A la fin de l’été et au début de l’automne 2001 je suis allé, par deux fois, en Bosnie-Herzégovine. En septembre, il a longtemps plu. En octobre, il faisait beau et chaud. Avec l’équipe de la chaîne de télévision franco-allemande « Arte », qui préparait une émission sur les Balkans, je me suis tout d’abord rendu à Mostar. Deux semaines plus tard, j’ai fait de nouveau le voyage de Sarajevo, où le Centre français « André Malraux » avait organisé une rencontre des écrivains européens. Seuls, il ne nous est guère possible d’envisager une semblable entreprise –  nous sommes appauvris, en mauvais termes, divisés. Dans mon journal, les impressions laissées par ces deux voyages se mêlent et s’unissent à la fois

Pour la première fois je suis allé par la mer d’Ancone à Split, et j’ai poursuivi par la terre , suivant le cours de la Neretva, jusqu’à Mostar. La seconde fois, faisant escale à Vienne, je me suis rendu jusqu’à Sarajevo, puis de là, avec une centaine d’écrivains et de journalistes, j’ai gagné de nouveau  Mostar. Nous avons pris un train qui, après la dernière guerre, allait  jusque là. Jadis s’y rendaient chaque jour des wagons de voyageurs et de chargement. Jeune étudiant, j’ai travaillé à la construction de la voie ferrée entre Konjic et Jablanica. Je participais à  l »‘action de la jeunesse » près de Ostrozac – nous nous levions tôt, partions au travail avant les grandes chaleurs, nous nous baignions l’après-midi dans les bras de la Neretva.  Je me souviens des singulières couleurs de l’aube, des taillis humides de rosée, de la blancheur de la pierre jaillissant de la nuit, de la rivière limpide, de ses rives, de ses rochers, de ses tourbillons. Le soleil qui se levait, la lumière qui se répandait, nous encourageaient: « Nous allons construire un pays plus beau qu’il ne l’était », rêvions-nous. Nombre d’entre nous croyaient en leur imagination, j’étais l’un d’eux. J’enviais ceux qui, plus forts que moi, étaient capables de travailler plus que moi, mieux que moi, à cette voie ferrée qui reliait la Bosnie et l’Herzégovine.

A la gare de Sarajevo, récemment détruite et aujourd’hui en grande partie reconstruite, nous sommes montés un jour d’automne dans ce « train sans horaires » (tel était le titre du film traitant de nos compatriotes qui, après la seconde guerre mondiale, quittaient les régions pauvres pour de plus riches, partaient du sud vers le nord). J’ai été saisi d’un malaise: tout, autour de moi, me rappelait les événements récents. Il faiblissait par instants, pour surgir à nouveau.

Mostar reste partagé en deux, bien qu’il soit actuellement plus facile de passer d’un côté, où sont aujourd’hui installés la plupart des Croates et les catholiques, à l’autre, où ont été relégués les habitants d’origine musulmane. La rivière coule entre les deux, mais la frontière ne longe pas son cours. L’aide étrangère a reconstruit certains ponts. Le Vieux pont, symbole de la ville, est toujours en ruines.  Nous l’avons vu tout d’abord de nuit, sous la pluie, éclairé de lampes vacillantes. Il  a été en fait remplacé par une passerelle de bois, qui évoque  une poutre jetée au-dessus d’un large ruisseau. Les tours, de chaque côté, font surgir dans l’ombre des fantômes dans un conte qui n’est pas achevé. Autour d’elles, des éventaires d’artisans, de tisserands, d’orfèvres. Cette partie de la ville, qui s’appelle « kujundjiluk » (quartier des orfèvres), est en partie restauré. « Qui a détruit tout cela », me demandent des membres de l’équipe de télévision, qui tourne tout ce qu’elle peut saisir: les nuages surplombant la ville, les brumes dans la vallée, les averses qui nous suivent. Ce sont les extrémistes croates – je souligne le mot « extrémiste » afin qu’ils ne l’identifient pas à tous les Croates.

