Le jour de Noël, Netflix mettait en ligne une nouvelle production : « Don’t Look Up ». Il s’agit d’un film d’anticipation dans lequel deux scientifiques – interprétés par Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence – découvrent qu’une comète va, dans un délai horriblement court, s’écraser sur la terre. Ils tentent alors, sans grand succès, d’informer le public et les décideurs. Mi-comédie, mi-film catastrophe, le film, d’ailleurs poussif et peu convaincant, se veut une parabole sur l’incapacité collective à prendre des mesures face à un danger imminent et scientifiquement documenté – par exemple le Covid ou le changement climatique. Face aux lanceurs d’alerte, les dirigeants politiques, concentrés sur le court-terme, et les médias, absorbés dans l’idéologie du divertissement, préféreraient s’enfouir sous le sable plutôt que d’ouvrir les yeux. « Don’t look up » – c’est le cri de guerre, dans la fiction, des manifestants qui refusent de s’inquiéter inutilement, de « jouer le jeu de la peur », de se retrouver otage d’une parole rationnelle effrayante. « Don’t look up » : ne pas regarder, en haut, la comète qui fonce sur nous. Ce mot d’ordre est devenu la référence pour fustiger ceux qui ne prendraient pas suffisamment au sérieux le changement climatique, et a, avec un esprit de sérieux un peu lassant, fait florès sur Internet pour accabler nos « dénis cosmiques », selon le sous-titre du film.

Aujourd’hui, à l’heure où Poutine a envahi l’Ukraine, on est tenté d’écrire que l’Occident, face au maître du Kremlin, a pratiqué la même politique délibérée de l’autruche. Don’t look east semblait le mot d’ordre des diplomaties américaines et européennes. Car, dès son arrivée au pouvoir, Poutine nous a prévenus. Il ne s’est pas caché. En 1999, il massacrait la Tchétchénie ; dès 2006, Poutine perpétrait le meurtre d’Alexandre Litvinenko ; dès 2008, il envahissait l’Ossétie et l’Abkhazie ; dès 2014, il annexait la Crimée et fomentait le séparatisme dans le Donbass ; en 2018, ses services tentaient d’assassiner Sergueï Skripal et, un an plus tard, réussissaient à tuer un Géorgien dans un parc public de Berlin. Et on ne parle pas de ses lanceurs d’alertes en Russie : Anna Politkovskaïa, Boris Nemtsov, morts pour avoir voulu informer sur les « guerres secrètes » de Poutine, en Tchétchénie ou dans le Donbass, ni Alexeï Navalny, jeté au cachot pour le seul crime d’être un opposant populaire. À chaque fois, l’Occident a transigé, fermé les yeux, fait le gros dos ; une exclusion du G20, quelques sanctions indolores, et c’était à peu près tout. Comme avec la Chine, on croyait que le « doux commerce », le virus vertueux de l’économie libérale, forcerait Poutine, soucieux de son soft power, à se « tenir ». Jusqu’à ces dernières semaines, les alertes de Joe Biden étaient accueillies au mieux avec scepticisme, au pire, avec des ricanements qui, rétrospectivement, s’avèrent terriblement humiliants pour leurs auteurs (Mélenchon et Zemmour en particulier).

