Le putsch avorté qui s’est déroulé en Turquie dans la nuit du vendredi 15 juillet 2016 n’a pas fini de faire couler de l’encre, mais également du sang et des larmes.
Les étapes du coup et du contrecoup d’Etat se succèdent, avec une constante chez tous les acteurs : chacun s’est targué – et se targue encore – de défendre la démocratie, à commencer par les forces armées turques séditieuses qui ont prétendu « restaurer les droits humains universels et fondamentaux » en lançant leurs chars au cœur d’Istanbul et d’Ankara, réveillant ainsi les terribles souvenirs des 27 mai 1960, 12 mars 1971, 12 septembre 1980 et 28 février 1997.
C’est également pour défendre la démocratie qu’un Erdogan aux abois, autocrate acculé à utiliser les médias et les réseaux sociaux qu’il musèle sans pitié d’ordinaire, a lancé au peuple turc un appel au soulèvement, diffusé ce soir-là sur CNN Türk via FaceTime et relayé toutes les heures par des mosquées dont le son des haut-parleurs avait été amplifié.
C’est au nom de cette même démocratie que les citoyens de Turquie lui ont répondu en masse et sont descendus dans les rues à l’assaut des tanks, servant de cibles aux soldats dont certains ont fait usage de leurs armes et blessé ou abattu des civils.
Mais force est de constater que les manifestants étaient pour l’essentiel d’ardents partisans du fascisme vert à l’œuvre en Turquie, prêts à mourir pour le président turc. Et à tuer pour lui.
La mobilisation populaire
C’est sur les réseaux sociaux qu’est apparue cette facette inquiétante de la réaction populaire : celle de milices composées d’ultra-nationalistes se réclamant des Loups-Gris (mouvement affilié au parti d’extrême-droite MHP), mais aussi d’intégristes salafistes, qui ont envahi les rues en invoquant Allah et en s’acharnent avec une violence inouïe sur les « traîtres » du putsch.
Des centaines de soldats – le plus souvent de jeunes appelés ignorant les sombres desseins qu’ils servaient – ont été arrachés de leurs chars, fouettés, poignardés, piétinés, lynchés, et pour certains, assassinés. Cette haine trouve aujourd’hui son pendant dans les harangues du chef de l’Etat sur le probable rétablissement de la peine de mort par pendaison. Abolie en 2002 dans la perspective des négociations d’adhésion à l’Union européenne, la peine capitale est aujourd’hui réclamée par « le peuple ». Alors que l’état d’urgence – instauré pour trois mois par Erdogan – autorise des gardes à vue de 30 jours, Amnesty dénonce déjà des cas crédibles de torture. Encore et toujours, la démocratie.
Depuis le coup d’Etat, c’est au nom du soutien à la démocratie que les partisans d’Erdogan se massent tous les soirs aux abords de la place Taksim d’Istanbul : ils y défilent fièrement, drapés dans de grands drapeaux turcs, en criant « Allah, bismillah, Allahu akbar » [Au nom d’Allah, Allah est grand] tout en faisant le signe des Loups-Gris, dans une synthèse affirmée de l’islamisme et du fascisme. Certains journalistes français n’hésitent pas à faire le parallèle entre ces scènes de dévotion et les images de la révolution iranienne. On sait ce qu’il advint de la démocratie au pays de Khomeiny.
Seules ont dérogé à cette tonalité religieuse, la manifestation du parti progressiste pro-Kurde et pro-minorités (HDP) qui s’est tenue le samedi 23 juillet à Istanbul sous le slogan « Non aux coups [au pluriel], Oui à la démocratie » et celle qui a réuni le lendemain, sur la place Taksim, 100 000 personnes venues « En soutien à la République et à la démocratie ». Sous une marée de drapeaux turcs, de portraits de Mustafa Kemal Ataturk, de pancartes stipulant « Aucun coup, aucune dictature », et reprenant à l’unisson des slogans exigeant la laïcité et glorifiant la Turquie, se mêlaient militants kémalistes et d’extrême-droite. Organisateur du rassemblement, le CHP (parti kémaliste et nationaliste, principale formation de l’opposition) a fermement condamné le putsch des militaires, une méthode musclée pourtant largement prisée durant la gouvernance kémaliste de 1923 à 2002. L’AKP – parti islamiste au pouvoir – a disputé au CHP la palme du poker-menteur, en se joignant de manière totalement opportuniste à ce rassemblement placé sous la figure tutélaire d’Atatürk, honnie par les religieux.
