu’il se crame. « À ce qu’on raconte, qu’un jour Phaéton, fils du Soleil, attela un char suivant la route de son père, qu’il brûla tout sur la terre et périt lui-même foudroyé, cela se dit en forme de mythe ; mais, en vérité, c’est dans les révolutions des corps célestes autour de la terre la déviation d’un corps », apprenait Socrate à Phèdre sans perdre de vue qu’il s’agissait de concevoir le pharmakon. Voilà la chute d’une météorite ou la conception d’une idée. Témoignage d’une précision remarquable, il ne livrait pas qu’une description du phénomène ; il convoquait en soi sa stupeur, mais il ressuscitait encore le flash qui fait émerger le souvenir.

L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en contrebas, sa grossière muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un mur de prison que d’église.[67] Un aveugle, quand il touche un mur, ne se dit pas qu’il touche un mur, il voit le mur. De la même manière, un clairvoyant ne se dit pas que ses yeux touchent la lumière, même quand elle l’éblouit trop ; il ne songe jamais que l’œil agit comme la main et qu’il collecte des données insignifiantes tant que son cerveau ne les lui aura pas renvoyées sous la forme d’une vue qui, si immédiate qu’elle semble, ne réclame pas moins une succession d’opérations comme dans un laboratoire cinématographique ou, jadis, dans l’atelier d’un peintre.

L’image, pour apparaître, exigeait une lumière très intense, mais surtout des directives puisque c’était la lumière, en somme, qui « faisait » la peinture ; c’était la lumière qu’il fallait façonner. Le peintre restait longtemps dans l’obscurité de sa caméra tandis que son équipe s’activait à régler les réflecteurs, à allumer les lanternes, à orienter les volets. Au cinéma, aujourd’hui, on dit encore un studio, un plateau. Le peintre inventait le vocabulaire du cinéaste. Les bougies à triples mèches, pour accroître leur luminosité, brûlaient vite. Les modèles ne pouvaient pas non plus garder la pose indéfiniment. L’image « montait » à partir de rien, graduellement, se précisant inversée sur la toile, et une fois arrêtée selon les ordres que le peintre lançait du fond de sa cage, il lui fallait la saisir comme dans un acte amoureux. L’image coûtait cher. Elle durait peu. Puis on démontait la caméra, on remettait la toile à l’endroit sur le chevalet et on observait le résultat. Le peintre rectifiait ses données pour les rendre plus harmoniques, il prenait le temps de peaufiner leur apparence, avant de réinstaller le dispositif, travail long et difficile, pour retrouver l’image, toujours aussi brève, et en garder un peu plus. Le cerveau procède comme le peintre.

Mais la peinture, elle, est livrée sans que sa clientèle ne se doute du travail qu’elle implique — non que le peintre en fasse délibérément un mystère, mais parce que le client, alors, ne pouvait pas imaginer de ce qui se passait réellement dans une chambre noire, cela dépassait l’imagination, sauf à y être initié comme un apprenti. « Il finit par me raconter le comment de la chose », notait Henry Wotton stupéfait alors, en 1620, par les  paysages que dessinait Kepler, l’astronome, avec le même art qu’un maître. « Il a une petite tente noire qu’il peut soudainement planter où il le veut dans un champ ; elle peut s’adapter à loisir à tous les quartiers mais ne peut accueillir plus d’un homme et, encore, sans grand confort. Bien fermée et sombre, elle ne présente qu’un trou, d’environ quatre centimètres de diamètre, auquel il applique un long tube muni d’une lentille convexe fixée au trou, et d’une concave à l’autre bout. Tendu jusqu’au milieu de la tente, il capte les radiations visibles de tous les objets situés à l’extérieur, qui tombent ensuite sur un papier disposé pour les recevoir. »[68]

Durant longtemps, l’exception de Ruskin, les historiens d’art se représentèrent le travail du peintre d’une tout autre manière, et il sont nombreux encore à nier le rôle que la chambre noire a joué dans l’histoire de la peinture européenne depuis la fin du XVe siècle. Comment admettre que Rembrandt ou Vermeer s’en soient servi ? Utiliser une caméra, ce n’est pas créer, c’est copier, c’est copiater — comme Bloch.