Don’t look east ! Une part de cette attitude repose sur une tactique diplomatique. La diplomatie, c’est bien connu, consiste à savoir parler à des interlocuteurs avec lesquels on n’est pas d’accord. Et « savoir parler à Poutine » a été, pendant un temps, une figure imposée de tout nouveau dirigeant occidental, chaque fois, en vain. L’écrivain Jonathan Littell, dans une tribune cinglante du Monde, parue le 3 mars, le dit excellemment : « Poutine (NDLR : après toutes ses provocations) vit que même les pays qui s’opposaient, en principe, à lui répétaient en boucle les mantras de la “diplomatie”, le “reset”, la “normalisation des relations”. Il vit que, chaque fois qu’il poussait, l’Occident reculait puis revenait en lapant, dans l’espoir d’un “deal” toujours aussi insaisissable : Barack Obama, Emmanuel Macron, Donald Trump, la liste est longue ». Certes, le dialogue avec la Russie – l’un des cinq membres permanents du conseil de sécurité des Nations Unies – était, peut-on penser, un pari nécessaire. Sauf que Poutine, chaque fois, a humilié davantage l’Occident – faisant de la Syrie, par exemple, un pré carré, au prix de charniers et de gravats. Et chaque nouvelle provocation restée impunie aboutissait, dans un engrenage infernal, un pacte faustien au ralenti, à une autre transgression, à un dernier crime. L’analogie avec la résistible ascension d’Hitler, qui, en quelques années, face à l’aboulie anglaise et française, remilitarise la Rhénanie, puis exécute l’Anschluss, arrache les territoires Sudètes de la Tchécoslovaquie à Munich, est très tentante. Jouant sur le ressentiment et le révisionnisme, Poutine essaie de briser l’ordre international et le droit onusien comme Hitler lacérait peu à peu le Traité de Versailles de 1919. Poutine ne supporte pas que l’URSS ait « perdu » la guerre froide, comme l’Allemagne des années 1930 éprouvait encore l’amertume d’avoir été désignée responsable, et défaite à l’issue de la Première Guerre mondiale. Mais une autre analogie, apparait, aussi : celle avec l’URSS des années 1950-1960, « testant » la résolution des États-Unis et de l’Europe à la contenir. 

C’est cette résolution qu’a eue alors l’Occident face à l’URSS qui nous a manqué avec Poutine. L’INA a opportunément ressorti il y a quelques jours un extrait de la conférence de presse du général de Gaulle, en 1961, au moment où l’URSS encercle Berlin-Ouest et construit le sinistre mur entre les deux hémisphères de la capitale allemande. Comment réagir, se demandent les dirigeants occidentaux ? Faut-il négocier, face à ce parjure, unilatéral, des engagements soviétiques, qui dataient de Yalta et Potsdam, les deux sommets où l’URSS et les États-Unis (et le Royaume-Uni) étaient parvenus à un gentleman’s agreement ? Faut-il transiger, pour ne pas risquer un conflit nucléaire ? Questions passionnantes – qui ont un certain écho aujourd’hui… Que répondait, alors, le général de Gaulle, soi-disant modèle de nos poutinolâtres actuels (Le Pen, Mélenchon, Zemmour…) ? L’INA nous rappelle les mots, scandés majestueusement, appris et répétés, soigneusement articulés, du Général. Non, dit-il en substance, il ne faut rien céder à ce coup de force des Soviétiques qui violent leurs engagements, annexent des territoires et des populations, et bafouent le droit international. Le risque ne serait-il pas trop lourd ? Berlin vaut-il une guerre ? demande-t-on au Général. « Assurément, répond de Gaulle, et de fil en aiguille (…) on pourrait en venir à la guerre générale… Mais, alors, c’est que les Soviets l’auraient délibérément voulue, et dans ce cas tout recul préalable de l’Occident n’aurait servi qu’à l’affaiblir et à le diviser, et sans empêcher l’échéance. À un certain point de menace de la part d’un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur, de le pousser à redoubler sa pression et, finalement, facilite et hâte son assaut. Au total, actuellement, les puissances occidentales n’ont pas de meilleur moyen de servir la paix du monde que de rester droites et fermes ». Rester droites et fermes : voilà ce que n’ont pas su faire les démocraties face à Poutine depuis 20 ans. Et elles ont desservi la paix. En diplomatie, les « réalistes » ne sont jamais en prise avec le réel. Leur pragmatisme nous a conduits à la folie : l’invasion de l’Ukraine. Don’t look east !, ce n’est pas du réalisme, ce n’est pas prendre en compte le réel : pendant vingt ans, ce fut s’aveugler. Leur pragmatisme est une hémiplégie. Et, de même, les « gaullistes » oublient toujours qu’à chaque péril mortel, la France – celle de De Gaulle et de Mitterrand – s’est rangée dans le camp occidental, franchement et sans barguiner. « Tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur… ». Les mots du Général sont implacables. 

