Dans « Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine », un livre paru en 2019, Galia Ackerman racontait déjà la folie ultranationaliste qui sévissait en Russie et prévoyait même l’imminence d’une confrontation avec l’Occident.

Au long de cet entretien à La Règle du jeu, l’historienne décrypte les événements qui ont mené à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, mais aussi les rapports distincts des deux pays à l’Occident, la signification de la mutinerie avortée de Prigojine et des derniers coups de théâtre russes, le rôle de la Biélorussie dans ce conflit et, enfin, l’opposition culturelle entre la Russie et l’Ukraine.

Cofondatrice de Desk Russie, la plateforme de décryptage de l’actualité russe, Galia Ackerman explique également ici l’utilisation de la désinformation comme instrument politique par temps de guerre.

Desk Russie, un site de décryptage de l’actualité russe

Maria de França : Vous avez cofondé en 2021 la plateforme Desk Russie, un site et une newsletter devenus une référence dans le décryptage de l’actualité russe. D’emblée, la tâche était déjà difficile. L’est-elle devenue encore davantage depuis le déclenchement de la guerre ? Le travail que vous fournissez est-il différent de ce qu’il était avant cette guerre ?

Galia Ackerman : Le travail est différent pour plusieurs raisons. D’abord, beaucoup, parmi nos auteurs russes, ont émigré ou bien ne sont plus sur la même longueur d’onde. Les médias russes, le Kremlin, ses représentants et ses propagandistes, eux, bien sûr, mentent tous comme des arracheurs de dents – et dans les médias officiels aujourd’hui, on ne voit que ces propagandistes. Ce qu’ils écrivent est très intéressant, d’un certain point de vue, mais cela n’a rien à voir avec la vérité sur le terrain. Heureusement, il y a des médias ukrainiens qui veillent au grain, qui ont leurs informateurs ; on peut donc avoir beaucoup d’informations à travers les médias ukrainiens. Ensuite, un million de Russes environ ont émigré et plusieurs médias russes ont été créés à l’étranger ou délocalisés vers l’étranger, comme la très célèbre Novaïa Gazeta qui est maintenant interdite en Russie : une édition qui s’appelle Novaïa Gazeta Europa est publiée par un groupe de journalistes de la Novaïa Gazeta, et eux aussi sont assez bien implantés humainement en Russie et en mesure de fournir toutes sortes d’informations que nous n’aurions pas eues autrement. Donc notre travail, aujourd’hui, diffère en effet de ce qu’il était avant le début de cette guerre.

Desk Russie n’est pas un site d’information au sens classique. Notre produit de base est une newsletter qui donne des accroches de papiers publiées sur le site. Nous publions surtout des articles d’analyse, mais aussi d’opinion, ainsi que des reportages, des critiques littéraires, etc. Notre objectif est d’informer l’opinion sur ce qui se passe sur le front en Ukraine et en Russie, sur l’évolution du régime russe, sur les aspects géopolitiques. Dans chaque newsletter, il y a des papiers écrits spécialement pour nous par des auteurs russes, ukrainiens, français, britanniques et autres, et ceux qui sont traduits de ces médias russes indépendants ou de médias occidentaux de tous pays, notamment des médias américains et britanniques. C’est-à-dire que nous sommes aussi un peu agrégateurs d’analyses et d’opinions sur la Russie et l’Ukraine.

La mutinerie avortée de Prigojine vue de Russie

Desk Russie a dédié un nombre important de papiers à la mutinerie avortée de Prigojine qui a tenu le monde en haleine pendant vingt-quatre heures. Comment cette histoire a-t-elle été racontée en Russie et comment les Russes la perçoivent-ils désormais ?

J’ai suivi en temps réel ces événements à la télévision russe. Ils n’ont pas diffusé le ballet Lac des Cygnes, comme pendant le putsch de 1991 à Moscou, mais les émissions se succédaient comme d’habitude, y compris des émissions humoristiques, des talk-shows, etc. Et puis ils ont quand même annoncé, très brièvement et sur un ton très sobre, qu’il y avait cette tentative de mutinerie de Prigojine et que Poutine allait prononcer un discours. Ils ont communiqué l’information seulement au moment où ils ont su que Poutine allait parler, car, apparemment, jusque-là personne ne savait comment traiter cette information ; et donc le vendredi 23 juin au soir, lorsque cette marche a commencé et que le QG militaire de Rostov a été occupé, personne n’en a rien dit. Ce n’est que dans la matinée du 24 juin, juste avant la déclaration de Poutine, que cela a été annoncé de façon très succincte. Après que Poutine a parlé de trahison et de coup de poignard dans le dos – des extraits de son discours passaient en boucle –, le ton était donné. Or, quelques heures plus tard, de la même voix plate avec laquelle ces informations avaient été données, on a annoncé que toutes les poursuites avaient été abandonnées, que Prigojine partait en Biélorussie et que tout était terminé. 

