L’histoire se répète-t-elle ? Ou, comme préférait le dire Mark Twain, rime-t-elle ? Trente ans après le début de la fragmentation de la Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine n’a jamais paru si proche d’une nouvelle dislocation. Le coupable ? Il s’appelle Milorad Dodik. Il a 62 ans, et dirige, depuis quinze ans, un étrange pays, la République serbe de Bosnie. À l’issue des accords léonins de Dayton, en 1995, la Bosnie-Herzégovine devenait une confédération, qui réunit jusqu’à aujourd’hui deux pays. D’une part, donc, cette république serbe, et de l’autre la Fédération de Bosnie-Herzégovine, où vivent des Croates et des Bosniaques. Le pays est gouverné, à tour de rôle, par l’un des trois présidents issus de ces communautés. Ce système évoque irrésistiblement la Cacanie, l’Autriche-Hongrie de Musil dans l’« Homme sans qualité » : « L’Autrichien n’avait d’existence qu’en Hongrie, et encore comme objet d’aversion ; chez lui, il se nommait citoyen-des-royaumes-et-pays-de-la-monarchie-austro-hongroise-représentés-au-Conseil-de-l’Empire, ce qui équivalait à dire “un Autrichien plus un Hongrois moins ce même Hongrois” ; et il le faisait moins par enthousiasme que pour l’amour d’une idée qui lui déplaisait, puisqu’il ne pouvait souffrir les Hongrois plus que les Hongrois ne le souffraient, ce qui compliquait encore les choses. » Ces absurdités, cette ethnicisation de la vie politique, sont la conséquence de l’hypocrisie coupable de la communauté internationale en 1995. Il faut dire que la gestion du dossier bosnien par cette communauté internationale, qui assista impuissante au massacre de Srebenica, se révéla globalement catastrophique, comme on le sait.
Or, il semblerait que les mêmes engrenages que ceux qui avaient conduit au désastre soient à nouveau mis en branle. En effet, M. Dodik prend chaque jour des décisions redoutables, qui tendent à amorcer une séparation des Serbes de Bosnie avec le reste du pays. Il menace de retirer son entité du système fédéral militaire et fiscal et a fait voter des lois en ce sens qui seront effectives au mois de juin. Le 10 janvier, il a célébré les 30 ans de la création de la République serbe de Bosnie par Radovan Karadzic, condamné depuis pour « crimes contre l’humanité » par la communauté internationale. La cérémonie s’est transformée en opérette militaire, avec un sordide défilé de nervis. Elle réunissait la Première ministre de Serbie, rappelant l’axe Belgrade — Banja Luka des années Karadzic — Milosevic. Les ambassadeurs chinois et russe étaient également présents, ainsi que M. Mariani, conseiller de Marine Le Pen et ancien candidat RN en Provence-Alpes Côte d’Azur lors des élections régionales. On aimerait d’ailleurs que la presse française interroge davantage, Mme Le Pen sur cet appui implicite à ce que le continent européen compte de pires négationnistes et soutiens revendiqués à des criminels de guerre. Cette provocation de la part de M. Dodik, et dans le contexte de son affirmation croissante d’un séparatisme serbe en Bosnie, fait donc « rimer » l’Histoire de manière sinistre. Autrement dit, M. Dodik s’apprête-t-il à devenir un nouveau Karadzic ? Va-t-il précipiter par son nationalisme grand-serbe les Balkans dans un nouveau cauchemar ?
En réalité, c’est à un autre dirigeant nationaliste que M. Dodik fait penser. En effet, le Président serbe de Bosnie ressemble beaucoup à M. Orban. Comme le Président hongrois, M. Dodik est un ancien héros libéral, jadis espoir du camp de la démocratie dans les années 1990. Lorsqu’il est élu en 1998 comme réformiste, l’OTAN l’aide même à sécuriser les bâtiments officiels tenus par les soutiens de Karadzic. Madeleine Albright l’avait un jour fameusement qualifié de « bouffée d’air frais ». Et puis, à l’instar de M. Orban, M. Dodik s’est transformé après avoir perdu les élections en 2001. Par pur opportunisme, il est devenu un farouche sécessionniste. Comme Orban, son populisme est devenu l’instrument de sa reconquête du pouvoir. Quand il est parvenu à retrouver les rênes de l’État, M. Dodik, à l’instar de son homologue hongrois, s’est mû en satrape corrompu. Le détournement de fonds publics et la prévarication sont devenus son vrai programme de gouvernement. Comme en Hongrie, où Orban distribue les prébendes à ses proches, qui abusent des fonds européens. Le meilleur ami de M. Orban, Lorinc Meszaros, est devenu l’homme le plus riche du pays en remportant pour près d’un milliard d’appels d’offres de l’Union européenne, et le gendre d’Orban est mis en cause par la Commission pour des faits similaires. En République serbe de Bosnie, Dodik a carrément déclaré un jour, pour commenter l’octroi d’un prêt de 2 millions d’une banque d’État à son fils : « Cela vaut mieux que de laisser ce jeune homme devenir accro à la drogue ».