Tous les membres – ou supposés tels – de la puissante confrérie de Fethullah Gülen, à l’origine, selon Recep Tayyip Erdogan, de la tentative de putsch, sont – quant à eux – dans l’œil du cyclone : « Ce coup [d’Etat] est un don d’Allah. Il nous aidera à nettoyer ces éléments de l’armée. » a déclaré à leur propos le chef de l’Etat turc qui trouve dans les événements du vendredi 15 juillet une justification magistrale à ses projets liberticides, tout en prétendant défendre, bien évidemment, la démocratie.
Purge anti-Gülen et chasse aux sorcières
Si la Turquie est passée maître dans l’art des complots, réels ou imaginaires, tels ceux dénoncés par Erdogan lui-même, et au nom desquels il a lancé dans un passé proche des centaines d’arrestations dans l’armée et les médias (cf. les procès Ergenekon et Balioz), il est raisonnable de penser – du moins tant qu’il n’y a aucun élément tangible de son implication dans le putsch – que le président turc a surtout su tirer parti des erreurs de ses adversaires pour asseoir encore un peu plus son pouvoir autoritaire et sans partage. Selon le site Kedistan, le chef de l’Etat turc – qui par ailleurs bénéficie dans l’appareil militaire de solides soutiens auxquels il doit son salut – aurait poussé à la faute certains éléments gülenistes en annonçant au mois de juin une purge prévue dans l’armée, suite à la décision du Conseil National de sécurité (MGK) de qualifier le mouvement Gülen de « groupe terroriste au même titre que le PKK ».
Pointant le mouvement güleniste – appelé Hizmet ou Cemaat, ou encore désigné par un acronyme (FETÖ) le qualifiant d’organisation terroriste – Erdogan n’a pas hésité à employer une rhétorique glaçante qui renvoie aux discours des Nazis, des Jeunes-Turcs, ou du Hutu Power : « Nous allons continuer à nettoyer ce virus à tous les niveaux de l’État. C’est comme un cancer qui a fait des métastases. ». Le tribun populiste est coutumier de ces dérapages, lui qui a fustigé le « sang corrompu » des députés allemands d’origine turque qui avaient voté le 2 juin dernier la résolution du Bundestag reconnaissant le génocide arménien.
Certains s’étonneront de la célérité du pouvoir turc dans sa chasse aux sorcières à l’encontre de ceux qu’il estime affiliés au prédicateur islamiste en exil aux USA depuis 1999, et dont il réclame désormais l’extradition pour « terrorisme ». Il est pourtant évident que l’inimitié d’Erdogan pour ce qu’il qualifie d’Etat parallèle ne date pas d’hier et que les listes étaient établies bien avant le putsch, par les services secrets turcs (MIT). Il faut remonter à 2013 pour comprendre ce qui vaut au chef religieux, réfugié en Pennsylvanie, d’être devenu la « Tête de Turc » d’Erdogan. La Justice – que l’on dit infiltrée par le Hizmet – avait lancé des enquêtes pour corruption à l’encontre des fils de trois ministres AKP, donnant lieu à des révélations embarrassantes pour Erdogan et son fils Bilal. Le scandale a d’ailleurs resurgi en mars 2016.
On le voit, la purge diligentée par Erdogan – du moins dans son volet anti-Gülen – est avant tout une affaire personnelle, visant à éliminer – dans cette lutte de pouvoir – tous ceux qui auraient l’impudence de se mettre en travers de son chemin et de lui demander des comptes.
La censure, l’autocensure et la politique autoritaire d’Erdoğan
Au-delà de la neutralisation des réseaux de son compagnon d’antan, ce sont toutes les velléités d’opposition à sa politique autoritaire qu’Erdogan s’applique à éradiquer de manière implacable par la censure, ou l’autocensure d’une société terrorisée. Dans son collimateur, encore et toujours, les journalistes qui payent déjà un lourd tribut en temps « normal » : 42 mandats d’arrêt ont été délivrés ce lundi 25 juillet et font suite à une première vague dénoncée par RSF, sans oublier l’incarcération de la jeune journaliste kurde, Zehra Dogan, de l’agence féminine JINHA, qui était attendue au Festival de Cinéma de Douarnenez, dédié cette année « aux peuples de Turquie ».