En fait, j’ai l’impression qu’à chaque fois, les médias répétaient des éléments de langage officiels. Poutine a parlé de milliards payés à Prigojine pendant cette année de guerre, et aussitôt le grand propagandiste russe Dmitri Kisseliov en a conclu qu’il avait reçu trop d’argent et que cela lui était monté à la tête – et l’on a montré les propriétés de Prigojine, l’argent de Prigojine, etc. pour le vilipender. 

Ensuite, nouveau coup de théâtre : Loukachenko a même préparé une sorte de grand campement sur le site d’une base militaire abandonnée en Biélorussie, à 120 kilomètres de Minsk. Puis – patatras ! –, on apprend qu’en fait personne n’est arrivé dans ce camp, que les agents de Wagner sont en partie en Afrique, en partie en Russie, en partie on ne sait où, mais qu’en tout cas Prigojine lui-même, durant tout ce temps, était à Saint-Pétersbourg. Puis, on apprend qu’il a longuement vu Poutine. Finalement, il est quand même arrivé en Biélorussie. Le petit peuple doit être quand même assez déboussolé par ces informations !

Au moment où Prigojine marchait sur Moscou, quelques amis moscovites que j’ai eus au téléphone étaient dans l’incertitude et avaient très peur : si une bande de plusieurs milliers de personnes armées jusqu’aux dents arrivent à Moscou, toutes sortes d’incidents, y compris des viols et du grabuge, sont à craindre. Après, les choses se sont calmées, tout le monde a poussé un soupir de soulagement. Mais il est très difficile de savoir ce que pense le peuple russe de tout ce cirque – excusez-moi l’expression – parce qu’on a l’impression d’être dans une série télévisée où à chaque nouvel épisode il y a un nouveau rebondissement, et on ne sait pas à quoi s’attendre dans l’épisode suivant.

Les médias russes d’opposition ont tous parlé de la signification de cette mutinerie car, d’une part, cela a tout de même montré la faiblesse de Poutine, ainsi que l’allégeance toute relative de son armée. Certes, les militaires ne se sont pas activement joints à Prigojine, mais ils ne l’ont pas empêché de faire 800 kilomètres en une journée, jusqu’à Moscou. C’est seulement aux abords de Moscou qu’il y avait une ligne de défense, ce qui signifie que c’était, comme quelqu’un l’a bien dit, « une grève italienne ». Cela a donc montré qu’il y aurait un certain mécontentement dans les rangs de l’armée, et aussi que l’État n’a plus le monopole de violence. À une époque de prolifération d’armées privées, c’est une sorte de prélude possible – on ne sait pas si cela va se produire ou non – à une future guerre civile.

La fragilité défensive de Moscou lors de ce coup de force de Prigojine pourrait-elle inspirer d’autres initiatives du genre ? Pensez-vous qu’une guerre civile puisse réellement éclater ? 

Poutine a un savoir-faire assez unique : en tant que grand parrain, il tient en équilibre plusieurs clans. Je ne vois aucune autre personnalité autour de lui qui pourrait être capable de maintenir cet équilibre. D’ailleurs, à mon sens, Poutine a quand même commis là une grosse erreur. Prigojine appartenait au premier cercle de Poutine et il avait un rôle bien particulier, à savoir : exécuter les basses œuvres de ce régime, surveiller les opposants, diriger l’usine à trolls, assurer la pénétration russe en Afrique et en Syrie grâce aux mercenaires – ils ont également combattu dans le Donbass –, etc. Lorsque la guerre entre Prigojine et le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou a commencé, pendant des mois Poutine a laissé faire. Il n’est pas intervenu parce que, d’un côté, humainement, il est très lié à Choïgou, ils sont très proches, Poutine a suffisamment confiance en Choïgou pour aller avec lui dans la taïga, c’est avec lui qu’il passe ses vacances, etc. ; mais d’un autre côté, il avait besoin de Prigojine, qui jouait un rôle très important dans le dispositif général de ce régime. Donc il a laissé mûrir le conflit entre les deux hommes sans intervenir, car apparemment il considérait que tant que tous les deux lui étaient fidèles, ils pouvaient bien se chamailler entre eux – jusqu’au moment où Sergueï Choïgou a décidé de soumettre toutes les armées privées, dont en premier lieu Wagner, au ministère de la Défense, et Poutine a validé cette décision en faisant ainsi son choix en faveur de Choïgou. (D’ailleurs, je pense qu’en soi, c’est tout à fait raisonnable ; en Ukraine, par exemple, en 2015, tous les bataillons de volontaires, dont le fameux Azov, ont été incorporés au sein de l’armée de l’Ukraine.) 

