28 juin 2025. Festival de Glastonbury.
Des milliers de spectateurs se sont rassemblés et, suivant l’exemple de Bobby Vylan, un duo de musique punk, ont uni leurs forces pour scander « Death to the IDF [Israel Defense Forces (Forces de défense israéliennes)] ».
Je ne m’attarderai pas sur l’ambiance et sur la foule – nous pouvons pour cela nous référer aux manifestants de Columbia University.
Je ne me lancerai pas dans la description de ces poings levés hurlant de joie à l’idée de tuer des Juifs (oui, les Forces de défense israéliennes sont composées en grande partie de Juifs défendant l’État juif contre des forces génocidaires).
Je n’évoquerai pas les images du passé, lorsque des foules en Europe ont entonné ce même cri de mort, ni ce qui s’est passé ensuite.
Je n’insisterai pas non plus sur le caractère pervers d’un tel événement dans un festival de musique, qui aurait pourtant dû exprimer sa solidarité avec les victimes de Nova[1].
Le Festival de Glastonbury, ce lieu légendaire de la culture britannique, fréquenté par plus de 200 000 jeunes, berceau de la musique pop anglaise et qui, depuis cinquante-quatre ans, accueille des groupes comme The Kinks, Radiohead, Oasis, Coldplay, Paul McCartney… comment en est-il arrivé là ?
Comment l’épine dorsale morale de tant de jeunes a-t-elle pu se désintégrer ainsi ? Quand leurs boussoles morales se sont-elles désaxées ? Pourquoi n’y ai-je jamais entendu des slogans de soutien aux femmes iraniennes – « Women, Life, Freedom » ; ou « Slava Ukraini », en soutien aux défenseurs d’une Europe libre ; ou « Biji Kurdistan », en soutien aux Kurdes qui ont protégé tant de peuples contre les attaques de l’État islamique ; ou « Free the Uyghurs », pour dénoncer un véritable génocide en cours en Chine ?
Pourquoi des milliers de jeunes, dont beaucoup se disent défenseurs de la « justice sociale », ont-ils lancé cet appel à la mort de Juifs ?
Comment cette génération a-t-elle pu tomber aussi bas ?
Ma tête tourne et, au lieu de sombrer dans cette spirale, j’ai une autre idée…
Pourquoi ne pas plutôt s’intéresser à quelqu’un du même âge que ces festivaliers, mais qui est l’antithèse de cette bassesse morale ? Quelqu’un de réellement courageux. Quelqu’un qui a vu la guerre en première ligne. Quelqu’un qui a aimé profondément, et qui continue de défendre, malgré toutes les épreuves, son pays et ses valeurs. Une jeune femme…
Qui est-elle ? Où puise-t-elle sa force ? Comment parvient-elle à honorer, malgré une douleur immense, l’héritage de Maksym, son fiancé décédé ? Quand sa maturité politique a-t-elle vu le jour ? Que fera-t-elle lorsque la guerre contre l’Ukraine sera finie, et que la victoire sera enfin à portée de main ?
Souvenez-vous de son nom : Oksana Rubaniak.
Elle a 22 ans. Elle est commandante d’un bataillon de drones de la 67ème brigade mécanisée. Elle dirige une unité de 100 soldats (97 hommes et 3 femmes) sur la ligne de front près de Pokrovsk – l’une des positions les plus dangereuses de cette guerre barbare menée par la Russie terroriste contre l’Ukraine.
Elle est également poétesse, avec quatre recueils publiés à son actif.
Décorée de la Croix d’or par le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, puis par le président ukrainien pour son engagement exemplaire dans la défense de son pays, et enfin distinguée de l’Ordre du Courage, Oksana est une héroïne.
En mars 2024, elle est apparue en couverture de Vogue Ukraine et a été incluse dans la liste des 100 femmes puissantes d’Ukrainska Pravda. Elle a aussi figuré dans le classement Forbes Ukraine 30 under 30 de cette même année.
Oksana est une étoile, dans tous les sens du terme.
