Belle initiative prise par Bernard-Henri Lévy, directeur de la revue ; Gilles Hertzog, notre directeur de la publication ; Claudio Magris et Salman Rushdie, membres de notre comité éditorial ; ainsi que Donatien Grau, le benjamin de notre équipe.
Ils viennent de signer, avec quelques autres (Umberto Eco, Olivier Py, Peter Sloterdijk, Pierre Zaoui, Nedim Gürsel, Michaël Foessel,), une tribune que je m’empresse de relayer car l’affaire est capitale.
Il s’agit d’un écrivain et non des moindres : Pedrag Matvejevitch. Et il s’agit, sur cet écrivain, d’une menace – et non la moindre : une peine d’emprisonnement décidée par un tribunal de Zagreb et qui prendra effet, si rien n’est fait, le 28 juillet, soit mercredi prochain.
Et cette peine d’emprisonnement, pourquoi ? Pour avoir fait son métier d’écrivain et, plus particulièrement d’écrivain libre, antinationaliste, démocrate : en traitant le poète Mile Pešorda, dont l’idéologie lui semblait véhiculer de vieux relents d’esprit « oustachi », de « taliban chrétien ».
Pedrag Matvejevitch fut le compagnon de Bernard-Henri Lévy et Gilles Hertzog, il y a quinze ans, lors de leur combat pour une Bosnie pluriethnique et cosmopolite. Il participa avec eux, avec Salman Rushdie, avec Magris, à mille meetings où l’on pourfendait les nationalismes des deux bords, qu’ils aient le visage du Serbe Milošević ou du Croate Tudjman. Il fut, de ce fait, indirectement quoique étroitement mêlé à l’aventure de la Règle du Jeu. Raison de plus pour que nous nous mobilisions. Raison de plus pour adjurer les autorités croates, à l’heure où elles veulent entrer dans l’Union Européenne, d’en respecter l’esprit. MdF
Predrag Matvejevitch ne doit pas aller en prison !
Le 28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira peut-être en prison : un sort bien singulier pour un professeur d’université, ancien enseignant à la Sorbonne, et dont le seul crime est d’avoir exprimé des opinions trop tranchées.
Le 3 octobre 2005, commencent les négociations d’entrée de la Croatie dans l’Union européenne. Par un hasard du calendrier – mais en est-ce vraiment un ? -, à peine un mois plus tard, le 2 novembre, Predrag Matvejevitch, intellectuel croate de tout premier ordre, est condamné par le tribunal municipal de Zagreb à deux ans de prison, dont cinq mois fermes, pour diffamation. Ironie du sort, le même Predrag Matvejevitch a occupé, en 1997, la chaire européenne du Collège de France…
Alors, la presse internationale, notamment italienne et française, se mobilise en faveur de ce professeur, spécialiste de littérature comparée, aux choix politiques courageux : né de mère croate et catholique, de père d’origine juive et russe, il prend, en 1991, le parti de la Bosnie, à majorité musulmane, contre les nationalistes serbes et croates qui rêvent de la dépecer.
Une position qui n’est en rien évidente à l’époque : insultes, diffamations en tout genre, son casier à l’université de Zagreb, où il dirigeait les études de littérature française, est mitraillé. C’est le début d’un exil qui le conduit de Paris à Rome, puis à Trieste.
Durant toutes les guerres qui ensanglantent l’ex-Yougoslavie, et après, il lutte sans répit contre les nationalismes, contre les extrémismes, contre les jusqu’au-boutismes de tous bords et de toutes origines, exprimant son amour pour une Méditerranée fraternelle et pacifiée dans des livres dont le plus célèbre est ce Bréviaire méditerranéen, traduit en plus de vingt langues et, déjà, un classique (Fayard, 1992).
Dans le cadre de son combat pour une autre vision de l’ex-Yougoslavie, pour le travail de mémoire et contre les dégâts issus des purifications ethniques, il se rend en 2001, à Sarajevo, à l’invitation du Centre français André-Malraux, en lien avec les équipes d’Arte. Et, de ce séjour, il tire un texte qui paraît, en Croatie, dans le quotidien Jutarnji List et qui s’intitule « Nos talibans ».
Ce texte s’inscrit dans la tradition littéraire des récits de voyages, mais avec la mélancolie de celui qui se trouve dans les lieux d’une tragédie qu’il a tenté, à sa mesure, d’empêcher. Et, au fil de la réflexion, apparaissent quelques lignes mettant en cause un certain nombre d’écrivains croates ultranationalistes auxquels Predrag Matvejevitch attribue une part de responsabilité dans les désastres de l’ex-Yougoslavie.
L’un d’entre eux, poète de profession, se considérant calomnié par l’appellation de « talibans chrétiens » (titre sous lequel l’article a paru en Italie) poursuit l’auteur devant le tribunal municipal de Zagreb. Et la diffamation restant, en Croatie, aujourd’hui encore, un délit passible d’une peine de prison ferme, c’est à une peine de prison ferme qu’est condamné l’intellectuel croate.
Jugeant la sentence inique et indigne d’un Etat de droit, plaidant pour la liberté d’opinion et de parole, s’insurgeant, en un mot, contre ce qu’il appelle un « délit de métaphore », Matvejevitch refuse de faire appel. Le premier ministre croate lui-même, voyant monter la réprobation internationale, se déclare personnellement hostile à l’exécution de la sentence. La Cour de cassation fait appel devant la Cour suprême de Croatie, et cette dernière, il y a un mois à peine, rend son verdict et confirme la sentence du tribunal de première instance : le 28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira en prison.