Le lendemain, le ciel s’est dégagé. Nous sommes de nouveau à l’endroit où se dressait autrefois le Vieux pont. La scène est à présent différente, mais pas plus belle pour autant. Les contreforts de pierre, de côté, résistent mal, une masse de béton est encastrée au fond de la rivière afin d’assurer un appui  solide à la construction. Dans un café proche, qui, jadis, résonnait tout entier des sevdah, ou  chansons d’amour – rares sont ceux qui viennent encore déguster un  » café turc ». Le murmure de l’eau rompt le silence presque sépulcral. Un homme nous aborde, d’âge moyen, nerveux et inquiet. Il prie  les étrangers de lui trouver quelque travail, il connait les langues, dit-il, leur montrera tout. Il est tenace. Un ami lui donne deux ou trois marks. Il s’éloigne, sans rien demander de plus.

Nous nous sommes mis en route pour aller voir les mosquées du voisinage. Les « Serbes », au début, ont commencé à en détruire certaines, les « Croates » ont achevé leur travail (je mets parfois des guillemets en parlant des nationalistes ou des fascistes, et non du peuple avec lequel je ne les identifie pas). Aucun lieu de prières musulman n’est demeuré intact. Leur restauration est en cours – on peut distinguer la partie du minaret, en pierre plus ancienne, plus sombre, et celle qui est plus récente, plus neuve. L’aide nécessaire est venue des pays islamiques. Certains d’entre eux ont mis à leur contribution certaines concessions: je remarque certaines coutumes qui n’existaient pas auparavant chez les musulmans d’ici. Le Vieux pont ne reliait pas uniquement les deux rives de la ville de Mostar – il était la liaison entre l’Orient et l’Occident. Je rencontre des amis d’enfance, Emir, Ibro, Fatima, « offensés et humiliés ». Personne d’entre nous ne pouvait même imaginer  chose semblable à ce qui est arrivé. Ceux qui ont commis de tels actes étaient rusés, nous avons sous-estimé leurs capacités.

Ceux qui ont suivi avec moi l’ancien Boulevard de la Révolution, et la rue qui porte le nom du plus grand poète de cette région – Aleksa Santic, ont été frappés d’horreur. Là se trouvait, et se trouve encore, la vieille prison dite « Celovine »: « Il y a là des pièces par centaines / chacune  pour un esclave « , tels sont les mots de la complainte. Un passant, qui me reconnaît, me dit que c’est là à présent la seule institution commune, qui joue toujours son rôle dans la ville ». La frontière est marquée de silence et de méfiance. Elle est coupée par la « première ligne » où se sont déroulés de furieux combats. Sur les murs qui ne se sont pas écroulés on peut voir les innombrables trous creusés là par les balles: on tirait avec rage, avec une colère vengeresse, désireux de détruire le plus possible. Sur ce Boulevard se trouve aussi la maison où j’ai passé ma jeunesse, mes parents leur vieillesse. Elle est restée sans toit ni plancher. A travers l’ouverture qui jadis était une fenêtre, une longue branche de sureau, appelé « bazga »dans notre région, a grandi. On  me demande, à cet endroit, une interview. Les étrangers ne peuvent pas même imaginer tout ce que je ressens pendant que je réponds. Il ne s’agit pas seulement de honte.

