Poétesse et combattante, Oksana Rubaniak est, à 22 ans, l’auteure de trois recueils de poèmes parus Ukraine : Les Ornements du destin (2020), À la rencontre de la mort (2022), La route de la vie (2024).
Elle a perdu son fiancé Maksym Yemets en février dernier, tombé sous les bombes russes. Lorsque Bernard-Henri Lévy, en plein tournage de Une guerre, lui propose de publier ses poèmes, elle répond : « Publiez plutôt ceux de Maksym. » Aujourd’hui, le philosophe tient sa promesse et publie également les siens.

Les poèmes d’Oksana Rubaniak

L’Hiver. L’Arme. Et les tranchées.
Le sol est gelé complètement.
Gisent les héros tués – 
Semen, Hérodote et Caïn. 

Le sang en gouttes près du corps
Bouillait et gelait comme un glacier.
Cet hiver n’était pas blanc mort
Mais rouge de sang et de pieds abîmés.

Cet hiver est le plus terrible et dur :
À la place de la neige, des balles fusent.
Les oiseaux ne volent plus,
On ne compte pas les heures et les jours.

On oublie ici le mois et l’année,
Son propre nom, sa famille, soi.
Là où règne la sauvage éternité,
Il n’y a pas de place pour moi.

***

Je disparais graine après graine,
Mon sang s’écoule goutte après goutte.
Je suis une fontaine qui déborde de haine,
Je suis la rivière qui s’enfuit loin de la route.

Mes larmes sont une source pure,
Mon cri détruit les murs de béton.
Quand je tomberai du ciel front contre terre,
Préparez le tableau de sauvetage d’un dauphin. 

Sacrifiez un agneau bien nourri,
Donnez à manger aux pauvres et aux démunis.
Je suis une orpheline, une enfant abandonnée,
Je ne connais pas le sentiment de satiété. 

J’ignore l’amour et la compréhension,
Je suis l’embryon de la séparation.
Souvenez-vous de moi quand vous croirez,
Que tous les aveugles un jour verraient.

Souvenez-vous au moment d’un orage inouï
Quand vous penserez à l’arc-en-ciel.
Il y a des choses d’un poids infini 
Quelque chose qui ne sera jamais réel. 

***

Et quand tu penses que tout a dégénéré,
Que tu es seul contre la terre entière,
Souviens-toi combien a déjà été engagé,
Et combien reste à faire.

Et quand tu baisseras les bras d’impuissance, souviens-toi
De tes envols et de tes chutes, des hauts et des bas.
Il n’existe pas de stabilité qui va de soi,
On est fait de chair et de sang, des êtres vivants. 

Nous sommes créés pour vivre, nous battre, ramer, 
Même quand les rames sont tordues et cassées,
Même quand il n’y a pas de vent. Souviens-toi, tu es là,
Et ta vie ne dépend que de tes bras,

De tes pensées, de tes regards, de tes discussions,
De chacune de tes paroles et lettres.
N’oublie pas que l’échec n’est qu’une leçon,
Et la vie est une école pour une vraie épreuve.

Tombes

Des tombes se dressent sur d’autres tombes,
Des corps dispersés, mêlés à la terre,
Unis par une cause semée comme le vent.
Une brume de souffrance flotte sur la steppe.

Un silence trouble, chargé de gémissements sanglants,
Ce silence est le pire des supplices.
Ce champ de ruines ne renaîtra plus –
Avec les soldats sont enterrés les derniers espoirs.

Le prix de leur mort : la liberté des descendants,
Qui, sans chaînes, s’élèvent au ciel
Et célèbrent dans les mémoires les ancêtres vaillants,
Par qui le sang cosaque s’est réveillé.

***

Il faut commencer par la toute fin,
Car c’est là que vivent les plus beaux épilogues.
Dans l’extase des muets devenus aveugles,
Nous philosophons la vie, pauvres êtres que nous sommes.

Souvent, nous voyons le vol des étoiles –
Spectacle joyeux, panacée bienvenue.
Mais le lien étrange, céleste et rare
Entre l’art et l’humain — c’est une galerie.

Elle est étrange, palpite doucement dans l’âme
Et scintille d’une lumière diffuse.
Tout ce qui tourbillonne au-dessus des têtes, 
Ce sont nos actes futurs, encore impénétrables.

Ils viendront à coup sûr avec le temps,
Du fin fond des nuages, des coulisses et des rêves.
Car comme le temps, la création est précieuse –
Une boisson rare faite de douleur et de joie.

Dans ses…

Dans ses yeux brûlait le feu,
Dans ses yeux bouillonnaient les étoiles.
Et comment pourrait-on, sans honte,
Rester figée dans une tendre soumission ?

Sur ses lèvres, une fumée mûre,
Sur ses lèvres, une chaleur insoumise.
Que notre histoire, si lointaine,
Se termine même dans le mal, qu’importe.

Dans ses cheveux, l’odeur des herbes,
Dans ses cheveux, le goût du liman.
Si j’en avais la force, je l’aurais volée
Pour l’enfermer à jamais dans un roman.

Dans ses mains, il y avait la vie,
Dans ses mains, ma liberté.
Comment cacher mes sentiments
Sans semer la discorde, sans vérité ?

Tu es mes défauts, je suis tes erreurs

Tu es mes défauts, je suis tes erreurs.
Nos pôles contraires ne demandent jamais : combien
De distances franchies, de mers traversées,
Pour oublier comment un cœur se brise.

Pour effacer souvenirs et ruines du destin,
Revenir à tâtons, mourir lentement.
Écorchés d’inconsolables silences, ivres jusqu’au vertige,
Nous n’avons jamais su si nous nous étions aimés.

La terre imbibée de sang ne reposera pas

La terre imbibée de sang ne se couchera pas. 
Les dents serrées, elle se jette dans la bataille.
Pour anéantir le repaire de l’ennemi,
Pour raviver le feu âpre et féroce.

Avec force et vigueur, avec soif de vérité,
Avec une conscience pure monte le désir.
Rendre grâce par la voix du tumulte,
Et sceller la paix d’un coup d’épée.

Œil pour œil, bonheur contre haine.
De la colère, relier deux rives.
Frères redoutables, engloutis dans la peur,
Forgeant à la hâte de bruyantes chaînes.

Les Caïns de la mort, non pardonnés par Dieu,
Traîneront leur ombre pécheresse à jamais.
Les marques du destin sont désormais effacées
Pour ceux qui s’effacent à jamais sous la terre.

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