Jadis un artisan ne se serait jamais privé d’un outil performant s’il était mis à sa disposition. Le prestige de l’objet « fait main » débute avec la Révolution industrielle, quand l’objet manufacturé impose précisément son économie redoutable. Pourquoi l’aurait-on célébré auparavant ? Toutefois, en observant Kepler, Wotton remarquait déjà : « Exécuter des paysages de cette manière ne laisse pas de place à la liberté. » On conçoit mieux aujourd’hui, à contempler La Vue de Delft, que la création d’une œuvre ne tient pas tant à sa fabrication qu’à la vision et l’ingénierie cérébrale qui la détermine. Pourtant les peintres furent les premiers à sentir peser sur soi la pression d’une machinerie sophistiquée et à en être accablés.

Après avoir conquis Constantinole, Mahomet II ne resista pas à demander au Doge de lui « prêter » Bellini. Parmi les objets que l’Europe produisait, rien n’était plus séduisant que d’obtenir son propre portrait. Le miroir plat (objet rare et de luxe encore, fabriqué également à Venise) ne gardait de soi qu’un reflet fugitif. La peinture, elle, conservait à jamais l’image de l’être. Ce n’était pas si banal alors. Or cette image-là, justement, Narrateur n’en a aucune idée. A quoi ressemble-t-il ? Comment les autres le voient ? Comment est-il « vu de l’extérieur » ?  Il n’en sait rien.

En règle générale, les aveugles de naissance n’ont pas la notion de la perspective, même si Villey, à partir de sa propre expérience, affirmait que se représenter ce phénomène n’est pas d’une difficulté insurmontable : « Un aveugle intelligent comprend sans peine qu’à mesure qu’ils s’éloignent, les objets doivent paraître plus petits ; et le raisonnement n’est pas seul à l’en avertir : il retrouve quelque chose de très analogue dans ses propres représentations spatiales. Il se sent moins écrasé, si je puis dire, par sa table de travail, s’il imagine loin de soi que contre soi. Je ne dis pas seulement qu’il sait par réflexion, je dis qu’il sent que parmi les rayons qui partent de lui, il en est moins qui sont arrêtés par la table éloigné que par la table rapprochée. »[69]

Avant l’invention de la perspective, les hommes percevaient peut-être les courbures d’un parfum comme on perçoit des volutes de fumée. Faire la différence entre le visible et l’invisible n’est pas si naturel. Avant l’âge de deux ou trois ans, un enfant n’en est pas capable. À la naissance, l’acuité de l’œil est presque nulle, avec un faisceau qui restreint considérablement son ouverture. Les nourrissons se comportent comme des déficients visuels qui, « pour se figurer un objet », remarquait Villey, « sont tenus d’en suivre les contours avec leur unique point de vision, et de bâtir ainsi leur représentation en interprétant les mouvements de leur tête, exactement comme un aveugle bâtit ses représentations tactiles en suivant les bords des objets avec ses doigts et en interprétant les mouvements de sa main. »[70] Mouvements que la phrase proustienne restituent admirablement : Un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au-delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d’un soleil invisible. C’est très beau ; seulement, cette tapisserie, si j’en sens la texture, si j’en vois les détails, je voudrais aussi m’en faire une vue d’ensemble.

J’aurais voulu publier le tout ensemble, disait Proust, mais on n’édite plus d’ouvrages en plusieurs volumes. Je suis comme quelqu’un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper.[71] Comme dans la nouvelle d’Henry James, le « dessin dans la tapisserie » n’est pas facile à observer dans la Recherche, encore que son narrateur précise qu’elle représente le couronnement d’Esther et que la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux.[72] Où se situe la scène ? Dans un palais ? Dans un jardin ? Dans un temple ? Quelles figures, quels objets, quels symboles met-elle en jeu ? Il m’en manque toujours une vue d’ensemble. Oui, mais il faut du temps pour développer le sens optique et accorder au regard sa fonction objective. Voilà pourquoi nous n’avons pas de souvenirs visuels de notre petite enfance. Sommes-nous dépourvu de toute mémoire de cette époque pour autant ? Rien n’est moins sûr. Mais comment le savoir ?