Les églises près desquelles nous passons ont subi de lourds dégâts. L’église catholique de Saint-Pierre-et-Saint Paul a été atteinte au début du conflit, au milieu de 1992, par des bombes de « l’Armée yougoslave », déjà « ethniquement purifiée » et serbisée, mêlée de « réservistes » ramassés dieu sait comment en Herzégovine orientale et au Monténégro. Dans cette église, garçonnet à l’époque, je priais pour que mon père revienne du camp nazi où il avait été envoyé, en Allemagne. Elle aussi a été restaurée, grâce à l’aide venue de divers côtés – de Croatie et de l’étranger, sans doute également aux fonds recueillis lors des pélerinages à Medjugorje. Le nouveau clocher est plus haut même que celui de la cathédrale de Zagreb. Gauche, disgracieux, laid, il a été construit là pour surmonter à tout prix toutes les mosquées et démontrer la priorité d’une religion sur l’autre. Au-dessus de la ville, sur la colline appelée Hum, près de l’endroit où se tenait une petite forteresse autrichienne, une énorme croix a été dressée, visible de tous les côtés – pour confirmer sa supériorité dans une ville où jamais auparavant nous n’avions été en majorité. D’un côté est l’évêque catholique, brutal, intolérant, indigne de la vocation épiscopale; de l’autre l’ordre franciscain, qui défend ses intérêts, plus matériels que spirituels: ils sont en conflit permanent, d’une manière qui fait honte à la religion même. Le cardinal qui réside à Sarajevo ne réussit pas à trouver là un remède- il a lui-même été choisi dans des conditions où il apparaissait peut-être meilleur même qu’il n’est. Les Franciscains de Bosnie, de la « Bosnie d’argent », incomparablement plus nobles et plus dévoués aux valeurs du christianisme, ne peuvent avoir d’influence sur leurs frères du même ordre.

* * *

Nous avons franchi la rivière par le pont provisoire et monté la colline jusqu’à l’endroit où se trouve, du côté gauche de la ville, l’église orthodoxe. Remarquable par sa construction, sa situation, sa beauté.  Rien n’en est resté, pas même pierre sur pierre. Après que les troupes tchetniks  en ont été repoussées, les croisés croates l’ont d’abord bombardée, puis fait sauter à la dynamite et transformée en un amas de gravats. (De la même manière, les « Serbes » ont rasé la magnifique mosquée de Ferhadija, allant même jusqu’à en utiliser les pierres pour construire un parking).  Près du portail éventré de l’église, une immense croix de fer est restée, jetée à terre, souillée, rouillée. La croix du Christ n’est-elle donc pas, elle au moins, commune aux deux religions chrétiennes?

J’ai conduit un groupe, assez nombreux, vers l’endroit où l’ancienne petite église orthodoxe avait été, des siècles durant, enclose et retranchée – les Turcs avaient permis qu’elle reste là, sans se faire voir. Elle a, elle aussi, été très endommagée. L’administration européenne de la ville a aidé à sa restauration. Deux ou trois belles icônes ont été sauvées et remises dans le  modeste iconostase. Un gardien au teint  hâlé, de petite taille, surpris et apparemment effrayé, nous a ouvert la porte. Je me suis mis à lui parler, et me suis rappelé l’habitude de mes parents: celle de laisser quelque chose pour aider à l’entretien de cette maison de dieu, à quelque religion qu’elle appartienne, une modeste aumône. Quand nous sommes sortis, le sacristain me dit qu’il ne savait pas s’il devait l’accepter. « Vous savez, je suis musulman. Il était difficile pour les orthodoxes de garder leur église. Je m’appelle Redjep Gas, on m’appelle Redjo. » Le prénom est visiblement musulman, le nom pourrait être albanais. Je lui ai tendu la main.