Si certains font mine de découvrir aujourd’hui le visage crispé de la « démocrature » d’Erdogan, ce dernier ne fait pourtant que poursuivre la politique entreprise à partir de 2009. Elle a donné lieu depuis 7 ans à des milliers d’incarcérations arbitraires et des procès de masse de type stalinien, contre des étudiants, des universitaires, des éditeurs, des journalistes, tous poursuivis pour de soi-disant liens avec une entreprise terroriste, la question kurde étant l’autre objet de la hargne étatique.
Les chiffres de la purge actuelle donnent le vertige : près de 70 000 personnes sont à ce jour concernées par des mesures arbitraires administratives ou judiciaires.
On l’aura compris : ce ne sont pas les seuls mutins qui sont en ligne de mire, mais bien toutes les institutions, ministères, ONG, syndicats, avec l’arrestation ou la révocation de dizaines de milliers de fonctionnaires de la police, de la magistrature, des affaires religieuses, de l’éducation, mais aussi les appels à démission adressés à 1 577 recteurs d’université, les suppressions de licences pour 25 chaînes de télévision et de radio, les spoliations et nationalisations forcées, et les licenciements de salariés de compagnies privées, telles la Turkish Airlines. Happés à leur insu dans le maelstrom kafkaïen du vendredi noir, 62 jeunes élèves de l’école militaire de Kuleli à Istanbul, âgés de 14 à 17 ans, ont été incarcérés pour « trahison envers l’Etat ».
Les minorités mises à mal
La violence qui imprègne toutes les strates de la société turque, validée au sommet de l’Etat, peut déraper à tout moment : depuis le putsch avorté, des agresseurs, équipés de couteaux et d’armes à feu, ont tenté à maintes reprises d’investir le quartier alévi d’Istanbul pour en découdre avec des coupables présumés, ces Turcs ou Kurdes alévis qui pratiquent une religion – apparentée à l’islam chiite – rejetée par la majorité sunnite conservatrice.
Déjà stigmatisées en temps ordinaire, toutes les minorités peuvent se retrouver en difficulté en temps de crise, le pouvoir favorisant la polarisation de la société et désignant régulièrement en son sein les éléments « au sang impur ».
Ainsi, le message sur « l’unité de la nation turque » – martelé par l’Etat depuis mi-juillet – ne concerne visiblement pas la composante kurde qui représente pourtant, selon les sources, entre 15 et 20 millions de citoyens en Turquie : si le président Erdogan a reçu au palais présidentiel ce lundi les dirigeants des partis d’opposition – Kemal Kiliçdaroglu (CHP – nationaliste kémaliste) et Devlet Bahceli (MHP, extrême-droite) – il a ostensiblement omis d’inviter Selahattin Demirtas, le chef de file du HDP (parti légal pro-kurde), qualifié de terroriste. Ce qui n’empêche pas l’Agence France Presse de qualifier l’initiative présidentielle de « rare geste d’unité ».
Les gestes d’unité sont plutôt ceux qui consistent à prendre pour cibles les minorités. Le 23 juillet, deux ouvriers kurdes qui travaillaient dans un parc ont été lynchés à Istanbul pour avoir écouté de la musique kurde. Signes d’un climat d’intimidation des communautés non-turques, dès la soirée du samedi 16 juillet, deux églises ont été attaquées, heureusement sans trop de dommages, à Trabzon, au bord de la mer Noire, où avait été assassiné en 2006 le Père Andrea Santoro, ainsi qu’à Malatya, où trois protestants évangéliques avaient été tués en 2007.
Les Arméniens – systématiquement jetés en pâture et qualifiés de traîtres à la moindre occasion – font profil bas. Bien que chrétiens, ils sont souvent désignés comme alliés de l’islamiste Fethullah Gülen auquel un historien turc attribue des origines arménienne et juive.