Don’t look East !, encore. Car une part de notre aveuglement s’explique par autre chose que les postures, à la Norpois, le diplomate cynique de la Recherche du temps perdu, toujours prompt à déblatérer des poncifs éternels sur tel ou tel peuple. Une part de notre inaction – comme d’ailleurs face au changement climatique – s’explique par des choix idéologiques. Comme avec la lutte contre le changement climatique, certains choix sont mus, aussi, par la force de l’argent, qui a retenu l’Allemagne de se fâcher trop violemment avec son fournisseur en gaz ; ou qui a généreusement inondé des hommes politiques ou des partis partout dans le monde occidental. Rétrospectivement, à présent que Poutine a tombé le masque, tout cela paraît aberrant, comme nous paraissent aberrantes, désormais, les élucubrations des « climatosceptiques » d’il y a 20 ans. Les climatosceptiques et les poutinolâtres sont deux visages de la mauvaise foi. Se souvient-on que voilà seulement cinq ans, le premier débat de la présidentielle entre la dizaine de candidats s’ouvrait par des questions du genre « Faut-il parler avec Vladimir Poutine ? », où François Fillon et Jean-Luc Mélenchon rivalisaient de mines inspirées, pleines de sagesse et d’habileté, prônant la mansuétude bien comprise pour le maître du Kremlin. De quand date le tournant pro-Poutine de la politique française ? Poutine a longtemps été vu, en France, comme une sorte de caricature de méchant de James Bond. Sa fortune politique, son rayonnement n’a commencé à inspirer tel ou tel qu’à partir du mandat de François Hollande. D’une part, Poutine représentait l’opposé de notre « supposée » décadence, symbolisée, aux yeux de la droite, d’une certaine droite, par l’adoption du « Mariage pour tous ». L’Occident chrétien et fier de lui, face à ce qu’on n’appelait pas encore le « wokisme ». D’autre part, Poutine était devenu la coqueluche des fins esprits adeptes de « réalisme » dans les relations internationales. Il allait nous aider à vaincre Daech ! N’avait-on pas demandé de l’aide Staline contre Hitler ? C’était oublier que Daech n’avait pas déclenché d’opération « Barbarossa » contre la Russie et ne cherchait pas à l’envahir ; que l’on n’avait nul besoin de Poutine, pour armer les Kurdes et l’opposition libre ; que le prix de cette délégation de la guerre à Poutine, c’était les rivières de sang dans Alep, et la mort des démocrates syriens. Au-delà de notre naïveté, une part de l’Occident s’est enamouré de Poutine, de son ultraconservatisme, de sa violence, de son cynisme. Et, comme ressort de cette passion occidentale, comme à la racine de tous les fascismes européens, on trouve le même sentiment : la haine de soi, la haine, éprouvée par des Européens racistes ou des Américains populistes, de ce que l’Europe ou l’Amérique sont.

Il faut néanmoins ajouter un codicille. Tous les bons apôtres du « réalisme », au nom duquel on se devait de « parler à Poutine » et ne pas plaquer nos valeurs occidentales sur l’âme russe éternelle et rétive, ont eu tort sur l’essentiel. Mais, par une dialectique étrange, ici, leur raisonnement retrouve un peu de validité. En effet, tous les « réalistes » feignent habituellement de sonder les cœurs des nations, avec un déterminisme et une cuistrerie absurdes. Les nations, disent les réalistes, « qui font l’histoire de leur géographie » (ajouterait Zemmour), sont pour eux des essences inamovibles, fixées, pour toujours, dans la poursuite de leurs intérêts historiques. Ce n’est jamais vrai : l’Allemagne, contrairement à ce que dit Mélenchon, ne rêve pas « par essence » de dominer l’Europe. Rien n’empêche la Russie d’être une puissance pacifique et prospère. Pour autant, le cas de Poutine recèle une singularité. Le Catalina de Moscou, qui pourrait jouer de la lyre dans Kiev en flammes, est si obsédé par l’histoire de son pays qu’il en a endossé les constantes. Dans son invraisemblable plaidoirie pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Poutine en venait à de longs (et mensongers) exposés sur la tumultueuse et millénaire histoire de son pays. Poutine – pas la Russie – a adopté, pour le coup, l’éternelle névrose des autocrates russes : le complexe obsidional, cette paranoïa, cette peur d’être assiégé, qui le pousse aujourd’hui, à envahir « préventivement » ses voisins. 

