La lettre de Patrick Mimouni à Pascal Bacqué
Cher Pascal,
« Le juif n’a pas été créé pour faire de la littérature. Le juif a été créé pour étudier », rappelle Pierre Michon dans sa préface à ton livre Doubles, Treize poèmes de la Torah.
Par là, Michon se réfère à ton ami, Benny Lévy, lequel affirmait effectivement : « Le Juif n’a pas été créé pour faire de la littérature, mais pour étudier. »
Michon ajoute : « Cet interdit, l’auteur des Treize poèmes de la Torah, le bouscule un peu. Il étudie et fait de la littérature. »
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Quelle erreur !
Du moins, il me semble qu’il s’agit là d’une erreur.
Car il y a déjà longtemps que tu as renoncé à faire de la littérature. Tu le laisses précisément entendre dans Doubles.
Mais, pour autant, tu n’as pas renoncé à faire de la poésie. Tout au contraire, c’est en renonçant à la littérature que tu es devenu poète à tes yeux.
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« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », constatait Nicolas Boileau. Voilà, justement, ce qui faisait le propre de la littérature telle qu’elle apparaissait en France au milieu du XVIIe siècle, alliée bien entendu à la science, et à la raison qui fonde la science, mais aussi à l’esthétique qui la magnifiait.
De quoi s’agissait-il alors ? Sinon de refouler hors du champ littéraire tout ce qui relevait de l’approche d’une certaine forme de transcendance à travers la lecture d’un texte considéré comme saint.
C’est justement ce que signifie l’étude au sens où l’entend la tradition juive.
Lecture complexe où s’entrecroisent différents degrés de compréhension ; quatre principaux degrés selon cette même tradition : Peshat, la lecture littérale ; Remez, la lecture allusive ; Drash, la lecture morale ; Sod, la lecture mystique – ce que rappellent les quatre lettres P R D S en hébreu, dérivées de Pardès, le Paradis en persan.
Tout cela, tu le sais bien mieux que moi, cher Pascal. Mais, précisément, tu n’en parles jamais clairement, en tout cas pas dans Doubles.
En parler clairement, ce serait renoncer à la poésie pour faire de la littérature, voire de la critique littéraire.
Toutefois, comme l’indique le titre de ton livre, ici, dans cette histoire, nous avons affaire à des « doubles ».
Eh oui ! Si opposées qu’elles soient, la poésie et la littérature apparaissent comme des frères jumeaux dans la Torah.
Ainsi le texte saint raconte qu’Isaac, dont l’épouse, Rébecca, restait stérile, pria YHVH de la rendre féconde. Il fut exaucé. Rébecca découvrit en effet qu’elle était enceinte – enceinte de deux enfants, deux jumeaux, deux fils ; l’aîné nommé Ésaü, et le cadet Jacob ; car, même entre jumeaux, on distingue un aîné et un cadet.
« Les fils se précipitaient dans son ventre », précise le texte saint traduit par toi. « Rébecca dit : “S’il en est ainsi, pourquoi cela, moi ?”, et elle alla questionner YHVH. »
« YHVH lui dit : “Deux peuples, dans ton corps, et deux nations, dans tes entrailles, se sépareront ; une nation vaincra une nation ; et le grand servira le cadet.” »
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Il y a quelque temps, lors d’une lecture d’un extrait de ton épopée en cinq volumes, La guerre de la terre et des hommes, je te demandai pourquoi tu n’y abordais jamais l’histoire de Jacob et d’Ésaü, alors que manifestement tu étais parti de cette histoire pour composer ton épopée.
En réalité, tu abordais bien cette histoire, seulement tu l’abordais dans une sorte d’introduction à ton œuvre, en quoi consiste justement Doubles.
Bon.
Mais, la poésie biblique, selon toi, en quoi consiste-t-elle exactement ?
Eh bien, à inciter son lecteur à se laisser émouvoir par quelque chose de beau, cependant quelque chose qui défie les règles de l’esthétique communément admise.
La poésie juive, selon toi, dépend de la promesse qu’elle opère et de sa puissance en soi, de la même façon que dans le monde végétal la force qui « ouvre le bouton et déploie la fleur ».
Ainsi tu remarques : « Une phrase française ou latine sont ce qu’elles disent ; une phrase hébraïque est ce qu’elle va dire. Son effet se propage comme une onde ».