Vladimir Poutine (alors premier ministre) et Evgueni Prigojine, dans le restaurant du second, à Moscou, le 11 novembre 2011.
Evgueni Prigojine, à gauche, sert le alors Premier ministre Vladimir Poutine dans son restaurant. Russie, le 11 novembre 2011. Photo : AP.

C’est donc là que le conflit a éclaté ; c’est là que Prigojine a décidé de faire cette marche sur Moscou, parce que c’était son seul moyen de s’opposer à la destruction ou à la perte de son contrôle sur Wagner. Mais Poutine a commis une très grave erreur ; il aurait dû intervenir beaucoup plus tôt dans ce conflit et essayer de le régler avant qu’il ne prenne des proportions gigantesques. Poutine, là, a failli à sa tâche de parrain ; et cela aussi montre sa faiblesse.

Après cette explication, j’en viens à présent à votre question sur la possibilité d’une guerre civile Russie. Si jamais Poutine disparaît, pour une raison X – maladie, mort, destitution, assassinat… –, il n’y a personne qui puisse tenir ensemble tous ces clans qui ont des intérêts souvent contradictoires. Alors, à ce moment-là, il y aura une lutte pour le pouvoir, avec des millions et des millions de gens armés, des milices privées, des élites régionales qui vont lever la tête… Oui, cela s’appelle une guerre civile. Ce ne sera peut-être pas une guerre civile au sens classique, comme en Espagne où il y avait les républicains d’un côté, les franquistes de l’autre, mais ce sera plutôt ce qu’on pourrait appeler le « temps des troubles », comme il y a eu des troubles après la mort d’Ivan le Terrible, qui ont duré quelques dizaines d’années, jusqu’à l’instauration de la dynastie des Romanov. C’est en effet ce qui risque de se produire en Russie.

Vous avez codirigé fin 2022 Le Livre noir de Vladimir Poutine, un ouvrage important pour comprendre l’idéologie et l’avenir de l’autocratie russe. Et surtout, vous êtes l’autrice de Le régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, un livre paru en 2019, dans lequel vous racontiez déjà la folie ultranationaliste qui sévissait en Russie et où vous prévoyiez même l’imminence d’une confrontation avec l’Occident. Ces livres ainsi que la création visionnaire de Desk Russie à la veille de cette guerre me poussent à vous demander pourquoi, à votre avis, Poutine s’est montré si clément avec Prigojine. Et pourquoi a-t-il accordé un rôle si important à Loukachenko, le président biélorusse, dans le dénouement de cette insurrection ?

Je me permets une petite digression : quand j’étais encore étudiante à la Faculté des lettres de Moscou, un de mes professeurs était à fond contre le régime soviétique, tout comme moi. Un jour, je lui ai demandé de m’expliquer la logique du KGB dans la persécution des dissidents. Et il m’a répondu quelque chose qui m’a vraiment marquée : réfléchir à la logique du KGB, c’est comme essayer de rentrer dans la tête d’une pieuvre. Nous autres ne pouvons pas comprendre pourquoi la pieuvre est ce qu’elle est. On peut essayer d’analyser, mais c’est une logique d’une autre espèce animale… 

Pour revenir à Prigojine, je pense qu’il sait trop de choses sur Poutine et connaît beaucoup de sombres secrets de ce régime. Et cela explique pourquoi il est toujours en vie. C’est un homme très influent, un homme qui a ses propres ressources, et il fait probablement chanter Poutine et d’autres dignitaires du régime. Si jamais un seul cheveu tombe de sa tête, des choses assez horribles seront dévoilées. Autrement, Prigojine aurait dû être tout bonnement éliminé. Qu’on lui laisse la vie sauve en abandonnant les poursuites contre lui ? On ne traite pas les « traîtres » comme ça ! Prenez Erdogan : quand il a maté la rébellion contre lui, on a vu que la répression a été extrêmement féroce. Quant à Loukachenko, son rôle n’est pas clair. En quelque sorte, il a tiré Poutine d’une situation très peu glorieuse.

Pour l’heure, il n’y a donc pas de crainte à avoir quant à un rôle plus actif de la Biélorussie dans cette guerre en Ukraine ?

Non, ce n’est pas d’actualité. Loukachenko a donné son accord pour l’installation de missiles à têtes nucléaires en Biélorussie – pour l’instant, ces missiles n’ont pas été transportés. Il a donné son accord à l’entrée de Wagner en Biélorussie, ce qui a énormément inquiété les pays riverains et l’OTAN. Ils n’ont peut-être pas tort. Cependant, Loukachenko évite autant qu’il est possible d’entrer en guerre – peut-être qu’un jour il y sera obligé –, car s’il est associé à la défaite russe qui se produira tôt ou tard, ce sera aussi sa fin. Le peuple biélorusse n’approuve très certainement pas cette guerre. Selon les sondages, plus de 90 % des Biélorusses sont opposés à l’idée de toute guerre contre l’Ukraine. Donc Loukachenko sait pertinemment que son régime, qui a déjà été très éprouvé par une vague de contestation en 2020, doit éviter toute implication.

Une guerre longue ?

Je comprends qu’on ne puisse entrer dans la tête d’une pieuvre, mais votre précédent entretien à La Règle du Jeu s’est avéré annonciateur de bien des choses. Aussi, je suis encore tentée de vous demander : pouvons-nous espérer une issue rapide pour cette guerre, avec la contre-offensive ukrainienne en cours ? Ou est-ce qu’elle pourrait, comme le craignent de nombreux commentateurs, se prolonger indéfiniment ?

L’Ukraine a perdu beaucoup de temps à cause des lenteurs dans la livraison des armements par l’Occident, et pendant ce temps les Russes ont pu fortifier plusieurs lignes de défense. Pour l’armée ukrainienne, attaquer frontalement ces lignes de défense, c’est courir à sa propre extermination. L’attaque frontale étant aujourd’hui très difficile, le commandement militaire ukrainien cherche une autre voie. Beaucoup d’analystes militaires parlent de la nécessité de créer une brèche dans laquelle les troupes ukrainiennes puissent s’engouffrer pour semer la panique dans les rangs de l’adversaire. Les Ukrainiens pratiquent aussi des actes de sabotage et utilisent des  drones contre le territoire russe, essentiellement dans la région de Belgorod, mais pas seulement – une nouvelle attaque sur le pont de Crimée en dit long, de même que les drones abattus au-dessus du Kremlin.

Tout cela peut-il créer un mouvement suffisamment fort pour que l’armée russe et la défense russe s’effondrent de l’intérieur ? On ne le sait pas. L’Occident est tout le temps en retard par rapport aux besoins du front du côté ukrainien. Aujourd’hui, les Russes ont repris les vols de leur aviation, qui font beaucoup de dégâts, et souvent les Ukrainiens ne sont pas en mesure de riposter, de même qu’ils sont rarement en mesure de riposter aux envois de missiles tirés depuis très loin du territoire ukrainien. L’Occident donne, mais tardivement, et pas en quantités suffisantes. Dans ces conditions, oui, la guerre peut être très longue ; et pendant ce temps, bien sûr, on épuise l’armée russe – ce qui est une bonne chose –, mais on épuise également l’armée ukrainienne. Après plus de cinq cents jours de guerre, les Russes continuent à détruire l’Ukraine, ses villes, ses infrastructures, ses ponts, ses centrales, alors il y a quand même une fatigue… Dans l’hypothèse d’une guerre longue, l’avantage – même si c’est assez horrible à dire –, in fine, sera peut-être du côté russe, tout simplement parce que la Russie a plus de réserves que l’Ukraine. Pour l’Ukraine, il est donc vital que la guerre s’achève le plus rapidement possible par la victoire ukrainienne. Pour le régime de Poutine, une guerre longue est très avantageuse : cela lui permet de continuer à « solidifier » la société russe et de rester au pouvoir, parce que même les personnes qui sont contre cette guerre – je ne parle pas des opposants ordinaires, mais de ceux qui font partie de l’establishment – se disent : « Mon pays est en guerre, et même si cette guerre est une erreur, c’est mon pays et maintenant qu’on y est, on ne doit pas la perdre, il faut la gagner. » On sait que le soutien à la guerre au sein de la société russe n’a pas diminué mais qu’il s’est accru, justement pour cette raison. Donc la guerre longue est dans l’intérêt de Poutine. La guerre courte, elle, est dans l’intérêt des Ukrainiens – et elle doit être dans l’intérêt des Occidentaux.