En 1947, le président américain Truman est en fonction depuis deux ans. Choisi presque par défaut pour être le colistier de Roosevelt, il est arrivé à la Maison-Blanche au décès de Roosevelt, cinq mois après la quatrième élection du président légendaire. Inexpérimenté et un peu naïf, quelques semaines après sa prise de fonction, Truman rencontre Staline à Potsdam en 1945. Il en ressort avec la conviction que le maître du Kremlin est un homme à qui on peut parler ; qu’il faut fermer les yeux sur telle ou telle transgression soviétique du pacte de Yalta, mais que le dialogue est possible. Progressivement, alerté par ses conseillers, Truman prend conscience de la réalité. Il refuse le « Don’t look East » : il regarde vers l’Est, et ce qu’il y voit l’effraie. En 1947, courageusement, il déclarera le début officiel de la guerre froide, par un discours au Congrès dans laquelle il expose la « doctrine Truman », le canevas méthodique des quarante prochaines années à venir, soit une confrontation, désormais implacable, avec l’URSS. Dans cette phase de maturation, avant la formulation de sa doctrine, Truman lit un télégramme de l’un des plus hauts diplomates en poste à Moscou, George Kennan. Ce « Long Telegram » fera basculer, en faveur d’une opposition résolue à l’URSS, l’opinion de Truman. Ce morceau de littérature politique et stratégique, plus subtil qu’on ne le dit, s’inscrit dans ce contexte d’avènement de la Guerre Froide, avec le discours de Fulton, en 1946, dans lequel Churchill, en présence de Truman, avait déclaré qu’un « rideau de fer s’abattait sur l’Europe ». Truman, Churchill, et surtout Keenan, trois lanceurs d’alerte qui ont, en leur temps, refusé de fermer les yeux sur ce qui se passait à l’est. Qu’écrivait Keenan dans son « Long Telegram » ? Il analysait le complexe obsidional de Staline avec des mots qui, hélas, ont traversé les siècles : « Au fondement de la vision du monde, névrosée, du Kremlin sur les affaires du monde, disserte Keenan en 1946, on trouve le traditionnel et spontané sens de l’insécurité russe (…) Mais elle n’affecte surtout que les dirigeants russes, dans la mesure où ces derniers ont constamment éprouvé que leur pouvoir s’avérait relativement archaïque et précaire dans sa structure, et fragile dans ses fondations psychologiques, incapable de tenir la comparaison ou de ne pas s’émousser au contact des systèmes politiques occidentaux. Pour cette raison, les dirigeants russes ont toujours craint toute pénétration étrangère, tout contact trop poussé avec l’Occident, craint les conséquences de ce qu’il arriverait si les Russes apprenaient la vérité sur le monde extérieur, ou si le monde extérieur apprenait la vérité sur la Russie ».

Poutine, par ses névroses, a adopté la même paranoïa que les dirigeants soviétiques décrite par Kennan. L’Occident n’avait qu’à se déciller pour le comprendre. Poutine ne s’en cachait même pas. À la fin du film de Netflix, la comète s’abat effectivement sur la Terre (pardon pour le spoiler, mais c’est vraiment un mauvais film). Notre comète à nous s’est écrasée sur l’Ukraine. Et l’Occident, hélas, de la plus brutale et tragique des manières, se trouve finalement mis face à ses lâchetés, ses dénis, son aveuglement. 

2 Commentaires

  1. Très juste analyse ! On ne peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine qu’en étudiant le passé de l’Union Soviétique et au-delà également. Les communistes ont mené une longue lutte pour faire périr notre monde occidental démocratique –et qui est capable lui de faire son autocritique chaque fois que nécessaire– et ils ont souvent réussi à neutraliser les esprits, ce qui est et a été toujours leur principale force. Et à partir de là ils ont « neutralisé » les corps et les institutions en les violentant (goulag, police politique, invasions, famines …. Ici en France, on n’a jamais fait le bilan et le procès du totalitarisme-communiste alors il revient avec une grande force et toute sa barbarie. La menace est mondiale avec cet axe Chine-Russie

  2. un aspect particulièrement répugnant de cette tragédie aura été le comportement des médias (qu’ils soient de droite ou se disent « de gauche »), qui là même où un collégien de niveau moyen aurait compris que la seule question posée était de savoir quand le dictateur passerait à l’attaque ont entretenu le populo dans l’illusion qu’il y avait quoi que ce soit à attendre de… « la diplomatie », répétez-après-moi-dit-le-maître.
    Les comparaisons avec Hitler sont inévitables mais sur ce point très précis et en ce qui concerne la presse française la comparaison qui s’impose de plus près est celle avec ce qui fut imprimé jusqu’au dernier moment avant que ne débute l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste