Erevan, Arménie.

Le soir du 24 avril 1915, la rafle de 650 intellectuels arméniens d’Istanbul donnait le coup d’envoi du Génocide des Arméniens de l’Empire ottoman.
C’est cette date qui a été choisie pour commémorer la Grande Catastrophe (Mètz yèghèrn). Chaque 24 avril, les Arméniens du monde entier commémorent la tragédie dont ils furent victimes par le pouvoir Jeune-Turc du parti Ittihad (Union et Progrès) qui dirigeait l’Empire ottoman, avec à sa tête un triumvirat diabolique constitué par le ministre de l’Intérieur Talaat, le ministre de la Guerre Enver, et le ministre de la marine Djemal.
Chaque année, je me prépare la veille à la montée au mémorial du Génocide d’Erevan, sur la colline de Tzitzèrnakabèrd. J’achète deux bouquets de roses blanches, l’un qui sera porté par mon fils, et l’autre par moi. Je les place dans une bassine d’eau et les cale à la verticale pour qu’ils conservent leur fraîcheur jusqu’au lendemain.
Cette année, j’ai acheté deux bouquets de plus, un pour Komitas et un pour Andranik. Komitas, moine-musicien, était compositeur, ethno-musicologue, et directeur d’une prestigieuse chorale à Istanbul au début du XXème siècle. L’épopée du général Andranik, le plus fameux des héros révolutionnaires arméniens, commencée en Turquie en 1896, pour finir au Karabagh en 1919, dura près d’un quart de siècle, consacré à la défense de la nation arménienne contre les Turcs, l’arme au poing. Le général Andranik et le père Komitas appartenaient tous deux à la génération des années 1860. Tous deux passèrent à travers les mailles du filet du Génocide. Mais le père Komitas raflé le 24 avril 1915 et déporté, puis libéré au bout d’environ un mois et ramené à Istanbul, resta irrémédiablement atteint par ce qu’il avait enduré et les horreurs qu’il avait vues. Tous deux furent contraints à l’exil, le premier aux Etats-Unis, le second en France, où sa statue, tout de noir, se dresse, solitaire, place du Canada, sur le Cours la Reine, à Paris. Leurs dépouilles furent rapatriées en Arménie par des chemins différents. Ces deux sans-famille reposent désormais sur leur terre, parmi la nation arménienne.
Il est juste que, le 24 avril, j’associe leur souvenir à celui du million et demi de victimes qui, restées, elles, sans sépulture là où elles périrent assassinées ou mortes de faim et d’épuisement, ont trouvé un refuge symbolique dans cette parcelle d’Arménie qu’est la république actuelle d’Arménie. Nos un million et demi de morts. Komitas et Andranik.

Cette année, je me suis donc fendue de trois Mémoriaux, en forçant mon fils à me suivre. Celui de Tzitzernakabèrd, dédié aux victimes du Génocide ; le Panthéon des grands hommes, où se trouve la tombe de Komitas ; Yèrablour, une des collines d’Erevan, où reposent les restes d’Andranik parmi ceux des volontaires arméniens morts au Karabagh. Ses restes ont été rapatriés en 2000 depuis le cimetière du Père-Lachaise à Paris, où Andranik fut enterré en 1928, après que son corps ait été ramené des Etats-Unis. Au Père-Lachaise, la statue toute blanche qui le représente à cheval, au galop, ne domine plus que le vide. Mais l’esprit d’Andranik souffle encore. Et les passants ne peuvent s’empêcher de lever les yeux et de s’arrêter. En allant déposer des roses rouges à Yèrablour, je poursuis cette coutume que nous avions, mes parents et moi-même, d’entretenir la tombe d’Andranik chaque fois que nous nous rendions au Père-Lachaise sur la tombe familiale, toute proche.
Il n’y a pas, de loin, ni au Panthéon ni à Yèrablour, la marée humaine qui monte à pied à Tzitzernakabèrd en rangs serrés, par centaines de milliers, tout au long de la journée. Il n’y a pas, comme à Tzitzernakabèrd, de couronnes mortuaires ni flamme éternelle. Mais la tombe de Komitas est fleurie de fleurs fraîches. Et il y a affluence à Yèrablour. Ma démarche trinitaire n’est pas solitaire.

Après ces trois pèlerinages, mon fils et moi sommes allés au cinéma voir un documentaire intitulé Les tatouages de ma grand-mère, réalisé en 2011 par Suzanne Khardalian, une Arménienne née au Liban, mariée avec un Scandinave, et vivant en Suède. Exemple de film bâti sur rien, du vide, le néant. La réalisatrice ne saura pas par qui, comment, pourquoi et dans quelles circonstances, son aïeule fut tatouée sur le visage et sur les mains en 1915. Dans le film, il est question d’un dossier d’archives en Suisse, contenant un fichier de cartes d’identification de jeunes filles arméniennes, toutes tatouées comme la grand-mère de Suzanne. Elles avaient été enlevées par des Musulmans (il n’est pas précisé si c’étaient des Arabes, des Kurdes, des Turcs, des Tcherkesses etc). Elles furent identifiées et sauvées après 1918 par des organisations arméniennes ou de missionnaires européens et américains, la plupart rachetées par ces organisations moyennant argent. Les photos des jeunes filles tatouées entre les yeux, au menton et aux mains, défilent tout au long film. Elles se ressemblent toutes, leurs yeux sont pareils. La souffrance muette dont ils sont remplis n’est pas descriptible. Le film a le mérite de mettre l’accent sur un aspect largement méconnu du Génocide de 1915 que fut le martyre des femmes arméniennes. En le regardant, je ne peux m’empêcher de faire un saut en arrière et de me figurer le sort qui eût été le mien si j’avais vécu durant ces années de braise.