Or beaucoup d’experts pensent qu’en fait, l’establishment américain ne veut pas d’une victoire décisive rapide de l’Ukraine, parce que les Américains redoutent des « temps troubles » en Russie. Lorsqu’un pays nucléaire entre dans une période chaotique et incertaine, cela fait peur. Mais on ne peut empêcher les forces centrifuges d’agir en Russie en cas de la victoire ukrainienne. C’est un scénario à anticiper ! 

Le rapport à l’Occident

Au niveau international, justement, la Russie peut-elle véritablement compter sur un soutien de la Chine ? Et a-t-elle d’autres soutiens fiables à long terme ?

C’est une question complexe. Je pense que la Chine n’est absolument pas intéressée à la perpétuation de cette guerre ; la Chine aurait bien aimé que cette guerre s’arrête, et elle est résolument contre l’usage de l’arme nucléaire dont menace Poutine. Mais ce sont des régimes très proches. Il existe une vraie collusion idéologique entre les deux.  Tout en critiquant la Russie, la Chine la soutient, car elles ont un objectif commun, à savoir : ébranler l’ordre international établi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui, pour eux, signifie la domination occidentale, la domination du dollar dans les échanges internationaux, etc. La guerre en Ukraine est maintenant interprétée par le régime russe comme un premier pas dans la destruction de cet ordre international – et sur ce point, la Chine est pleinement d’accord, cela lui va très bien. 

Les fondements idéologiques qui sont propres à la Russie, à la Chine et à beaucoup d’autres pays à travers le monde, c’est qu’ils en ont assez de tous ces droits de l’homme, de toutes ces démocraties libérales. Eux, ce qu’ils veulent, c’est un ordre international basé sur le principe que le cordonnier est maître chez soi et qu’on y fait ce qu’on veut. Chacun a ses traditions, chacun a ses principes : « Les Occidentaux, disent-ils, sont tous LGBT, pédophiles et pervers, mais nous on a nos valeurs et on les défend ! » Et en ce sens, de nombreux pays dans le monde sont prêts à souscrire au programme : « Détruisons ce vilain Occident et ses valeurs ! » 

L’ONU tient sur le principe que les droits de l’homme sont universels. Or, il existe aujourd’hui une très forte tendance, dans de nombreux pays du monde, à dire : « Non, nous n’avons pas besoin de vos droits de l’homme, de vos libertés. Nous voulons la stabilité, nous voulons vivre comme nous vivons. Nous nous respectons mutuellement, quelles que soient les atrocités que nous commettons à l’intérieur. Nous sommes chez nous. » On assiste donc à un réel mouvement de nombreux pays pour se libérer du carcan occidental. On l’a très bien vu en Afrique, où Prigojine a joué un énorme et très sombre rôle en soutenant un certain nombre de régimes africains, de dictatures, de putschistes, etc. Les Français ont d’ailleurs été chassés et vilipendés grâce à la propagande financée par Prigojine – les réseaux sociaux du même Prigojine regorgent d’histoires mensongères sur des soldats français vendant des enfants pour leurs organes, organisant des viols collectifs de petites filles, etc. Nous nous trouvons face une sorte de révolte de la part d’un certain nombre de pays dans le monde, dont les dirigeants ne veulent pas de la démocratie et des droits de l’homme ; et Poutine joue de ce ressentiment antioccidental.

Allons maintenant du côté ukrainien. Vous suivez également de près l’actualité de ce pays depuis longtemps. Vous étiez notamment sur place lors de la révolution du Maïdan. Est-ce le rapport à l’Occident qui serait à l’origine de la cassure fondamentale entre les deux pays ? Avant cette guerre, l’Ukraine était-elle déjà plus progressiste que la Russie ?

