Latifa Chay, ex-adjointe PS du maire de Romans-sur-Isère et qui siégeait depuis 2014 dans l’opposition au sein du conseil municipal de sa ville, a été investie par La République En Marche pour les législatives dans la 4e Circonscription de la Drôme. Dès son annonce, cette nomination a suscité un grand émoi au niveau local mais aussi au-delà : nul n’a oublié qu’il y a six mois, Latifa Chay avait invité à un débat public la députée régionale de Bruxelles et conseillère communale de Schaerbeek, Mahinur Özdemir, alors que cette dernière avait défrayé la chronique du plat pays en 2015, année ô combien symbolique du Centenaire du génocide arménien, en refusant de reconnaître le génocide arménien comme l’y incitait son parti, le cdH (Centre, démocrate, humaniste).
Cette attitude ayant été jugée contraire aux valeurs défendues par les centristes francophones, l’élue belgo-turque avait été définitivement exclue le 14 décembre 2015 de sa formation politique, ce qui lui avait valu le soutien de l’AKP (parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie). Auparavant, Mahinur Özdemir avait fait l’objet de poursuites en 2009 pour des propos en turc qu’elle aurait tenus sur le site Belturk.be. La jeune femme s’était défendue en affirmant ne pas se rappeler avoir parlé «d’un “prétendu génocide” ou “d’un soi-disant génocide” des Arméniens». Elle devrait en revanche se souvenir aisément qu’elle avait assisté à la conférence «Regard sur le prétendu génocide arménien» de l’historien négationniste turc, Yusuf Halaçoglu, qui avait eu lieu le 15 février 2007 à Bruxelles.
Malgré ce contexte, la socialiste Latifa Chay (et actuelle candidate LREM) avait donc jugé bon – au nom de son association Collectif Dialogue Citoyen 26100 et en dépit des mises en garde – de convier la députée bruxelloise dans sa ville de Romans, pour une réunion co-organisée avec l’Association Culturelle Turque de Romans et l’Association Franco-Turque de Valence, sur le thème de la «Citoyenneté», afin que Mahinur Özdemir fasse état «de son parcours de femme politique auquel elle consacre tout son temps», et qu’elle puisse inviter «tout particulièrement les femmes et les jeunes à s’investir au profit de la société».
L’annonce de cette soirée du samedi 29 octobre 2016 avait provoqué l’indignation des autres élus de gauche de Romans et de Bourg-de-Péage qui avaient vigoureusement protesté contre cette initiative et s’étaient désolidarisés de Latifa Chay.
Lors de la rencontre-débat, Mahinur Özdemir avait décrété en préambule «Je n’ai jamais nié le génocide arménien» comme l’a rapporté Jérémy Perrault dans Le Dauphiné Libéré. Manifestement, il apparaît qu’entre «ne pas nier» un génocide et «reconnaître» un génocide, il y a un gouffre que Mahinur Özdemir se garde bien de franchir… tout en menaçant de poursuivre en justice ceux qui la traiteraient de négationniste.
La République En Marche face aux ambiguïtés de la candidate Latifa Chay
Inviter Mahinur Özdemir n’était pas anodin et Latifa Chay n’est pas une novice en politique : elle sait ce qu’est le travail de mémoire, elle a participé à la commémoration du génocide arménien en 2017 dans sa municipalité, comme elle le faisait avant 2014 en tant qu’adjointe au maire PS Henri Bertholet, et elle n’hésite pas à employer les mots justes comme le prouve son tweet du 24 avril dernier. Latifa Chay connaît bien l’Arménie puisqu’elle s’y est rendue à deux reprises au moins, et notamment pour participer aux Assises Franco-Arméniennes de la Coopération Décentralisée des 7 et 8 octobre 2010 à Erevan.
Cependant, l’ambiguïté n’est pas de mise en matière de génocide : Latifa Chay ne peut parler de «devoir de mémoire» tout en louant les mérites d’une élue belge qui s’y soustrait. En conviant Madame Özdemir, Latifa Chay a de facto conforté une certaine frange de son électorat dans son refus de se confronter à l’Histoire, tout en abandonnant en rase-campagne les citoyens originaires de Turquie qui ont le courage de mener ce travail. Parmi ceux-ci, le député allemand Cem Özdemir, qui – hormis son nom et ses origines – ne partage rien avec sa collègue belge. Ils étaient en tout 11 parlementaires allemands d’origine turque, dont 7 femmes, à oser braver un tabou centenaire et à voter le 2 juin 2016 la résolution du Bundestag reconnaissant le génocide arménien. Cela leur a valu insultes et menaces de mort. Pourtant, ce n’est pas l’une de ces femmes de courage que Latifa Chay a choisi de mettre en avant.
Loin de faire amende honorable, elle s’était même justifiée à l’époque en déclarant :
«Le plus important est d’organiser le dialogue. Jamais je ne céderai à la liberté de parole!» (sic).