On voit donc refleurir sur Twitter les insultes habituelles, telles que « sperme d’Arménien », « bâtard d’Arménien », et autres théories du complot très prisées par la société turque et le pouvoir : le mot « Ermeni » [Arménien] est accolé à celui de « Yahudi » [Juif], et/ou « Mason » [Franc-Maçon], tous prétendument complices au sein d’une « 5e colonne » coupable de vouloir nuire à la Turquie.
Ces fractures de la société turque se répercutent désormais au sein des communautés de l’étranger, où les établissements gülenistes (fortement implantés dans le monde, essentiellement via des centres éducatifs) ont fait l’objet à Sens, Lyon, Mulhouse, Béziers, Villeneuve-Saint-Georges, Annecy et Grenoble, de violentes attaques de pro-AKP. Des agressions de même nature ont été relevées en Allemagne et en Autriche.
Le double-jeu d’Erdoğan face à Daech
La fulgurance et la brutalité de la réaction du président Erdogan sont à mettre en regard de son inertie à l’encontre de l’organisation Etat islamique, à la suite des attentats meurtriers qu’il lui a attribués.
Les interpellations visant les militants de Daech – qui ont fait de la Turquie leur base arrière et prospèrent au vu de tous dans des villes comme Gaziantep – ont été anecdotiques et destinées à la communication internationale du pouvoir turc. A contrario, les attentats de l’E.I – le premier d’entre eux étant celui perpétré à Suruç le 20 juillet 2015 contre les membres ou sympathisants du HDP – ont systématiquement eu pour conséquence des représailles féroces de l’Etat turc contre… les Kurdes et les forces démocratiques de la société, pourtant visés par les kamikazes. Le coupable présumé, l’E.I, coule, quant à lui, des jours heureux et récidive en toute impunité dans une Turquie, désormais visée aussi, après avoir ouvert la boîte de Pandore.
La répression inique visant les Kurdes, seules forces locales à lutter en Syrie et en Irak contre Daech, et le double-jeu de la Turquie envers les terroristes islamistes – qui ont bénéficié de l’aide officieuse des services secrets turcs – ont conduit le PKK à reprendre les armes fin juillet 2015 : cette insurrection a fait le jeu d’Erdogan et lui a permis d’obtenir aux élections législatives de novembre 2015 la majorité parlementaire qui lui avait manquée en juin pour s’assurer le régime présidentiel qu’il convoitait. C’est fort de ce plébiscite électoral fondé sur la peur du chaos, que le président turc a pu poursuivre, sans vergogne et dans l’indifférence totale de l’opinion turque et internationale, sa « punition collective » contre les villes kurdes de Diyarbakir, Cizre, Gever et Nusaybin, placées sous couvre-feu et bombardées depuis septembre 2015, dévastées, isolées, affamées, abandonnées, spoliées et désespérées.
On le voit, dans sa conquête du pouvoir absolu, Erdogan joue et gagne à tous les coups, sapant chaque jour un peu plus les fondements de la démocratie. Ce faisant, il fortifie un régime totalitaire brutal qui plonge les partisans de la démocratie dans la terreur et fait passer Poutine pour un enfant de choeur.
Le journaliste turc Erol Özkoray, désormais en exil en Suède pour échapper à la « Justice » de son pays, avait déclaré en janvier 2016 :
« Le pays court vers une catastrophe : un totalitarisme théocratique se met en place. Ce sera un régime de type islamo-fasciste. Le but d’Erdoğan, c’est de passer en 2023 – au centenaire de la République – à la Nouvelle Turquie, qui mettra définitivement fin à la République et à la laïcité. Nous sommes en face d’un dictateur qui a pour référence Hitler, qui soutient le sunnisme rétrograde des wahhabites, qui épouse les thèses des Frères musulmans, qui flirte politiquement avec l’État islamique et qui rêve de devenir Calife ».
Est-ce vraiment-là l’allié fiable dont ont besoin l’Europe, les Etats-Unis et l’OTAN ?
Où que le Turque passe il n’y à que ruine et misère!
Extrêmement bien détaillé, toute l’inquiétude des démocrates se justifie devant ce processus de « nettoyage » les dérapages visibles et sournois sont bien détaillés et peu rassurants.