Le fils d’Albert Camus ne veut pas qu’Albert Camus entre au Panthéon. Il a peur de la « récupération » politique de la chose. Chez les Camus, on fuit le Panthéon sarkozyen comme la Peste. Quelle naïveté. On panthéonise toujours pour des mauvaises raisons : la panthéonisation est toujours un détournement de génie pour les besoins (temporels) de la République, pardon : du président de cette République. De Gaulle, en intronisant Jean Moulin, a voulu marteler que la Résistance se confondait avec le gaullisme. Mitterrand, dont le Panthéon fut en réalité l’Église favorite, fit entrer, via Jean Monnet ou René Cassin, quelques unes de ses marottes, et aussi un message politique personnel. On sait également que Chirac, gaulliste, fit entrer Malraux, voilà pour les raisons personnelles, et, pour des raisons politiques cette fois, fit entrer Dumas. Car Dumas, métis, était à l’image de la France de Chirac. On est toujours panthéonisé pour de mauvaises raisons, oui. On est toujours panthéonisé par calcul. Marat, par exemple, est entré, puis sorti quelques mois plus tard – pour haute trahison ! Entre-temps, sa dépouille ne correspondait plus au génie de la Nation, car la Nation avait changé de génie, ou bien le génie changé de Nation. L’éternité de Marat était rendue à la temporalité de tout le monde. Le fils d’Albert Camus ne devrait pas s’inquiéter, et accepter.

Je sais que la famille de Péguy a eu les mêmes craintes, sous Chirac : elle n’a pas voulu d’une panthéonisation gaulliste de Péguy. Mais à vrai dire, peu importe qui panthéonise, en République : c’est le panthéonisé qui reste. L’éternité ne se souvient pas des raisons politiques, qui s’effacent peu à peu comme des dessins sur le sable. Camus a largement les épaules pour occulter, de son seul génie, par sa seule carrure, les effets d’une sarkozysation présumée. Jamais Sarkozy ne parviendra à marquer de son empreinte, et ce n’est pas son intention, la statue, la stature d’Albert Camus. Car Albert Camus était Camus bien avant Sarkozy et, dans les siècles, il le restera bien après.

Si c’est pour refuser un honneur, c’est autre chose, mais la raison ici est ailleurs : on ne veut pas que Nicolas Sarkozy mette ses doigts sales sur la réputation et la dépouille de Camus (qui n’a besoin d’aucun Panthéon pour continuer de respirer dans la littérature et l’éternité). Si Nicolas Sarkozy faisait entrer Barrès, ou Montherlant, ou Morand (les trois ne sont pas près d’en être) ce serait le tollé, on l’accuserait de profiter d’être un Président de droite pour faire entrer des écrivains de droite. Alors que, tout simplement, en choisissant Camus, pour lui fêter son anniversaire dans l’éternité (cinquante ans de sa mort) il se pose précisément en Président de tous les Français, au-delà des partis et des camps. Camus n’est pas de gauche, ni de droite : il est mort.

Camus n’est pas sarkozyste, il est camusien. Et Sarkozy, ici, voulait saluer nationalement un esprit universel. L’importance de Camus, pour le 20e siècle français, est bel et bien à la hauteur d’un Voltaire pour le 18e siècle, d’un Zola pour le 19e. Il n’a pas besoin du Panthéon, certes, mais il y est parfaitement à sa place.

De plus : il est suffisamment consensuel pour cela. La panthéonisation revient à entériner un consensus. On panthéonise celui qui ne gêne pas. Qui ne gêne plus depuis longtemps. Ou qui n’a jamais vraiment gêné. Camus est parfait dans le rôle : grosso modo, tout le monde l’aime, et les haines à son égard sont oubliées depuis tellement longtemps que, comme chez Zola, on a l’impression (illusion d’optique très panthéonique) qu’il a toujours été aimé. Le Panthéon n’a finalement qu’un inconvénient : s’il entérine la grandeur, il adoucit l’impétrant, il en atténue les reliefs, en aplatit les travers, les névroses, en neutralise la dangerosité. Il fait sortir tous les venins. Le panthéonisé est vidé de sa substance radioactive pour devenir une icône un peu lisse, sympathique. On est gentil quand on est au Panthéon : et même, on l’a toujours été.

On ne verra jamais le Marquis de Sade sous la crypte, ni Céline. On ne verra pas Rimbaud ni Lautréamont, et c’est très bien qu’on n’y voit pas Péguy. On ne verra pas Jean Genet. Et si Proust y entre, ce ne sera pas pour de bonnes raisons. On verra peut-être Sartre, car il ne dérange plus beaucoup, mais enfin, il a beaucoup dérangé. Et puis, on aurait bien trop peur que son cadavre refuse !

Albert Camus n’entrera pas, et c’est un peu dommage, parce que le Panthéon est une Académie des morts, c’est l’Académie française des morts. Et Camus était suffisamment académique et suffisamment mort pour y reposer. Mais son éternité s’en moque : elle dansera à côté. Ce n’est pas méchant de dire que Camus était académique, et c’est d’ailleurs peut-être faux : c’est le temps qui l’a rendu sage, inoffensif. Si poison il y eut, si soufre il y eut, ils se sont émoussés. Camus est en sommeil, son œuvre, grande, belle, noble, ne dynamite rien. Camus n’est pas un auteur dangereux. On peut espérer que son fils revienne gentiment sur sa décision, et que le Panthéon compte une sage gloire de plus, sans turbulence temporelle ni indiscipline éternelle. Camus, de toute façon, contrairement à des génies plus nocifs pour la société, reposera en paix. N’importe où.

7 Commentaires

  1. Sarkozy ferait mieux de jouer un role qui pourrait un jour le panthéoniser… Il est facile de montrer son respect pour Camus, mais c’est un peu triste de vouloir se mettre dans l’ombre de celui-ci pour plair à la population…
    C’est de la politique bon marché…

  2. bah si on pantheonise pour de mauvaises raisons raison de plus pour s’y opposer, de plus dire que rimbaud ne sera jamais au panthéon c’est bien préjuger de toutes les mauvaises raisons imaginables dans l’avenir

  3. Excellente analyse ! Une remarque quand même : considérer le Panthéon comme une « Académie française des morts » est excessif. Sur 76 occupants, on ne compte, sauf erreur de ma part, que 6 écrivains. Et encore, comme vous le dites, Malraux et Dumas y sont entrés pour des raisons davantage politiques que littéraires. On pourrait en dire autant à propos de Voltaire, de Rousseau, de Zola et bien sûr de Hugo, dont les funérailles ont servi de prétexte à la République pour reprendre l’édifice à l’Eglise. En réalité, les hôtes du Panthéon sont principalement des politiciens et des militaires. Pour se distinguer vraiment, Nicolas Sarkozy devrait plutôt envisager d’y faire représenter de nouvelles catégories : industriels, peintres, musiciens…
    Herbot Lothey, auteur du « Guide pratique de l’immortalité » (Pearson, Paris 2009)

  4. « C’est quelqu’un qui a essayé de parler pour tous ceux qui n’avaient pas la parole » a dit sa fille. Et bien que Camus reste donc avec et près des siens comme c’est le cas. Il aurait détesté cette récupération bling bling sarkozyste … Laissons le au soleil avec les petites gens.