La phrase hébraïque suscite un engendrement, une projection, une vision. « En poétisant », le poète juif « prophétise », précises-tu. Toutefois ce qui se passe à présent, s’est déjà passé jadis, d’une façon ou d’une autre, dans le temps étonnamment cyclique dont découle précisément l’enseignement saint, associé à un art poétique tout à fait singulier à tes yeux – un art fondé sur ce que tu appelles la « rime d’idées ».
Le texte saint produit une répétition quand il crée cette sorte de rime. Il se dédouble en faisant rimer les agents de la pensée, comme on fait rimer les syllabes.
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De ton corps, toi, femme, non pas deux fils, mais deux abîmes ouverts
Où se dégorgeront deux orgueils, s’ouvrent et se séparent,
De ta chair dense et cohérente,
Deux mondes, deux sens, deux inconciliables s’apprêtent à jaillir,
L’un l’autre s’entre-foulant, s’entre-emballant, s’entre-piétinant
Dans un tumulte de corps se démêlant en hâte –
Mais le populacier, oui, sera le serf du frêle.
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Roux et si velu qu’on le croirait vêtu de peaux de bête, Ésaü aime la chasse, il aime l’aventure, il aime l’espace.
Jacob, aussi, se classe parmi les aventuriers à sa manière ; seulement, en homme d’esprit, il préfère l’intensité à la spatialité.
Or, un soir, Ésaü rentre au campement affamé, sans avoir réussi à prendre une proie, tandis que Jacob fait la cuisine dans sa tente, préparant un plat de lentilles.
L’aîné demande à son cadet de lui céder cette nourriture. Mais le cadet, Jacob, n’y consent qu’à condition qu’Ésaü lui cède, en retour, son droit d’aînesse.
Un marché vite conclu.
Manifestement, son droit d’aînesse ne représente rien pour Ésaü.
D’une façon générale, les prescriptions issues de l’enseignement d’Abraham (ce qui deviendra au fil des siècles la « tradition juive ») ne suscitent aucun intérêt aux yeux d’Ésaü. Voilà précisément en quoi il incarne allégoriquement la « littérature » au regard du judaïsme, tandis que Jacob, à sa façon, incarne la « poésie », autrement dit l’étude à ce même regard.
Cet épisode, pourtant essentiel en ce qui te concerne, tu n’en parles évidemment pas, cher Pascal – du moins, tu n’en parles pas clairement, tu n’en parles qu’en poète, c’est bien ce qui fait la spécificité et la séduction de Doubles.
Ta traduction signale : « Jacob dit à son père : “Moi, Ésaü, ton aîné ; j’ai fait comme tu m’avais dit : lève-toi, je te prie, assieds-toi, mange de ma chasse, afin que ton âme me bénisse” ».
Mais, là non plus, tu ne fais pas allusion au fait qu’Ésaü a vendu son droit d’aînesse à Jacob et renié, par là même, l’enseignement d’Abraham.
Isaac est aveugle. Jacob préfère revêtir une peau de bête afin de se faire passer pour un être aussi bestial que son frère jumeau, et recevoir ainsi la bénédiction réservée à l’aîné des fils d’Isaac, plutôt que de devoir apprendre à son père qu’Ésaü, son fils préféré, a cédé son droit d’aînesse contre un plat de lentilles.
Tu parles de « traîtrise » à propos de Jacob quand il se décide à se déguiser pour prendre une fausse identité. Mais en réalité, sans en avoir l’air, cet épisode met en jeu un objectif d’une grande délicatesse, à savoir le souci de ne pas briser le cœur d’Isaac en lui révélant la vérité sur Ésaü.
Où retrouver la responsabilité que tu reprends à ton tour, cher Pascal.
Je t’embrasse,
Patrick
La réponse de Pascal Bacqué à Patrick Mimouni
Mon cher Patrick,
Comme toujours, ton intuition est singulièrement éclairante ; elle m’offre, aujourd’hui, l’occasion de m’expliquer.
Dans ce que tu me dis à propos de « Doubles », ma traduction des « poèmes de la Torah », je voudrais répondre à deux énoncés :
– qu’il en va, avec ce livre, d’une « introduction à toute mon œuvre » (toujours un petit pincement, en déposant ce mot (« œuvre ») du bout de mes doigts sur l’écran, ce miroir aux Narcisses).