Et elle est l’un des personnages du nouveau documentaire de Bernard-Henri Lévy : Notre guerre. Diffusé sur France Télévisions le 29 juin 2025, et toujours disponible en streaming, le film est une ode puissante aux forces et aux civils résistants d’Ukraine.
A l’instar d’Oksana, les femmes et hommes présentés par Notre guerre se battent pour la liberté, la leur et la nôtre.
L’œuvre de Lévy martèle ce message grâce à une voix off profondément émouvante et à des images saisissantes qui dressent des portraits de femmes et hommes de courage.
*
France Inter a reçu Oksana Rubaniak alors qu’elle était à Paris pour l’avant-première de Notre guerre et ses paroles méritent d’être lues. En voici quelques extraits.
À quoi ressemblerait la victoire ?
Mon bien aimé a été tué lors de cette guerre. Alors, pour moi, la victoire ne serait pas vraiment une fête comme pour beaucoup d’Ukrainiens. Ce serait un jour de mémoire afin d’honorer tous les héros qui sont tombés. Mais je n’ai aucun doute quant au fait que l’Ukraine tiendra bon et gagnera ce combat contre l’agresseur – c’est ma motivation principale : ne pas laisser notre État disparaître de la face de la terre.
La victoire.
Je la veux tout comme Maksym la voulait. C’est la raison pour laquelle je reste dans l’armée : poursuivre sa cause. Afin que toutes nos pertes, la mort de nos héros, ne soient pas en vain.
La littérature, un acte de résistance ?
La poésie est une forme de résistance. C’est ce que la guerre ne peut et ne pourra jamais tuer. La parole est une arme. Bernard-Henri se bat à travers son film. Nous, nous écrivons des poèmes. Personne ne pourra jamais changer la vérité. Et c’est ce message de vérité que je tiens aussi à porter dans le documentaire Notre guerre.
Rester fidèle à ses convictions.
J’essaie de l’être car autrement mon combat serait inutile. Les rêves demeurent. Mais ils sont aujourd’hui si éloignés que, parfois, ils semblent ne plus exister. Nous essayons de nous soutenir les uns les autres, de lire des poèmes entre camarades d’armes, et de nous battre – car cela devient de plus en plus difficile de rêver face à la dure réalité du front.
Comment écrire alors que des bombes explosent autour de soi ?
Mes poèmes sont souvent qualifiés de « dépressifs ». Un de mes amis a dit que ma poésie est impossible à lire car elle fait sombrer en dépression. Mais comment faire autrement ? Je ne veux pas romantiser la guerre ainsi que certains le font. C’est important d’être honnête, de ne pas mentir, de ne pas véhiculer un romantisme fantôme. Ce n’est qu’ainsi que la vérité pourra parvenir à ceux qui nous écoutent.
Être une femme combattante.
Il y a des femmes dans l’armée en Ukraine. Dans mon unité aujourd’hui nous sommes trois femmes sur quatre-vingt-dix, mais nous sommes là. En tant que femme, j’ai cessé de remettre ma vie à plus tard. J’essaie de me dire que ma vie est ici et maintenant.
Si je me suis dit durant les deux dernières années que cette vie militaire était temporaire et qu’il y aurait ensuite une vie civile – la vraie vie ! ; maintenant j’accepte le fait que cela puisse durer des dizaines d’années. Ma présence au front est identique à celle des hommes. En Ukraine aujourd’hui les hommes et les femmes ont les mêmes droits. Chez nous, les femmes peuvent commander des unités militaires. Nos femmes sont absolument superbes.
Comment tenir le coup malgré la douleur ?
Au début de l’année 2025, je me disais que ce qui me faisait tenir c’était mon amoureux Maksym, et mon unité. Aujourd’hui je vis pour continuer le combat de Maksym et réaliser ses rêves. Mais aussi pour soutenir mon unité, être efficace en tant que combattante de sorte que mes gars restent en vie, qu’ils puissent rentrer ensuite chez eux, au sein de leurs familles. Il faut qu’il y ait le moins de monde possible qui perde leurs proches au front.
Malgré les ressources colossales de la Russie, l’Ukraine tiendra-t-elle ?