Je me rappelle avoir séjourné à plusieurs reprises, les années quatre-vingts, au Kosovo, nourrissant  l’illusion que je pourrais faire quelque chose pour améliorer les rapports entre les Serbes et les Albanais en Yougoslavie. J’ai rencontré alors, au monastère de Decani, un moine orthodoxe,  Justin Djukic, homme cultivé, de belle prestance, né en Bosnie. Il m’avait conduit dans la pièce où étaient  conservés  les objets précieux du monastère, et m’avait montré ce trésor. « Comment tout cela a-t-il été préservé, mon Père? Les armées sont passées ici, saccageant tout », ai-je demandé. « Ce sont les Albanais d’ici qui ont tout sauvé. Ils le gardaient dans leurs maisons, le transmettant de génération en génération, comme des choses sacrées. Cela, disaient-ils, leur apportait le bonheur, de bonnes récoltes, des enfants en bonne santé. Et aujourd’hui, nous, tout comme eux, avons perdu toute mesure », dit-il  humblement, puis il se tut. Je ne sais pourquoi le malaise du musulman Redzep dans la petite église de Mostar me faisait penser à la largeur d’esprit du moine Justin dans le monastère du Kosovo. Chez nous, de telles exceptions sont rares. Nous nous étonnons nous-mêmes lorsque nous les rencontrons.

Nous avons suivi la Neretva, vers le sud. Un ami  qui nous avait rejoints à Mostar nous a montré les endroits où se trouvaient les camps oustachis destinés durant cette guerre aux musulmans: « Ici c’est l’hélidrome, et un peu plus loin Dretelj, Gabela, Ljubuski. On ne sait pas encore exactement combien de musulmans ont péri là. L’été, la chaleur, l’exiguïté, la souffrance, les maladies, la dysenterie, tout cela a fauché les prisonniers affamés et affaiblis. « Nous creusions des tranchées pour nos gardiens en première ligne. Parfois les nôtres ne nous reconnaissaient pas, et tiraient sur nous ». Nous passons près de la célèbre usine d’Aluminium, qui fonctionne de nouveau grâce à l’aide des investiteurs étrangers. Une main-d’oeuvre de confessions et de nationalités différentes y travaillait autrefois.  Elle est maintenant « ethniquement nettoyée » et n’emploie presque exclusivement que des catholiques.

J’ai proposé que les deux fourgonnettes qui nous accompagnaient, louées par la chaîne « Arte » à la télévision croate, s’arrêtent près du monastère de Zitomislici. Là, en 1941, les oustachis ont massacré les moines orthodoxes qui s’y trouvaient, quarante, peut-être même davantage. Plus tard, le monastère a été restauré, les icônes restituées, la liturgie a pu s’y dérouler. Dans une dépendance voisine, des religieuses se sont installées, cultivant les quelques champs et vignobles qui longeaient la Neretva. Au cours de la dernière guerre, le monastère et sa dépendance ont été d’abord bombardés, puis incendiés. La pluie pénètre par les fissures des toits et des murs. Je ramasse un tison provenant d’une ancienne fenêtre ou d’une porte, d’un encadrement, que sais-je. Où le mettre? Je le dépose finalement  là où il se trouvait. Une trace de suie est restée sur ma paume. Tout autour, c’est la boue, tout est enseveli par les mauvaises herbes, recouvert de broussailles. Le feu, par bonheur, n’a pas atteint les cyprès. Ils sont restés là, tels des témoins muets. Mes compagnons de voyage les ont photographiés. Sur ce qui était autrefois l’entrée de la cour du monastère, une vieille femme, sur une marche, allumait un cierge. Je l’aborde, l’appelant « mère ». Je désirais savoir si les icônes avaient été sauvées. « Je n’en sais rien », me répond-elle, effrayée. Je parle avec elle et lui demande si je puis l’aider. Elle se met à pleurer. Et me dit finalement: « Je suis l’une des religieuses orthodoxes  qui travaillaient ici la terre. Je n’ai pas voulu m’en aller, et ne sais d’ailleurs pas où. Une famille catholique, bonne et généreuse,  m’a reçue sous son toit, ici, dans un village proche. Que Dieu la garde. » J’ai pensé aux miens, qui viennent de cet endroit et qui, pendant l’autre guerre, ont sauvé des Serbes

et des Juifs des fosses et des crématoriums. J’ai voulu rechercher la famille qui avait  reçu cette religieuse épuisée. Dans de telles occasions, nous n’avons pas le temps de faire ce qui devrait être le plus important. Notre chemin nous conduisait plus loin. La télévision devait se hâter.