– que je ne désobéis pas, en vérité, à l’injonction de Benny Lévy citée par Pierre Michon : « Le juif n’a pas été créé pour faire de la littérature, il a été fait pour étudier » ; car la littérature, dont la règle est fixée par Boileau (« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ») marque ici son refus résolu d’une forme de « transcendance », dis-tu, dans l’écriture, que conjure le rationalisme du grand siècle ; si bien que l’invention de la littérature est un congé donné à la poésie, laquelle, à te sous-entendre, se démarque par sa relation à la transcendance ; ton dernier geste, qui ajoute à la poésie l’étude juive (qui, seule, accomplit le caractère transcendant du verset en tant qu’on se rapporte à lui comme à une source dont jaillit une nouvelle parole, celle, justement, de son « talmid », son étudiant), est profondément juste, à condition bien entendu qu’on déprenne le nom du « poète » de son image, reforgée au tournant du 19e siècle, avec, contre, malgré le romantisme.
Pour ce qui concerne l’ensemble de mes livres, et particulièrement celui qui paraîtra en 2026, « La guerre de la terre et des hommes » (2000 pages de prose environ, en édition complète et profondément révisée avec l’aide inestimable de Thierry Consigny), tu as raison, mais à la façon dantesque du « mezzo del cammin di nostra vita » ; Doubles est une introduction qui commence par le milieu. Milieu, pour ce qui me concerne, entre deux massifs d’écriture en prose : l’un achevé, cette « Guerre », soit l’Histoire occidentale vécue et écrite sous la pression du juif réel (je sais le scandale recélé par ce projet pour une conscience « littéraire » ou « historienne ») et l’autre à faire, « Les trois jours de la nuit », soit l’Histoire du juif réel délivré de la pression de ce qu’on appela jadis l’Occident (le scandale, sans doute, est plus grand encore).
De toutes façons, on s’en est toujours sorti ainsi avec le scandale du juif réel : on regarde ailleurs. Par juif réel, je nomme l’enfant d’un peuple né non d’un terroir, mais d’un dire ayant pour unique objet l’édification intégrale d’une Intelligence, seule justification du passage terrestre ; le reste, justement, est littérature.
(Il se trouve, puisque tes intuitions t’amènent souvent à découvrir des secrets, que je nourris, en plus de cette traduction, un autre texte introductif, en prose, au passage de l’un à l’autre livre.)
Mais tu as raison, touchant la traduction. Ces versets, que j’ai traduits, avaient besoin de moi et de mes traductions, comme ils ont besoin d’autant d’hommes et de traducteurs qu’il se trouve des hommes, enfants d’Israël ou enfants de Noé, sachant là une source infinie de leur propre parole, de leur propre intelligence, offerte à eux pour qu’elles se déploient. La plupart du temps, c’est l’intelligence qui a le dessus – comme le montre l’immense cortège des grands glossateurs juifs, du Midrash à Rachi, de Rachi à Ibn Ezra et Nahmanide, à Maïmonide évidemment, à Sforno, jusqu’à ceux, j’en connais, qui aujourd’hui encore tirent, introuvable à Baudelaire mais trouvable à leurs sondes, du Nouveau de ces versets comme des questions incessamment rouvertes. À leur effort et à celui dont je suis capable, j’ai rendu seulement hommage dans les parties « Transition » de Doubles, en une brève méditation sur la « Transcription » littérale de l’hébreu. Mais j’ai voulu, puisque ces versets, rares, étaient « poétiques » (de l’ordre du chant, pratiquant la rime d’idées ou de pensée, soit répétant, dédoublant leur dire, caractère singulier de la poésie biblique imité par Racine dans les chœurs d’Athalie), offrir dans ma propre langue la translation d’un poème français.
C’est une autre tâche que celle d’intelliger, que la tâche du poème, du « chant » (shir en hébreu).
C’est une tâche plus rarement assumée, mais qui nous incombe aussi. Elle a pour objet la beauté, mais pas seulement elle. Elle a pour objet l’effraction d’un rythme dans les mots, c’est-à-dire la donation à la langue d’une vitalité supplétive.
Que fais-je d’autre, dans mes ouvrages de prose, que de tenter une translation de la singularité absolue de l’être juif dans les immenses galeries de la culture, pour le dire, en somme, à la fois fécondant et intouché, étranger et inassimilable, secrètement aimé en même temps que haï et dangereusement vivace, face à la passion de la mort qui circule dans les veines de l’Histoire, et dont la navrante actualité, qui dévore le réseau des hommes, ne fait jamais que continuer le cours perpétuel ?