Je crois que nous réussirons, autrement je ne serais pas engagée au front. Mais nous devons, à chaque fois, déployer davantage d’efforts car, malheureusement, nous avons moins de moyens que les Russes.
Nous résistons – et c’est déjà immense qu’un pays
plus petit se montre tenace face à un agresseur aussi imposant.
Impressions de Paris lors de ce premier voyage.
Votre capitale est merveilleuse, votre pays est merveilleux. Je l’ai beaucoup apprécié, mais je garde à l’esprit les images de ruines, de souffrances. A Paris, les gens jouissent de la vie ; cela donne envie de saisir ces gouttes de bonheur. Seulement cette dichotomie rend difficile la cohabitation de ces deux sentiments.
Quel serait votre message aux dirigeants européens ?
Aujourd’hui l’Ukraine est une forteresse qui défend l’ensemble de l’Europe et du monde. Il faut que les dirigeants européens fassent preuve d’unité, en gardant à l’esprit que l’ennemi pourrait un jour frapper jusqu’à vos foyers. Ces mots sonnent terriblement, mais c’est la vérité.
La Russie s’empare chaque jour d’un nouveau village. Autrement dit, ma maison est de plus en plus proche de l’ennemi, et votre maison aussi. Cet ennemi ne s’arrêtera pas tant qu’on ne se lèvera pas, tous ensemble, contre lui. Je remercie les leaders des pays qui soutiennent l’Ukraine de ne pas cesser de le rappeler. Nous avons besoin de soutien. Il est difficile pour les Ukrainiens d’affronter seuls un tel ennemi. Nous n’avons pas assez de ressources.
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Voilà donc les propos d’Oksana Rubaniak.
Je me souviens lorsque le célèbre journaliste américain Tom Brokaw a publié son livre : The Greatest Generation. En popularisant ce terme, il a dressé le portrait de ces Américains qui ont grandi pendant la Grande Dépression, se sont engagés lors de la Seconde Guerre mondiale, et ont façonné positivement les États-unis pendant des décennies.
Eh bien je dirais qu’Oksana est un modèle d’une nouvelle grande génération.
Oui, il existe une nouvelle « grande génération ».
Et elle est loin de Glastonbury, de Columbia University et des fausses barricades de la « résistance ».
La jeune génération ukrainienne se tient sur la véritable ligne de front.
Elle ne réclame pas de bières sans gluten ni de cappuccinos au lait d’avoine lorsqu’elle se bat pour sa cause.
Ces femmes et hommes réclament des drones légers et maniables pour protéger leurs familles et leurs enfants contre la machine de mort russe.
J’ai eu l’honneur de rencontrer certains d’entre eux ces dernières années.
C’est Rusya Danilkina, qui a perdu une jambe mais ne regrette pas son sacrifice.
Serhiy Zhadan, poète punk et musicien célèbre, qui a choisi le combat en première ligne plutôt que les foules enthousiastes et les concerts de rock.
Vladyslav Rudenko, adolescent enlevé par la Russie, qui a surmonté l’épreuve et témoigne aujourd’hui devant le Congrès américain afin de plaider en faveur du retour des 19 546 autres enfants kidnappés.
Daria Kolomiec, DJ qui parcourt le monde pour partager des histoires et des voix ukrainiennes à travers le théâtre.
Iryna Tsybukh, ambulancière qui a perdu la vie en défendant son pays, mais qui a créé une playlist chantée par des milliers de personnes à ses funérailles et qui rappelle, dans un ultime message, pourquoi le combat ne doit jamais être abandonné.
Ilya Samoilenko, défenseur de l’usine Azovstal qui a résisté à Marioupol pendant des mois, a perdu une main et un œil, et est sorti de la captivité russe plus fort que jamais.
Et c’est donc Oksana Rubaniak, poétesse, commandante d’une brigade de drones, héroïne et exemple pour le monde entier.
Souvenez-vous de son nom.
[1] Le massacre du festival de musique de Réïm, ou massacre du festival Nova, s’est déroulé le 7 octobre 2023, lors de l’invasion d’Israël par des terroristes du Hamas.