Question décisive. À quand remonte exactement la naissance de l’autobiographie ? Se confond-elle avec la mise en place de la mémoire visuelle, au stade du miroir comme Mahomet II devant son portrait par Bellini, ou remonte-t-elle beaucoup haut ? Répondre à la question, se poser déjà la question, c’était entrevoir le moment où tout bascule en soi, selon Bergson, quand l’espace devient le temps, et le temps l’espace.

Encore que l’on puisse éprouver le moment de bascule, décisif en effet, tout autrement que Bergson, et se demander pourquoi il lui était si nécessaire, si urgent, si vital d’en finir avec l’autobiographie pour se sauver, pour se guérir quand débutait le XXe siècle ? Se guérir de quoi ? De l’espace ? Vraiment ? Ou de la terreur du signum ? Se demander, accessoirement, pourquoi Proust rompra avec son maître et pourquoi il tiendra à s’en expliquer en publiant l’entretien qui « lançait » Du côté de chez Swann ?

Dans le métro, j’étais si absorbé par je ne sais plus quelle spéculation qu’au lieu de suivre la ligne jusqu’à Montparnasse pour me rendre dans la brasserie où l’on m’avait fixé rendez-vous, je suis descendu à Saint-Lazare pour rejoindre la ligne qui m’amène directement chez moi. Ce n’est qu’en descendant à République que je m’en suis rendu compte. Il suffit qu’un trajet me devienne habituel pour enclencher une mécanique à quoi je me soumets sans songer qu’elle me donne une mémoire. Mémoire musculaire, encore qu’elle ne sollicite pas que les muscles. Elle me véhicule dans les couloirs du métro ou dans les rues de Paris comme sur un tapis roulant. Tandis que je le repère, elle cartographie l’itinéraire. Pour peu que je l’emprunte régulièrement, dés qu’elle l’aura archivé, je pourrai marcher les yeux fermés, je n’aurai plus qu’à la laisser me piloter — sauf si un incident survient, auquel cas elle laissera ma mémoire visuelle s’alerter, sans cesser pour autant de travailler pour son propre compte, car elle agit en permanence. « C’est elle qui fait que, sans compter les marches et sans les regarder, nous savons que nous arrivons en haut de notre escalier. Nos jambes ont enregistré, en quelque sorte, le nombre de contractions qu’elles ont à faire », expliquait Villey.[73] Mémoire des aveugles, sans quoi Villey ne pourrait pas se déplacer aussi facilement qu’un clairvoyant dans un lieu familier, et s’en faire, à peu de chose près, la même représentation spatiale — seulement plus sommaire, plus schématique, superposant à la géométrie courbe naturelle à l’aveugle le géométrie orthogonale commune, mais de plus en plus détaillée à mesure que le lieu lui devient plus familier —, sa mémoire complétant ses données avec toujours plus de précisision, sans qu’il la commande volontairement.

Pour autant, elle n’effectue pas qu’un travail topologique. Elle conditionne également les réflexes que l’enfant requiert lorsqu’il apprend à écrire, qu’il se serve d’un stylo ou qu’il pianote sur un clavier. Tant qu’il n’aura pas mécanisé les mouvements manuels qui déterminent l’écriture, il écrira comme en ânonnant. À déchiffrer une partition, le pianiste ne la réclame pas moins, consciemment ou non. Tant qu’il songera aux notes qu’il doit émettre, il n’entendra pas la musique de la phrase, il entendra seulement des notes. Dans sa chambre noire, quand il reporte la figure sur la toile, le peintre est contraint au même apprentissage. Pour voir l’image, il lui faut oublier qu’il la peint en agissant au plus vite. Vitesse nécessaire, mais pas suffisante. Le virtuose y acquiert une dextérité remarquable ; ses performances se limitent à la mécanique du report. La virtuosité produit l’outil de signification ; elle ne signifie rien.

