Entrer dans les coulisses, c’est ce à quoi nous invite Lola Lafon dans Chavirer. Des coulisses multiples, celles des cours de danse, des plateaux de télévision et des cabarets, mais également celle des familles, des collèges, et des hôtels particuliers où se terrent les loups. Il y a un âge de « chavirement » chez les filles qui se situe entre douze et quatorze ans, quelque part entre l’apparition d’une raison raisonnante et la puberté, qui excite et attire les prédateurs. Le récent ouvrage de Vanessa Springora mettait parfaitement en lumière cet âge-là, de basculement. L’héroïne principale de Chavirer est ainsi définie : « Cléo, treize ans, quatre mois et onze jours ». Cléo apprend la danse, dans un cours de modern jazz dispensé dans une MJC de banlieue parisienne. Cléo aime danser, elle est douée, veut « passer pro », ne ménage pas ses muscles de pré-adolescente. Cléo deviendra danseuse, portera des carcans de lourdes plumes qui lui meurtriront le corps autant que les extensions ou les arabesques. Cléo vivra dans une perpétuelle odeur de menthe camphrée, pieds déformés, muscles trop saillants. Cléo est et sera une danseuse. Chavirer est un des premiers grands romans sur la danse, et sur ce que subit le corps lorsque l’on danse.
Mais l’histoire de Cléo, prédominante dans le roman – on y rencontre d’autres jeunes danseuses dont on apprendra que le parcours se déroule en parallèle ou en dissonance à celui de Cléo – est aussi et surtout l’histoire d’une proie. Une femme nommée Cathy vient l’aborder à la MJC, lui fait miroiter l’obtention d’une bourse pour intégrer une grande école de danse, l’enserre dans des filets apparemment bienveillants, et la conduit à la tanière des loups. Les loups sont des hommes mûrs qui reçoivent dans des hôtels particuliers du XVIe arrondissement de Paris, qui nourrissent de mets raffinés les jeunes proies que Cathy leur apporte sur un plateau, et qui ensuite font ce que les loups font généralement aux jeunes filles. Chavirer est un conte de fées contemporain, parfaitement cruel comme tous les contes de fées, mais qui se déroule sur des années de vie de l’héroïne : le lecteur sait ce qu’elle devient après, tout de suite après, et longtemps après. La suite immédiate, après la rencontre avec le loup, est l’embrigadement consenti, ou tout comme. Cléo dénichera d’autres proies innocentes et les enverra à la tanière. Ensuite, sa vie sera entachée à jamais par cette démarche, plus encore peut-être que par l’agression première.
Le milieu de la danse permet à Lola Lafon de montrer et d’évoquer les dégâts causés au corps. Le corps d’une danseuse est un corps meurtri, poussé à son extrême pour atteindre le geste parfait. Le sacrifice est visible, pieds déformés, plaies infligées par les costumes, maquillage outré pour camoufler les traits fatigués. Le corps d’une danseuse est aussi soumis à l’autorité d’un chorégraphe qui en demande toujours plus, qui pousse à la torsion, qui vocifère à chaque répétition et humilie, parfois. Le monde de la danse évoqué dans ce roman est celui des plumes et des paillettes, des variétoches et de Michel Drucker, un monde clinquant et moins prestigieux que le ballet classique. Cléo, l’héroïne principale du roman, revendique l’appartenance à ce monde-là, à cette danse-là, celle qui donne du bonheur tous les samedis soirs à la télé. Il y a dans Chavirerune évocation au cordeau des années 80 et de la culture populaire. Cléo danse, et dans ses gestes elle met toute la rage qu’elle n’a jamais pu verbaliser, cette rage d’avoir été victime et d’avoir contribué à faire d’autres victimes.
Une telle entreprise romanesque se devait d’être servie par une écriture impeccable. C’est le cas ici, indéniablement. Lola Lafon, dans sa phrase, traque et débusque une réalité psychique, sociale et générationnelle qui donne le vertige par sa vérité littéraire : les parfums Saint-Laurent et les foulards Kenzo mis en balance avec les joggings et les bons de réduction au supermarché, les aspirations légitimes à dépasser sa condition pour aller vers des sommets que l’on sait inaccessibles et l’entêtement que l’on met à treize ans pour ne pas vouloir admettre l’inadmissible, le léger sursaut, pourtant, qui pousse à préserver une plus jeune que soi pour qu’elle ne tombe pas dans le même piège alors qu’elle veut y plonger, tout cela est écrit avec sensibilité, loin de toute facilité et férocité. On saluera – chapeau bas ! – Lola Lafon pour ne pas avoir décrit les scènes d’agression, pour les avoir suggérées sans les étaler, en métaphorisant les doigts agresseurs en insectes, et pour ne pas y être revenue sans cesse. L’équilibre littéraire de cet excellent roman repose sur l’adéquation parfaite entre un réalisme sociologique et psychologique maîtrisé et la volonté de prendre soin de ses personnages. Lola Lafon préserve Cléo, et d’autres jeunes filles, de l’étalage cru de ce qu’on leur a infligé et fait subir physiquement. Les séquelles, elles, sont écrites en tableaux éclatés qui permettent l’analyse.
Chavirer est un des grands romans de la rentrée.
Un exemple, parmi tant d’autres, de l’écriture de Lola Lafon dans Chavirer :
(Cathy, la rabatteuse, a offert à Cléo un flacon d’Opium, son propre parfum)
« Avant de s’endormir, Cléo avait humé Opium à petites inspirations, nuage de fumée sucrée.
Le danger avait l’haleine tiède d’un animal assoupi. »
Lola Lafon, Chavirer, éd. Actes Sud, août 2020, 352 pages.
Pour moi, ce roman – selon cette description – semble plutôt banal et hyper-construit. L’exemple donné à la fin le dit « dans un mot »: tous ses éléments (l’opium, oh là là … l’animal assoupi – oh, le symbolisme!) débordent de clichés qui me font bâiller …!
Merci Madame,
Je venais de terminer la lecture de cet excellent modèle littéraire quand j’ai lu votre critique.
Vous venez de transformer ma compréhension et mon émotion en intelligence,
Merci