Comme en Hongrie, la famille de Dodik s’infiltre dans la zone grise entre business et affaires de l’État. Et Dodik déploie tout le programme classique de l’autocrate : intimidation de l’opposition et réduction de l’indépendance des journalistes. Il ajoute à ces méthodes traditionnelles un discours négationniste, minimisant le massacre de Srebenica. C’est d’ailleurs le projet du Haut-représentant de la communauté internationale, sorte de « tuteur » de la Bosnie-Herzégovine, qui dispose d’importants pouvoirs exécutifs, de criminaliser le négationnisme qui a, ces derniers mois, mis le feu aux poudres, et a incité Dodik à se lancer dans son entreprise sécessionniste.
Ces points communs entre Orban et Dodik ne sont pas seulement de la psychologie. Ils expliquent leur politique identique. Orban, menacé au sein de l’Union européenne à cause de ses pratiques corrompues, essaie de renverser ces mises en cause. Il est devenu anti-européen précisément parce que l’Union promeut un système de gouvernement transparent et propre, où la presse libre joue un grand rôle. Cerné par les affaires, il s’est métamorphosé en populiste nationaliste par cynisme électoral et comme contre-attaque aux accusations. De même, Dodik s’est rapproché de la Russie. Selon le site d’investigation Bellingcat, l’oligarque Konstantin Malofeev, intime de Poutine et son « ambassadeur » et banquier auprès des extrêmes droites européennes (c’est lui qui aurait permis à Jean-Marie Le Pen d’obtenir en 2014 un prêt pour son association Cotelec), a beaucoup aidé Dodik. En 2014, Malofeev aurait mis à disposition de Dodik des combattants, dont d’anciens soldats du Donbass. Récemment, Dodik s’est rendu à Moscou où il assure avoir reçu l’onction de Poutine. Le Kremlin a mis plusieurs jours pour confirmer l’information, signe que le lien n’est pas aussi soutenu que l’autocrate serbe de Bosnie l’aimerait, mais que Poutine ne rechigne pas à utiliser cette nouvelle carte pour déstabiliser l’Union européenne. Par ailleurs, Dodik — comme Orban — s’est aussi rapproché de la Chine. Xi Jinping a de grands projets pour les Balkans, où son régime investit beaucoup dans les infrastructures propices au commerce, dont un TGV flambant neuf prévu pour relier Athènes, dont la Chine a racheté le port, à… Budapest, capitale de la Hongrie.
Ainsi, Dodik est un homme sans convictions, et probablement sans qualités comme le héros de Musil ; il n’est en revanche pas dépourvu d’intérêts ni de comptes en banque. Mais qu’importe ses ressorts intimes. Pris dans l’engrenage de ses alliances, il est devenu le jouet d’une Russie revancharde qui n’a toujours pas digéré l’intervention de l’OTAN en Serbie. Marionnette de Pékin, il constitue l’un des fers au feu de Pékin pour s’implanter dans les Balkans, ce qui signifie repousser l’influence de l’Union européenne. Exalté par ses propres discours, il s’est engagé dans une course à l’abîme vers la partition de la Bosnie-Herzégovine. C’est « la plus grave crise existentielle que doit affronter la Bosnie depuis la guerre » a déclaré le Haut-représentant international. En face, les États-Unis et l’Union européenne ont adopté des sanctions contre le système Dodik. Mais le dossier de l’adhésion de la Bosnie à l’Union n’a pas beaucoup avancé. Or, volens nolens, la Bosnie est placée à l’écartèlement. Dodik est sans doute un bouffon grotesquement corrompu et redoutablement prêt à tout. L’histoire se répète toujours, disait Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. Sur un brasier aussi inflammable que le souvenir de la guerre de Bosnie, un bouffon comme Dodik peut allumer une tragédie. Pas par idéologie comme en 1992, par ce mélange d’irresponsabilité et de fuite en avant. Ne disposant pas de plus d’envergure qu’Orban, le dirigeant serbe de Bosnie peut, hélas, finir comme son prédécesseur Karadzic : en pyromane d’un nouveau cauchemar dans les Balkans.