Il faut tout de même rappeler que les Ukrainiens et les Russes d’aujourd’hui sont sortis du même moule soviétique. L’Ukraine post-indépendance était un pays encore très largement soviétisé et corrompu, tout comme la Russie, car la corruption y a été endémique pendant la période soviétique. Car dans une société de pénurie, la seule façon d’obtenir quoi que ce soit, c’est de graisser la patte de quelqu’un. Le fond de corruption, l’absence de la notion du bien commun, tout cela, c’est l’héritage soviétique. Mais l’Ukraine avait quand même un avantage sur la Russie, car les Russes, depuis des centaines d’années, ont toujours été une nation impériale. Et je pense que si on leur enlève l’empire, il ne reste pas grand-chose. 

En revanche, les Ukrainiens avaient leur identité nationale à défendre et à développer ; et cette identité nationale, malgré les efforts du pouvoir soviétique, n’a pas été totalement détruite. À partir des premières années de son indépendance, on a donc vu se développer en Ukraine ce sentiment d’appartenance à quelque chose de différent. Je me souviens très bien de la première fois où je suis allée en Ukraine après l’éclatement de l’URSS : c’était en 1992. À cette époque, j’allais très souvent à Moscou ; la nouvelle littérature russe explosait, on y publiait plein de livres très intéressants. Et lorsque je demandais à mes amis ukrainiens, des intellectuels, s’ils avaient lu tel ou tel livre, le plus souvent les gens me répondaient : « Non, car maintenant, vous savez, on s’intéresse beaucoup plus à la littérature occidentale, à la philosophie occidentale » – on commençait à traduire tout ce qui n’avait pas été accessible à l’époque soviétique. C’est-à-dire qu’intellectuellement, l’Ukraine a commencé à se tourner vers l’Ouest dès les premières années de l’indépendance. Malgré toute la soviétisation ambiante, malgré la corruption, malgré tout cela, il y avait déjà cet intérêt pour l’Occident. 

Ensuite, le moment très fort, le moment qui a montré à quel point la nation ukrainienne était différente de la nation russe, c’était le premier Maïdan – celui de 2004/2005 –, qui s’est produit après la victoire de Viktor Ianoukovytch aux élections présidentielles, qu’on a considérées comme truquées. Son opposant était Viktor Iouchtchenko, qu’on a essayé d’empoisonner. Poutine a félicité officiellement Ianoukovytch, qui était son candidat. Il s’est alors produit un Maïdan : des millions de personnes sont sorties dans la rue et ont manifesté pendant deux mois jusqu’à ce que la Cour suprême de l’Ukraine décide qu’il fallait organiser un troisième tour électoral, c’est-à-dire refaire le deuxième tour – et c’est là que Iouchtchenko a gagné.

Mais si en Ukraine, sur une population de 40 millions d’habitants, des millions sont descendus dans la rue, en Russie il ne s’est jamais rien produit de tel. Lorsque, en 2011/2012, les élections législatives à la Douma ont été largement fraudées, il y a eu une vague de manifestations, mais même au comble de ces manifestations, à Moscou, ville de 15 millions d’habitants, il y avait 100 000 personnes dans la rue. C’est-à-dire que là où les Ukrainiens ont défendu leur droit à l’élection libre et honnête, les Russes, majoritairement, sont restés chez eux.

C’est après ce premier Maïdan, après l’élection de Iouchtchenko, que cette scission, cette opposition entre la voie russe et la voie ukrainienne s’est mise à s’affirmer réellement. Ensuite, c’est allé crescendo. La deuxième fois, le peuple ukrainien est sorti dans les rues à la fin 2013 pour protester contre le refus de Ianoukovytch, au dernier moment, de signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Et de nouveau, des millions de personnes ont occupé les mairies pour chasser les représentants du pouvoir existant, elles ont campé pendant cinq mois au centre de Kiev et ont défendu encore une fois leur droit à la liberté, à l’association avec l’Europe – des millions de personnes qui ont ainsi voté pour cette autre voie de l’Ukraine. 

Bernard-Henri Lévy, Mikheil Saakachvili et Galia Ackerman.
Bernard-Henri Lévy, Mikheil Saakachvili et Galia Ackerman sur la Place du Maïdan en mars 2014.