Quel sort étrange pour cet esprit encyclopédique et polyglotte ! Quel scandale pour ce George Steiner croate (car c’est ainsi qu’il fut reconnu, à ses débuts, en France) ! Quel singulier destin pour cet intellectuel européen de haute stature dont les premiers écrits inspirèrent Sartre et beaucoup d’autres ! Son combat, dans l’Histoire sombre de la fin du XXe siècle, a toujours été celui d’un esprit libre et engagé, dans la tradition même de Sartre – qu’il a, du reste, bien connu. Son courage fait honneur à un esprit européen qui s’est, au même moment, si méthodiquement déshonoré. Et pourtant, le 28 juillet, à 78 ans, il dormira en prison.
« On n’emprisonne pas Voltaire », disait le général de Gaulle à propos, encore, de Jean-Paul Sartre. Certes. Mais Predrag Matvejevitch, lui, qui s’inspire de l’héritage et de Sartre et de Voltaire, peut-on en conscience le laisser emprisonner ? La loi croate et la façon dont elle est appliquée sont-elles compatibles avec les exigences du droit contemporain et de la liberté d’expression propres aux démocraties ?
Est-il acceptable que, dans un pays si proche d’adhérer à l’Union européenne, une personne coupable du seul délit d’avoir pris parti publiquement contre un poète en civil dont chacun connaît les positions ultranationalistes, puisse être traitée en délinquant ? Et ce reliquat croate du passé autoritaire de la Yougoslavie peut-il être soluble dans l’Europe ?
En attendant que l’on trouve une réponse à ces questions, le 28 juillet, à 78 ans, Predrag Matvejevitch dormira en prison.
Umberto Eco, écrivain, philosophe, professeur émérite à l’université de Bologne ;
Michaël Foessel, philosophe, conseiller de la rédaction d' »Esprit » ;
Donatien Grau, critique
Nedim Gürsel, écrivain, directeur de recherche au CNRS ;
Gilles Hertzog, écrivain, directeur de publication de « La Règle du jeu » ;
Bernard-Henri Lévy, écrivain, philosophe, directeur de « La Règle du jeu » ;
Claudio Magris, écrivain, professeur émérite à l’université de Trieste et membre du comité éditorial de La Règle du jeu;
Olivier Py, écrivain, metteur en scène, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe ;
Salman Rushdie, écrivain et membre du comité éditorial de La Règle du jeu;
Peter Sloterdijk, hilosophe, recteur de la Staatliche Hochschule für Gestaltung de Karlsruh professeur à l’Académie des beaux-arts de Vienne;
Pierre Zaoui, philosophe, maître de conférences à l’université Paris-Diderot, directeur de programmes au Collège international de philosophie;
Christopher Hitchens,écrivain, essayiste
Tentant à votre appel de relayer l’information, j’ai soumis à quelques journaux le commentaire suivant qui fut aussitôt mis en ligne par courrierinternational.com :
L’INTEGRISME AUSSI EN EUROPE
25.07.2010 – 13:35
Je condamne fermement l’intégrisme partout où il cherche à nous terroriser. Pour autant, je me permets de vous alerter sur une autre affaire peu ou pas relayée du tout par nombre de médias.
Predrag Matvejevitch dormira peut-être en prison dans trois jours, pour le seul crime d’avoir écrit ce qu’il pensait des crimes accomplis par ses concitoyens croates lors de la guerre qui ravagea l’ex-Yougoslavie à la fin du siècle dernier. Le temps presse. Si vous souhaitez apporter votre soutien à Predrag Matvejevitch, vous pouvez le faire en ajoutant un commentaire sur le site de la RDJ :
https://laregledujeu.org/2010/07/23/2450/pour-predrag-matvejevitch/
La méthode paraissant fonctionner, je poursuivis ma route jusqu’à lepoint.fr et à lexpress.fr, dont l’un l’accepta après en avoir effacé le lien final, et l’autre le refusa tout net. Croyez bien que je m’en voudrais si ma relation aux médias, laquelle s’est avérée parfaitement étrangère à certains aspects de leur déontologie, avait causé le moindre malentendu entre vous-mêmes et vos confrères.
J’aimerais bien signer une pétition en faveur de P. Matvejevitch mais où fau-il s’adresser ?
comment faire circuler une petition ?
en effet il ne faut pas que Pedrag aille en prison même s’i est calme la dessus .
merci de votre article M.M
Impensable. Dégueulasse. Angoissant. Un tel outrage à l’Europe de Cassin nous ferait reculer de trente ans vers Tito. Plus insupportable encore que l’insupportable emprisonnement européen de Roman Polanski. Un châtiment non pas acharné contre un crime pour lequel une peine fut déjà purgée, mais un châtiment prévu à seule intention d’empêcher l’exercice d’un devoir civique. En France, les mêmes propos pour lesquels Predrag Matvejevitch sera menacé d’emprisonnement le 28 juillet de la dixième année du premier siècle du troisième millénaire de l’ère chrétienne, sont tenus chaque jour par Mouloud Aounit, président d’un Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples, lorsqu’il est amené à dénoncer les propos de quelques fils de Rebatet aux abois, leurs infamies ayant sans doute moins d’emprise sur nos âmes qu’un Mile Pešorda n’en exerce sur les plaies ouvertes de ses ex-camarades.