Elle s’était curieusement abstenue de préciser quelle était l’autre partie habilitée à «dialoguer» – sous le drapeau turc – avec Mahinur Özdemir, sur cette thématique sensible du génocide arménien.
Au-delà du champ historique, l’environnement dans lequel baigne l’élue bruxelloise donnée en exemple à ses administré(e)s par Latifa Chay, mérite qu’on s’y attarde : de nombreux députés AKP (Parti Justice et Développement) ont en effet assisté au mariage de Mahinur Özdemir et de Rahmi Göktas, qui s’est déroulé en juillet 2010 à Istanbul en présence de l’homme fort de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan. L’islamisme et le nationalisme faisant bon ménage, étaient également conviés à la noce des membres du MHP (extrême-droite turque acoquinée avec le groupuscule ultra-violent des Loups Gris).
Est-on là proche des valeurs de La République En Marche ?
Le 15 mai dernier, pour couper court à toute polémique et après avoir rappelé sur Twitter que Latifa Chay ne niait pas le génocide arménien, l’association Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme] a saisi la candidate et son mouvement :
«Par souci de clarté, @Chay_Latifa de @enmarchefr devrait condamner publiquement le négationnisme du génocide arménien. #ÉlecteursProErdogan».
En l’absence de réponse, tant de Latifa Chay que d’En Marche, le samedi 3 juin 2017, le Collectif VAN a transmis à Latifa Chay, par l’intermédiaire d’un responsable associatif local, un exemple de tweet sans faux-semblant :
#GénocideArménien Je combattrai le #négationnisme d’État de la #Turquie et de l’#Azerbaïdjan @Collectif_VAN @enmarchefr @EmmanuelMacron @AFP
Las ! Madame Chay n’a toujours pas jugé bon de s’exprimer sur cette question dont elle ne semble pas avoir mesuré la gravité. Or, il ne suffit pas de reconnaître le génocide arménien, encore faut-il lutter contre la négation dont il fait l’objet sur nos territoires, et ce, quelles qu’en soient les retombées électorales.
Rappelons les engagements pris par Emmanuel Macron le 24 avril 2017 au mémorial du génocide arménien à Paris. L’actuel chef de l’Etat avait alors déclaré :
«Je connais les pressions qu’il y a sur le négationnisme, si je suis ici aujourd’hui, c’est que j’entends bien être un rempart contre ce dernier. Donc sur ce point-là, vous me trouverez toujours à vos côtés».
Une Charte anti-négationniste qui concerne tous les partis républicains
Dans cette «affaire Latifa Chay», inutile de jeter la pierre sur le jeune parti lancé par Emmanuel Macron. Tous les partis sont concernés par la course au clientélisme, et spécialement ceux qui nagent dans ces eaux troubles depuis des décennies. Il y a donc urgence à exprimer des convictions fortes sur des valeurs humanistes non négociables, car le négationnisme ne connaît pas la crise. Dieudonné est autorisé à se présenter aux élections législatives françaises malgré sa récente condamnation en Belgique pour incitation à la haine et propos antisémites ; le Parti Égalité et Justice (PEJ), lié au COJEP (ONG internationale basée à Strasbourg, née du mouvement islamo-nationaliste turc «Milli Gorus» – «Vision nationale»), aligne au moins 52 candidats aux législatives françaises 2017, avec d’actifs sympathisants de l’AKP dont certains se font les relais publics de la rhétorique d’Erdogan : «On parle d’un soi-disant génocide arménien, il n’a jamais été prouvé jusqu’à présent, par conséquent il faut laisser faire le travail aux historiens. » (cf. Extrait de l’interview de Sakir Colak, président du PEJ ; vidéo du 24 avril 2017 dont l’original est disponible sur le compte Facebook du Parti Egalité et Justice).
A ce jour, seul le PCF a officiellement pris position contre ce PEJ dont le manifeste – supprimé du site internet mais fort heureusement déniché par la Licra – ne dit rien des contradictions entre les salutaires critiques affichées par le PEJ contre la xénophobie, les discriminations, le racisme, et l’antisémitisme, et le soutien de nombre de ses cadres à une Turquie pour laquelle ces mêmes délits sont des valeurs cardinales appliquées depuis des décennies par les régimes successifs.
Le Collectif VAN invite le parti de La République En Marche et les partis républicains, à faire signer à tous leurs candidats, avant le premier tour des législatives 2017, une charte contre la négation des génocides, en mentionnant explicitement le génocide arménien qui fait l’objet d’un double négationnisme d’Etat, exporté en France par Ankara et Bakou.
Laisser à l’extrême-droite française – qui se gargarise des informations impliquant Latifa Chay et le PEJ – l’opportunité de se placer en pole position dans la dénonciation de la nébuleuse religieuse, négationniste et ultra-nationaliste qui entoure certains candidats, serait une grave erreur qui ne pourrait que favoriser le Front National.
Au premier comme au second tour des législatives, aucun accommodement avec le négationnisme n’est admissible sur le territoire de la République française.