Une dizaine de kilomètres plus au sud, le long de la Neretva, se trouve la petite ville de Pocitelj, décrite dans l’un des étincelants fragments d’Andric: « Sur la pierre, à Pocitelj ». C’était là jadis un poste de garde turc, il protégeait  le passage de la rivière là où celle-ci se resserre entre deux collines que domine, du côté gauche, une forteresse située sur l’une de ces hauteurs. A Pocitelj il y avait une belle mosquée, un grand hamam, une ancienne école religieuse, des maisons d’un style particulier. Presque tous les habitants étaient musulmans. L’été; Zulfikar Dzumhur, surnommé « Zuko »; chroniqueur et peintre de talent, venait là « jongler ». Il y organisait  des rencontres d’artistes venus du monde entier. Il est mort, heureusement, avant de voir tout cela – musulman de naissance et par choix Belgradois. L’endroit est désert, la mosquée réduite en gravats, le minaret abattu. Les habitants se sont dispersés pour ne pas être tués d’abord par les Serbes qui se retiraient, puis par les Croates qui se sont brutalement rendus maîtres de la région. Deux ou trois anciennes familles, qui nulle part ailleurs n’ont trouvé de refuge, sont revenues. Je suis entré dans une maison (il pleuvait encore), ai salué les habitants, leur demandant de quoi ils vivaient. « Ici des automobiles passent. Parfois quelqu’un s’arrête, et achète des plantes médicinales que nous allons cueillir sur les hauteurs voisines. Trois familles seulement sont restées, parmi les ruines. » Un femme tenait par la main un petit garçon qui regardait autour de lui, avec des yeux  qui avaient très tôt connu la peur. Au départ,  ils m’ont offert une belle grenade, mûre, éclatée. « Elle est sucrée, tu pourras y goûter ».

Aux deux entrées de Pocitelj, se trouvent, hélas, deux énormes croix. Lorsque j’étais là il y a quelques années, avec des amis italiens, il y en avait une troisième, au haut de la tour turque. On m’a dit que, sur l’ordre du cardinal, seule celle-ci fut retirée. Les habitants, comme je l’ai déjà dit, étaient musulmans. Les familles qui sont restées, ou revenues,  sont musulmanes. D’autres religions,  non seulement l’islam, ont leurs fondamentalistes.

 

* * *

Je désirais que soit également filmé le célèbre cimetière bogomile de Radimlje, près de Stolac. Entre Pocitelj et Capljina le sol est fertile: vigne,  figuier, grenadier, amandier, oranger, toutes les plantes, les arbres fruitiers et herbes méditerranéennes y poussent. La pluie a cessé et les odeurs des pins sont imprégnées d’humidité. Je connais Stolac, où mon père a été plusieurs années en service, exilé en quelque sorte. C’est une harmonieuse petite ville, située sur les deux rives de la Bregava, au pied de la colline où se trouvent les vestiges d’une tour médiévale. Le centre conservait les traits caractéristiques musulmans: une mosquée, des maisons garnies d’avant-toits, une fontaine, des fenêtres à grillage, des cours bordées de cailloux ronds. Je ne savais pas que Stolac avait tant souffert, avant que nous n’arrivions  à l’endroit où se trouvait le quartier ancien de la ville. Les « Croates » ont détruit tout ce qui avait un quelconque caractère oriental, chassant  de chez elles les familles musulmanes, en massacrant même un grand nombre. Lorsqu’un petit nombre d’habitants, revenus, ont récemment tenté de reconstruire la mosquée,  ils ont été chassés, tout comme ont agi les « Serbes » à Banja Luka, envers ceux qui voulaient reconstruire la mosquée Ferhadija. Un de mes amis, professeur aux Etats-Unis, a constaté que s’est ici passé ce qui  s’était également passé à Vukovar: « le Vukovar croate ».

