Brûlant toujours près de vingt ans plus tard d’une sobre indignation, voici le récit d’un homme seul, directeur de 1990 à 1994 du Centre culturel français à Belgrade, qui, représentant notre culture et son message au cœur du maëlstrom de la haine et du fascisme grand’serbe, aura, par son activisme sans relâche, sauvé l’honneur d’une France dont les dirigeants et les diplomates sur place comme à Paris s’accommodaient, au nom de notre vieille alliance contre l’Allemagne d’hier, d’un peuple serbe majoritairement devenu fou, et qui allaient laisser, trois ans durant, son armée d’assassins mettre les Balkans à feu et à sang, au motif « de ne pas ajouter la guerre à la guerre », admirable trouvaille munichoise d’un nommé Mitterrand, Président en exercice du pays des Droits de l’Homme.

Aux premières loges du mensonge et de la manipulation de l’Histoire par la propagande ultra-nationaliste de Milosevic et consorts, Patrice Champion ne fut pas dupe, à l’inverse de tant de bons esprits sur les bords de la Seine, du discours victimaire des Serbes qui, cachant leur hégémonisme en péril -du fait de la fin du communisme- sur les peuples « frères » de Yougoslavie, se présentaient à l’Europe abusée comme les nobles défenseurs de l’unité du pays contre les méchants nationalistes croates, slovènes, tandis que l’armée « fédérale » (à 90 % serbe) administrait aux indépendantistes rebelles une leçon de fraternité à grands coups de canons urbicides sur Vukovar, Dubrovnik et ailleurs.

L’imposture de la posture unitaire à usage externe, qui arrangeait tant nos tranquilles Norpois (« Ah, ces Balkans ! Où seuls les Serbes sont sérieux, ont une histoire, un vrai Etat avec le sens de l’indépendance, peuvent seuls faire la police dans cette mosaïque de frères ennemis, cette pétaudière de peuples en vendetta permanente ! Ah ce Sarajevo où tout a commencé en 1914, où tout recommencerait encore !») se doublait à Belgrade d’une martyrologie démente à usage interne, orchestrée par l’appareil ex-communiste et l’Eglise orthodoxe, à grand renfort de cadavres multi-centenaires déterrés, ré-enterrés dans des cérémonies paranoïaques, où le sang ancien des « martyrs de la cause serbe » appelait un peuple entier à la vengeance six siècles plus tard. La Serbie messianique, Juif des Nations depuis toujours, écrasée en 1389 par les Ottomans à la bataille du Champ des Merles au Kossovo, en proie, une fois indépendante, à l’hostilité de la puissante Autriche-Hongrie, puis martyrisée par les Nazis, était de nouveau, martelaient les médias, le Pouvoir serbe et les Académies savantes, en butte à l’hostilité génétique de ses faux-frères-petits voisins, hier encore collabos, Oustachis croates, Slovènes vaticanesques, Bosniaques musulmans, qu’elle avait libérés de leurs démons ethno-fascistes en 1944 et réunis sous sa houlette bienveillante aux temps du regretté Tito. Mais ces irrédentistes impénitents, ces « génocideurs » de toujours du peuple serbe mangeaient de plus belle, cinquante ans plus tard, dans la main de l’Allemagne renouant, à peine réunifiée, avec son pangermanisme d’antan, se pliaient servilement aux ordres du Vatican, ennemi irréductible de l’Orthodoxie ! Quant aux Bosniaques et aux Albanais du Kossovo, les Serbes -quand s’en aviserait-on enfin à Paris et ailleurs ?- étaient à l’avant-garde de défense de l’Occident contre l’islamisme enkysté au cœur même de l’Europe.

Patrice Champion, dans un Belgrade en pleine folie nationaliste, ne désarma pas. Il lança sa guerre à la guerre tout seul, se fit le bouclier d’une poignée d’intellectuels serbes restés lucides -l’admirable Bogdan Bogdanovic, ex-maire de Belgrade, théorisant les urbicides en train d’être commis par les siens à Sarajevo et ailleurs ; Ivan Juric, politicien démocrate, contraint bientôt de s’expatrier-, puis entreprit une noria d’allers et retours entre Belgrade et Paris pour ameuter les intellectuels français, les éclairer, avant de les convier les uns après les autres à Belgrade dans ce fort Chabrol de la liberté de penser en quoi il n’allait plus cesser de transformer, en plein coeur de la ville malade et au vu de tous, le Centre culturel français. Au grand dam, faut-il le dire, de l’ambassade de France et des autorités serbes, ivres de rage.
Toute une fraction de l’intelligentsia française allait se succéder à Belgrade, passer d’abord à la télévision dissidente B93, puis descendre dans l’arène parler devant des assemblées chaque fois plus houleuses d’étudiants, d’écrivains, d’intellectuels, dont beaucoup enrégimentés, oscillant entre le dessillement et le déni nationaliste, découvraient, incrédules, dans la bouche des orateurs étrangers l’ampleur des crimes commis en Bosnie et dans les Krajina en leurs noms et l’opprobe universelle dans laquelle s’enfonçait la Serbie. Allaient ainsi se succéder Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Jacques Julliard, André Glucksmann, Alain Joxe, Marc Ferro, Michel Bonnot, Daniel Rondeau, Bernard-Henri Lévy, moi-même, Danielle Mitterrand plus quelques autres. Dont, à l’aube même de la guerre contre la Bosnie, Edgar Morin et Jacques Derrida – celui-ci sur le thème du don de la mort…- , mais qui, obnubilés par l’image de la Yougoslavie sous Tito dont la Serbie se disait cyniquement l’héritière et le rempart ultime, se bornèrent à prononcer de pieuses paroles de paix (Morin se reprendra très vite).

Patrice Champion aura été, dans ces années désespérantes où l’Europe se voulait « impuissante » et se déshonorait face à la barbarie d’Etat, le seul et véritable ambassadeur de la France à Belgrade, celle du Droit et des Droits de l’homme, celle de Montesquieu, de Romain Rolland et celle du devoir d’ingérence. Un devoir d’ingérence exercé, là, en paroles non moins qu’en actes.

Patrice Champion, Un Français à Belgrade, 1990-1994, Éditions Tatamis