« Je cherche depuis plusieurs jours un livre sans retrouver la place où je l’ai rangé. Un soir que je suis monté sur l’escabeau devant ma bibliothèque, tout à coup un souvenir me saisit : mon livre est là, sur la planche qui se trouve précisément à portée de ma main. J’avais fait, pour le ranger, exactement le même geste », racontait Villey.[74] La mémoire musculaire ne se contente pas de géographier les lieux, de transporter le corps, d’outiller les membres, de perfectionner les mains, elle retient des souvenirs. Au lieu de les loger dans des images visuelles, elle les loge dans des signes, mais des signes qui impliquent la gestuelle. Proust ne cesse d’y faire appel. Vos mains, quand elles englobent une sphère, forme le geste de la madeleine, sans quoi elle n’aurait pas de forme, sans quoi non plus elle n’aurait pas de sens, encore qu’il faille le déchiffrer. Mémoire des aveugles, mémoire involontaire, sinon le signe, sa stupeur, son hallucination, son illumination, ne précéderaient pas la signification.

Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (le contenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand-mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante.[75]

S’il est sidéré alors comme il le sera des années plus tard en goûtant à la madeleine, le Narrateur ne connaît pas encore la joie de la réminiscence. Ou, s’il la connaît, il ne la saisit pas. Aussitôt ressentie, la joie s’égare, elle s’évapore, elle file pour ne retenir que la tristesse, le deuil, le chagrin : Je venais d’apprendre qu’elle était morte. À requérir d’autres sens que la vue, l’image musculaire que le geste lui transmet — parce que, précisément, sa grand-mère l’obligeait au même geste jadis quand elle l’aidait à se déchausser —, en recréant absolument sa présence en même temps qu’il éprouve tout aussi absolument son absence, le transporte jusqu’au point où l’être se sature malgré soi. Seulement, il ne peut qu’en constater la perte et en être accablé. S’y implique un champ conceptuel auquel la souffrance et la joie assignent ses termes, comme sur un potentiomètre, en mettant en relation les degrés en quantité et les degrés en qualité. Sinon, le signe zéro ne serait pas aussi terrorisant ni aussi affolant. Mais comment s’en passer ? Il conditionne la vision. Sur une tablette d’argile exhumée à Suze, datée du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, un scribe perse écrivait : « Vingt moins vingt… tu vois. »[76]

Sous la forme d’un point ou d’un petit anneau, l’habitude de dessiner le signe apparut en Inde au milieu du VIIe siècle de l’ère chrétienne, appelé bindu « le point » ou shûnya « le vide » ; non que l’on ignorât auparavant ce qu’il signifiait, loin de là, mais que l’inscrire sur un objet, lui donner une présence visible ou prononcer son nom portât malheur. Superstition commune à tous les peuples de l’Antiquité, même si étrangement aucun texte, aucune mythologie, aucune tradition ne le rapporte en termes clairs. Socrate savait faire une soustraction, quitte à soustraire l’être à l’être, pour autant il ne se soumettait pas moins à cette superstition, sauf à se livrer à d’extraordinaires contorsions pour aborder le signe et l’état qu’il désigne. Oida ouden eidôs : « Je sais que je ne sais rien. » Les Hébreux, non plus, n’abordaient pas facilement le signe. Il n’était pas engageant. Qu’importe. Par les trois premiers commandements de leur Loi, ils permettaient déjà de s’en faire une idée, encore qu’ils rappelaient les mêmes injonctions : voilà le sort et le ressort de l’être, seulement tu n’en feras pas une image visuelle, tu ne prononceras pas son nom en vain.

Expulsé du ventre de sa mère, le fœtus émet aussitôt un cri en se découvrant le même outil de signification. Son signal, à se déployer, lui laisse deviner les contours de son environnement et les profils des corps qui s’y déplacent. Il se module, il se rythme selon ses besoins. Il ne signifie pas que la chute, la peur, la faim, il signifie aussi la détente, le plaisir, la joie. Toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. C’était lui qui parlait pour elle, découvre l’enfant de Combray.[77] Pour parler, faut-il encore que le clocher dépende du mécanisme d’une horloge, ou d’un sonneur de cloches qui dispose d’une montre, ce qui revient au même. Sans cette machinerie ni son énergie, il resterait muet. Si l’église construit la chambre noire de l’enfant, le clocher lui présente son objectif de prise de vues ; il fait mieux : il invente la main, il anime la gestuelle, il initie au langage. Le clocher, malgré son grand âge, agit comme un nouveau-né. Il alarme lorsqu’une crise s’annonce, il donne ponctuellement l’heure, il permet de se repérer, il carillonne pour lancer le signal de la fête. Toutefois le grand âge lui confère un pouvoir dont l’enfant est privé. Le clocher domine la vue, comme en prenant le petit par la main. Quoi de plus naturel ? Un enfant se laisse guider par plus grand que soi.

Ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air distingué. Regardez-la. Ignorante en architecture, elle disait : « Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. »[78] Dans sa nébuleuse, ce joueur de piano façonne la mémoire musculaire de l’enfant. Si son carillon ne sonne que par intermittence, l’enfant constate qu’elle est là et que chaque quart l’heure elle le lui rappellera, par l’entremise de ce clocher-là ou celle d’un autre. Des clochers, il y en a partout. On ne peut pas se passer d’heure. Un aveugle le peut encore moins qu’un clairvoyant, puisque l’heure lui donne, avec la mesure sonore du temps, la topologie de l’espace réverbéré où se déplacer, et le moyen de gagner son automonie.

Le clocher lui restitue le corps vivant de sa grand-mère et sa gestuelle, il lui donne un visage, il lui renvoie son phrasé, son style, son humour — sans quoi, quand il saura qu’elle est morte, chose qu’il ne peut apprendre que d’un geste, elle ne lui manquerait pas autant, en lui rappelant qu’il est aveugle, ce que le Narrateur oublie volontiers. Comment ne l’oublierait-il pas ? Personne ne voudrait être aveugle. Du moins, personne ne voudrait l’être sans une grand-mère à sa dévotion, pour le prendre par la main, lui expliquer ce qui se passe, et lui ôter ses bottines au besoin. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a « mis dans mon chemin » me montre au loin comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent.[79]

Sans lui, impossible de poser une équation, ni d’établir un bilan, ni de reconnaître son semblable. Signe sans consistance, il se révèle d’une singularité absolue. En signifiant qu’il n’est rien, il effectue une opération mathématique, comme le fléau entre les deux plateaux de la balance, ce qui lui vaut sa si mauvaise réputation, parce que précisément sans lui on ne peut pas juger. L’être zéro n’a rien à perdre, ni rien à gagner. Il indiquera un poids, une jauge, un prix, une direction, un itinéraire sans se laisser influencer. Le meilleur des comptables, présent en tout lieu, à tout instant, il ne me quitte jamais. S’il me permet de mesurer des degrés, il ne me permet pas moins d’éprouver des qualités, suffit-il d’en ressentir le manque. Sans lui, je ne sentirais rien. Le signifier ne me donne pas que l’image et le sentiment de ce que j’ai perdu, il construit mon édifice mental et lui impulse son mouvement de bascule jusqu’au moment où me souvenir que je nais aveugle et se revoir comme à la naissance.


1. Constantin Huygens, Lettre à Zijne Ouders, 13 avril 1622 — cité par David Hockney, Savoirs secrets, Seuil,      p. 211.

2. Paul Claudel, cité par Michel Butor, Dialogue avec Rembrandt Van Rijn sur Samson et Dalila, Abstème et Bobance, p. 10.

3. Michel Butor, ibid., p. 32.

4. Gustave Schlumberger, L’Epopée byzantine à la fin du Xe siècle, Boccard, p. 67.

5. Edmond de Goncourt, Journal, Laffont, t. III, p. 1069.

6. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. III, p. 17

7. Ibid., pp. 17-18.

8. Geneviève Straus, lettre à Marcel Proust, début 1921, in Marcel Proust, Correspondance avec Mme Straus, Livre de poche, p. 310.

9. Geneviève Straus, lettre à Marcel Proust du 23 octobre 1920, in ibid., p. 308.

10. Geneviève Straus, lettre à Marcel Proust, début 1921, in ibid., p. 310.

11. Marcel Proust, Correspondance, Plon, t. XIX, p. 618.

12. Kant, Critique du jugement, Pléiade, p. 1031.

13. Comtesse de Boigne, Mémoires — cité par Jacqueline Baldran, Juliette Récamier, jaquelinebaldran.com en ligne.

14. Kant, Critique du jugement, Pléiade, p. 1031.

15. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Pléiade, pp. 1126-1127.