Le film "Les tatouages de ma grand-mère" a été réalisé en 2011 par l'arménienne Susanne Khardalian.
Le film « Les tatouages de ma grand-mère » a été réalisé en 2011 par l’Arménienne Susanne Khardalian.

J’ai repensé à l’histoire de ma propre famille qui, du côté de ma mère, n’a pas subi l’humiliation du viol, de la vente au plus offrant, de l’asservissement, et, pour finir, de la prostitution. Les femmes de ma famille, j’en éprouve un lâche soulagement, ont échappé à ce sort commun du déshonneur qui fait l’objet jusqu’à aujourd’hui d’un énorme non-dit dans la communauté arménienne.
Les petites filles de la grand-mère tatouée, la réalisatrice et ses sœurs se montrent absolument choquées par la révélation de ce que disent ces tatouages, auxquels elles ne s’étaient jusque-là jamais intéressées. Le premier mot qui leur vient est le mot de « honte ». « Quelle honte ! » s’exclament-t-elles ! Une honte qui fait que jamais la grand-mère (décédée depuis longtemps), ni sa sœur (encore vivante), ni sa fille (leur mère) n’ont jamais desserré les dents, pas même quand Suzanne, la réalisatrice, leur demande, tant d’années après, de raconter ce qui s’était passé. Elles affirment qu’elles ne savent rien, que la grand-mère a emporté les secrets de sa vie et de ses tatouages dans la tombe. Suzanne doute qu’elles disent la vérité. Elles doivent bien savoir quelque chose, pense-t-elle, mais la honte est plus forte que la nécessité de témoigner. Son insistance à capter la vérité ne donnera rien. L’énigme des tatouages de la grand-mère restera entière. On saura seulement qu’elle fut violée, à l’âge de douze ou treize ans, au vu et au su de tous, sur une embarcation de fortune qui évacuait un groupe de femmes arméniennes sur l’Euphrate. Après quoi, elle fut prise et tatouée. Mariée de force dans le désert syrien. Après la guerre, elle se retrouve à Alep, seule, sans doute contrainte à la prostitution pour survivre. C’est du moins ce que suppose sa petite-fille, en prononçant pour la première fois ce mot terrible de « prostitution ». Pour finir, la grand-mère débarque au Liban où elle épouse un compatriote sans amour, afin de constituer une famille et d’avoir des enfants pour que survive la nation arménienne. Le film est lourd. Il risque de choquer bien des nôtres qui ont soigneusement évité à ce jour d’évoquer le sort humiliant de ces femmes, de toutes celles qui ne furent pas tuées, de toutes celles qui ne voulurent pas ou ne purent pas se suicider pour échapper au déshonneur, de toutes ces jeunes chrétiennes pubères, qui furent mariées de force à des Musulmans et contraintes d’embrasser l’Islam.

Nicolas Sarkozy et François Hollande assistent à la commémoration du génocide arménien, place du Canada à Paris.
Nicolas Sarkozy et François Hollande assistent à la commémoration du génocide arménien, le 24 avril 2012, place du Canada à Paris.

Nos rentrons fourbus tant nous avons marché pour nous rendre en procession à Tzitzernakabèrd, et accablés par les images du film. Il est trop tard pour aller allumer un cierge à l’église. J’ouvre la télévision. Comme chaque année, on y fait un tour d’horizon des commémorations de par le monde. En France, Nicolas Sarkozy et François Hollande se sont succédé sur la place du Canada, à Paris, où se dresse la statue de Komitas. C’est un 24 avril historique. Jamais un Président en exercice n’avait fait le déplacement, ni un candidat à la présidence de la République. J’ai écouté leur discours quatre jours plus tard sur la Toile. Sarkozy m’a épaté. Il avait les mots justes, le ton qu’il fallait, et ses propos n’étaient pas électoralistes. Ce qu’il a dit constituait un véritable plaidoyer d’avocat en faveur de la pénalisation de la négation du Génocide. En l’écoutant, je me disais qu’il faudra en tirer des citations au moment de reprendre la joute oratoire contre les opposants à la loi. Hollande, plus « classique », plus politicien, rappela le rôle du PS et le sien propre dans l’adoption de la loi sur la reconnaissance du Génocide. Il s’engagea à déposer dès juin prochain une loi sur la pénalisation de la négation au cas où il serait élu Président, mais s’abstint de parler de la Turquie. Qu’il n’en parle pas ne m’étonne pas. C’est le fait que Sarko en ait parlé qui m’étonne. C’était risqué, tout autant que le parallèle avec les Harkis. Mais il s’en sortit très bien, sans donner, qui plus est, l’impression de verser dans l’éloquence.

À vrai dire, tout cela est épuisant. Les 24-avril sont épuisants. La mémoire est épuisante. Pour faire preuve de fidélité à la mémoire, j’ai l’habitude de recourir à mon imagination et de me plonger dans la représentation visuelle de la tragédie, pour qu’elle ne demeure pas théorique. En vérité, j’y arrive de moins en moins. Ou plutôt, j’esquive de plus en plus. Retourner en pensée sur le théâtre de la tragédie, en Turquie même, au temps de l’épouvante, est une épreuve qui m’est de plus en plus insupportable, bien que je continue à m’y obliger.
Tout comme m’est pénible de savoir que le lendemain, 25 avril, j’aurai tourné la page et que je vaquerai à mes occupations quotidiennes.

28 avril 2012
Erevan