L’étape suivante de cette constitution de la nation politique ukrainienne, c’est bien sûr l’annexion de la Crimée par la Russie, la guerre dans le Donbass. Aujourd’hui, cette formation de la nation est en quelque sorte parachevée, car au vu de cette guerre, de ces atrocités, de ces meurtres de civils, de ces destructions massives, de ce désir proclamé d’annihiler l’Ukraine, même ceux qui étaient plutôt sympathisants de la Russie constituent maintenant un peuple en armes – ceux qui ne sont pas au front travaillent pour le front, donnent de l’argent pour le front, etc.

La propagande russe

Je vous vois régulièrement intervenir sur les plateaux de télévision, dans des émissions où il est question de cette guerre. Et comme souvent, ce qui y est recherché, c’est un débat contradictoire, je vous ai notamment vue face à ce qui semblait être une propagandiste du régime poutinien. Alors comment doit-on s’y prendre pour démonter, sans perdre son calme, les arguments prorusses sur un plateau de télévision ?

Je ne suis pas si souvent que cela confrontée à des gens qui sont ouvertement prorusses. Il faut dire qu’avec cette guerre, les positions russes sont clairement insoutenables ; et j’entends des personnes qui, à l’origine, étaient notoirement prorusses, dire qu’il faut que cette guerre s’arrête, qu’il faut cesser cette destruction des Ukrainiens. Ces gens cherchent des positions un peu plus acceptables, au nom de la paix, comme de dire : « Nous sommes voisins, tôt ou tard il faudra arriver à parler… » Il y a donc relativement peu de gens qui, aujourd’hui, ont des positions très ouvertement prorusses. Mais les débats télévisés sont tout de même très « policés » – cela facilite beaucoup la tâche. Le plus souvent les participants n’entrent pas directement en discussion entre eux. C’est le présentateur qui pose les questions : on vous pose une question et vous dites ce que vous avez à dire – au maximum, vous pouvez dire : « Je ne suis absolument pas d’accord avec untel qui est en face de moi. » Mais le revers de la médaille, c’est qu’il arrive aussi que le présentateur fasse s’exprimer quelqu’un qui est prorusse et qui sort d’énormes bourdes, mais qu’ensuite il passe à une autre question, sans donner la possibilité de répondre – et la bourde reste sans réponse. Dans ce genre de situation, je suis toujours très frustrée, et j’essaie alors de dire que je voudrais quand même revenir sur ce qu’a dit monsieur ou madame untel, que je ne suis pas d’accord, que ce n’est pas comme ça, etc.

Il faut combattre la propagande russe et prorusse en France. Nous avons dans Desk Russie une galerie d’une bonne vingtaine de portraits de prorusses, dont la plupart sont signés par Vincent Laloy. Cela fait partie de notre travail de montrer qui sont ces gens, quelles sont leurs opinions, comment ils ont évolué…

La culture ukrainienne versus la culture russe dans le monde

Vous avez dirigé au sein de La Règle du Jeu trois numéros au travers desquels vous avez fait découvrir au lectorat français des écrivains, des artistes, des penseurs et des chercheurs ukrainiens. Dès 2014, dans un dossier qui s’intitulait « Ukraine, cette terra incognita », vous ressentiez la nécessité de faire sortir de l’ombre cette culture ukrainienne si riche et pourtant si méconnue. Est-ce que cette guerre, qui a mis l’Ukraine sous les projecteurs, a eu un impact sur notre connaissance de ce pays ? Estimez-vous que la culture ukrainienne est aujourd’hui moins méconnue ?

J’ai entendu dire que, depuis le début de la guerre, au moins quarante livres consacrés à l’Ukraine ont été publiés en France. Tous les mois paraissent des romans, des poèmes, des livres d’histoire, des livres de politologues, des livres de journalistes. D’ailleurs, une chaîne qui m’invite assez souvent à intervenir, LCI – que ses détracteurs appellent LCU (U pour Ukraine) –, se consacre presque entièrement à cette guerre. Je pense que maintenant, les gens savent au moins où se trouve l’Ukraine, et qu’ils connaissent bien la géographie de ce pays. De plus, au moins 100 000 Ukrainiens sont réfugiés en France, donc il est vrai qu’il y a beaucoup plus de contacts avec ce pays que dans le passé. Cependant, les gens connaissent-ils vraiment la culture ukrainienne ? Je pense qu’on en est encore très loin. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir.