16. Ibid., pp. 1126-1127.

17. Ibid. p. 1126.

18. Marcel Proust, Sur Chateaubriand, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, pp. 651-652.

18. René Boylesve, Feuilles tombées — cité par Ghislain de Diesbach, Proust, Perrin, pp. 706-707.

19. François Mauriac, Journal d’un homme de trente ans, in Œuvres autobiographiques, Pléiade, p. 263.

21. François Mauriac, Du côté de chez Proust, in Œuvres autobiographiques, Pléiade, p. 274.

22. Marquise de Sévigné, lettre à Mme de Grignan du 26 juin 1689.

23. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. III, p. 491.

24. Richard Wagner, Le Judaïsme dans la musique — cité par Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, t. II, p. 243.

25. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. III, pp. 491-492.

26. Edmond de Goncourt, Journal, Laffont, t.II, pp. 1241-1242.

27. Edouard Drumont, La France Juive, Marpon & Flammation, t. I, p. 11.

28. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, pp. 476-477.

29. Emmuanuel Levinas, Quatre lectures talmudiques, Minuit, p. 123.

30. Ibid., p. 120.

31. Marcel Proust, Jean Santeuil, Pléiade, p. 184.

32. Honoré de Balzac, Lettres sur Kiev, in Cahiers balzaciens, Slatkine, vol. 7, p. 40.

33. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Pléiade, t.I, p. 12.

34. Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, t. I, p. 432.

35. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, t. IV, p. 611.

36. Franz Kafka, Lettre au père, Folio, pp. 65-66.

37. Sigmund Freud, Lettre à Martha Bernays du 10 février 1886.

38. Sade, Histoire de Juliette, Pléiade, p. 1261.

39. Saint-Simon, Mémoires, Pléiade, t. IV, p. 447.

40. Karl Marx, La Question juive, chap. 2, publié en ligne, marxists.org

41. Alphonse Toussenel, Les Juifs, roi de l’époque, Introduction, Gonet, p. I et p. IV.

42. Karl Marx, La Question juive, chap. 2, publié en ligne, marxists.org

43. Roland Barthes, Mythologie, in Œuvres complètes, t. I, p. 679.

44. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 58.

45. Ibid., p. 83.

46. Pierre Villey, Le Monde des aveugles, Flammarion, p. 205.

47. Bernard Broussin, Philippe Brenot, « Existe-t-il une sexualité du fœtus ? » in Fertilité, contraception, sexualité, no 11, novembre 1995, p. 696-698.

48. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 44.

49. Ibid., p. 45.

50. Marquise de Sévigné. Lettre 172, du 22 juillet 1676, à Mme de Grignan.

51. Henri Bergson, L’Evolution créatrice, PUF, p. 95.

52. Ibid., p. 98.

53. Jean-Martin Charcot, La foi qui guérit, en ligne, Psychanalyse-Paris.com.

54. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, p. 75.

55. Ibid., p. 14.

56. Platon, Phèdre, 230e.

57. Ibid., 230e.

58. Paul Rodet, Morphinisme et Morphinomanie, Paris, 1897 — cité par Jean-Jacques Yvorel, La morphinée : une femme dominée par son corps, Persée, p. 110.

59. Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, PUF, t. I, p. 103.

60. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, pp. 44-45.

61. Platon, Phèdre, 237d,e ; 238a,b.

62. Ibid., 239a,b.

63. Ibid., 240a.

64. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 367.

65. Cicéron, De la nature des dieux, 2, 25.

66. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 60.

67. Ibid., p. 61.

68. Henry Wotton, Reliquiae Wottonianae — cité par David Hockney, Savoirs secrets, Seuil, p. 210.

69. Pierre Villey, Le Monde des aveugles, Flammarion, pp. 181-182.

70. Ibid. p. 226.

71. Marcel Proust, « Swann » expliqué par Proust, in Contre Sainte-Beuve, p. 558.

72. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 60.

73. Pierre Villey, Le Monde des aveugles, Flammarion, pp. 106-107.

74. Ibid., pp. 187-188.

75. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, t. III, p. 152-153.

76. Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres, Laffont, t. I, p. 366.

77. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 63.

78. Ibid., t.I, p. 63.

2 Commentaires

  1. Toujours aussi beau, cher Patrick Mimouni.
    Par contre, c’est un peu dommage de ne pas pouvoir imprimer un pdf. lire sur écran en permanence, c’est un peu fatigant..