Si bien que oui, ces traductions introduisent tout mon ouvrage d’écriture, le surplombant, de leurs sources vives constamment arrachées à la pierre du verset.
Baste.
J’en viens donc à ton deuxième énoncé.
Est-ce que la langue française a choisi la littérature, aux jours du Classicisme, contre la poésie ? La langue française, c’est certain, a choisi l’ordre et la raison dans la langue, contre la dangereuse et géniale déraison qu’y avait semée Rabelais, de sa surabondance, de sa grossièreté, de son délire lexicaux ; là est sans doute la grande scansion de la langue française.
Lis, à ce propos, les merveilleux Reliefs d’un Banquet de Milner, dont je tente un écho dans La Règle du jeu, et vois-le reconstituer le destin de la langue française sous la férule de Richelieu, de Malherbe – tu dirais Boileau. Et ce, jusqu’au culte du « style » (« le style est l’homme même », avait dit, prémonitoire, Buffon) et à la langue « Gallimard », et, bref, jusqu’à la France de troisième république, si orgueilleuse, et si piteusement défaite en 1940.
Bien sûr, Baudelaire et Mallarmé, et Rimbaud. Et Hugo, évidemment. Mais au dernier, rêvant d’affranchir la langue de cette gangue, et le faisant personnellement (je cite Mallarmé), les trois précédents, diversement, répondent que cette personnalité, immense, océanique, bute sur l’impasse de la politique poétique, pour dire vite. Parce que les grosses politiques, la bourgeoise, la révolutionnaire, la réactionnaire, allaient tout simplement laisser le poète sur le bord de la route, sûres de leur force démontrée sur les millions d’hommes et sur les décennies qu’elles broieraient, et qu’elles broient encore.
On retrouverait le Coup de dés chez Gallimard ; mais cela n’aurait d’autre sens que ceci : l’institution fait son miel de toute la liberté d’un poète, pour l’enfermer dans ses donjons. Alors, mon cher Patrick, je peux répondre, assez décalé pour qu’un pareil orgueil ne mange pas de pain, que j’ai choisi, en prose et en vers, résolument le poème contre la littérature, en effet.
Je sais que, bien plus nettement encore dans notre présent que dans celui de Mallarmé, où celui-ci disait le poète « en grève de la société », la place que je réclame pour mon poème n’existe pas. Que j’aie tenté de ruser, en cachant dans l’apparence d’un roman de 2000 pages, un poème, ne fait pas pour autant de mon geste un choix de la littérature.
Parce qu’en définitive, toute la littérature revient, axiome de Richelieu, à rabattre l’homme sur sa limite, celle de son intelligence, celle de sa langue, à le faire revenir au bercail de la finitude après lui avoir montré du pays, l’avoir baladé, touriste docile, devant des splendeurs qu’on ne touche pas (comme les tableaux dans un musée.)
Toute littérature qui ne conduit pas à ce renoncement, est, en tant qu’y résiste, opiniâtre, l’effraction d’un infini quelconque, poème. Nul besoin de citer, ici.
Poème dira toute écriture qui veut se nourrir d’une effraction, dans la langue, d’un insaturable (celui qu’assume déjà la rime de pensée dans la Torah), d’un excès, d’une surprise, d’une attente, d’une confiance dans un infini, recélé dans les mots.
Qu’on transforme, aujourd’hui, la langue en patois du Marché mondial (ou de son exclusion), et pas seulement la vieille et raide langue française, toutes les langues sans doute, ne doit pas faire peur à qui a décidé d’étreindre sa langue en poète. Il est seulement un peu plus seul, attendant ceux d’après.
Le merveilleux, avec l’avenir, c’est qu’il commence dans le présent, et qu’il est même le vrai présent.
Celui qu’on nous servait en littérature, et qu’on nous sert désormais en bégaiements d’actualité, est mort, dès la naissance.
Certains le savent, et chacun le devrait, même au temps du règne tyrannique du Nous tous. Dans la lettre juive, il n’y a jamais eu de place pour « nous tous », contrairement à son exportation dans les « grands monothéismes ». Mais il y a de la place pour chac-un.
C’est pour cela que mon geste poétique a choisi de l’habiter.
Je te remercie de m’avoir donné l’occasion de dire mon effort.
Je t’embrasse en retour.
Pascal