Les numéros de La Règle du jeu dirigés par Galia Ackerman et  consacrés à l'Ukraine.
Les numéros de La Règle du jeu dirigés par Galia Ackerman et consacrés à l’Ukraine.

Avant cette guerre, la littérature, la danse, le cinéma et la musique russes étaient connus du monde entier et vantés pour leur grande finesse. Désormais, les théâtres, les opéras, les festivals et les musées déprogramment les artistes russes. Avez-vous le sentiment que la culture russe fait l’objet d’un rejet général ? Savez-vous comment les artistes russes vivent la situation ?

Il y a artiste et artiste. Il y a des artistes qui se sont prononcés contre cette guerre, qui pour la plupart ont dû émigrer. Il y a des artistes qui ont soutenu ouvertement cette « opération militaire spéciale », comme on appelle la guerre en Russie, et ceux-là, très clairement, ne sont pas les bienvenus en Occident, comme par exemple Valery Gergiev, un excellent chef d’orchestre qui est un très ferme soutien de Vladimir Poutine et qui, de ce fait, est vraiment persona non grata en Occident. Il y a bien sûr aussi des artistes qui se situent quelque part entre ces deux positions et qui sont parfois des « victimes collatérales ». 

Il faut comprendre que la culture n’existe pas en propre, comme un corps indépendant de tout, car pour amener en France des spectacles, des expositions, des ballets, il faut être en contact avec l’establishment culturel russe, avec le ministère de la Culture russe, les directions des musées, des théâtres, etc. J’ignore s’il y a des directives explicites, mais je crois que l’establishment culturel occidental a tendance à éviter les contacts avec l’establishment russe, d’autant plus que, comme l’a dit un jour Mikhaïl Piotrovski, le directeur de l’Ermitage, le plus grand et le plus célèbre musée russe, dans un incroyable entretien que nous avons à l’époque publié dans Desk Russie : « Cela fait partie de la guerre. La culture est notre soft power. » Eh bien, si l’activité culturelle en Occident est le soft power du régime russe, nous ne souhaitons pas qu’il exerce ses effets. Il ne s’agit donc pas d’un boycott de la culture russe en tant que telle, mais de la décision de différents festivals, de différents programmateurs d’événements culturels ici de ne pas avoir de contacts avec l’establishment culturel là-bas. 

Il faut aussi tenir compte des sentiments des intellectuels ukrainiens qui mènent une très forte campagne, en déclarant qu’ils ne veulent pas être associés à quoi que ce soit si des Russes en font partie. 

Il faut que les choses soient très claires : ce n’est pas une révolte contre Anna Karénine, c’est une révolte contre l’establishment culturel russe qui, à sa façon, participe à cette guerre dans laquelle les Ukrainiens sont tués.

Avez-vous un projet de livre à venir ?

Non, je ne travaille pas à un nouveau livre actuellement, car depuis la sortie du Livre noir de Poutine et du numéro spécial de La Règle du jeu sur la culture ukrainienne, je suis accaparée par l’actualité. Desk Russie me prend énormément de temps. Et puis, c’est difficile d’écrire un livre en temps de guerre : on ne peut pas écrire sur la guerre, parce que cela évolue tous les jours, et on ne peut pas écrire sur autre chose que la guerre… Je suis prise dans cette contradiction. J’ai pourtant un projet, qui sera en quelque sorte la suite du Régiment immortel : j’aimerais aller un peu fouiller dans l’âme du peuple russe pour explorer les sources de la violence et de la barbarie que cette guerre a révélées. Mais c’est un sujet très sombre, et ce n’est pas non plus facile d’y plonger. Je pense que je m’y mettrai à la rentrée.

2 Commentaires

  1.  » mais c’est une logique d’une autre espèce animale…  » à propos du KGB-FSB.
    C’est un peu court, et il s’agit d’humains, et non d’animaux… La police secrète russe a pour fonction, dans sa logique de « pieuvre » qui s’auto-proclame unique vrai patriote, la préservation du territoire et du gouvernement russes, beaucoup plus vulnérables qu’il n’y paraît.
    Poutine ne pouvant directement traité avec Prigojine qui le trahissait, il a fallu trouver quelqu’un pour le représenter. Le FSB a choisi Loukashenko, simple messager dans cette affaire, mais pointure sur le papier. Choix très critiqué, puisque concrètement on a vu le président d’un pays étranger venir à la rescousse de la Russie. Bien à vous.