A l’entrée du cimetière bogomile se trouvait à l’époque une modeste construction  où l’on pouvait acheter des billets d’entrée et des cartes postales, des livres sur les bogomiles en différentes langues, boire une tasse de thé et se  reposer. Elle a été détruite. Sur l’un des pans de murs qui se dressent encore un croyant zélé a écrit: « Nous ne voulons pas d’hérétiques ». Je rappelle à mon groupe d’étrangers que Miroslav Krleza, après 1948, alors que nous étions le plus en danger, avait souligné que s’était ici manifestée notre véritable appartenance: « ni Byzance, ni Rome, une troisième appartenance ». On peut encore lire les noms d’ancêtres inconnus de nous : Miogost, Bolasin, Bratovic. Certains d’entre eux sont écrits en  alphabet cyrillique de Bosnie. Les stecaks sont lourds, et la dynamite coûteuse. C’est sans doute pourquoi ils n’ont pas été enlevés ni détruits. Ils sont restés là où ils se dressent depuis bien longtemps, près des cyprès qui ondulent au vent et veillent sur eux. Il n’y a personne à proximité – j’ai vu seulement un simple d’esprit qui va et vient ici nerveusement parmi les blocs de pierre, parlant tout seul. J’ai demandé que l’équipe de télévision filme tout cela. Nous sommes repartis de là, désemparés. Cela se passait à la fin de mon premier voyage et témoignage pour l’émission de « Arte ».

 

* * *

 

Mon second voyage, avec les invités du « Centre André Malraux », s’est terminé à Blagaj, à la source de la Bosna, « rivière glacée comme le gel et limpide comme une larme », ainsi que l’a noté un vieux chroniqueur. Une « tekija » (couvent de derviches), où l’on pénètre sans chaussures, les femmes la tête couverte d’un foulard, y a de nouveau été ouverte. Chose étrange, personne ici n’a souffert, l’endroit même n’a pas été détruit. Les Norvégiens y ont aménagé, en guise d’aide, un élevage de poissons. Qui s’est d’ailleurs montré rentable pour eux-mêmes. Des dizaines de mes amis, de Bosnie et de Serbie, et de diverses parties de l’Europe de l’Est, n’ont pas de quoi s’offrir un repas frugal,  la truite qui est élevée ici et le verre de vin blanc, d’Herzégovine. Quelle misére est la nôtre!

Nous regagnerons à nouveau Sarajevo par le « train sans horaire ». Dans le wagon se trouve avec nous l’équipe de journalistes de l’hebdomadaire d’opposition, le « Feral Tribun ».

Ce journal a été l’un des rares dans lequel j’ai pu, du temps de Tudjman, publier des articles sur mon pays sans cacher ce que je pensais de ses chefs. Il a sauvegardé l’honneur d’une ville qui s’est illustrée par sa résistance au fascisme, sur laquelle la honte de ce même fascisme jette à nouveau son ombre. « Les « Féralistes », au cours du voyage, ont fait paraître leurs publications Nous les avons arrosées  du cognac que j’avais acheté à l’aérodrome et emporté à mes amis en Bosnie. Ils m’ont offert deux livres de valeur: « Lettres au journal de la capitale » d’Aristide Teofanovic ( à moi qui ai écrit tant de lettres vaines), et « Le constructeur maudit » de Bogdan Bogdanovic, autrefois maire de Belgrade. Ces deux auteurs vivent actuellement en émigration, le premier à Amsterdam, le second à Vienne.  Nous nous sommes rencontrés de par le monde, et  liés d’amitié en pays étrangers.

Ce groupe d' »étonnants voyageurs » ( c’est là le fragment du vers de Baudelaire repris par l’organisateur français) s’est installé au retour, avec les  rédacteurs du « Feral’, dans le wagon où l’on « versait à boire ». Nous venions de partout. Debout devant le bar. Buvant du rouge et du blanc, Zilavka ou Blatina. Nous nous sommes mis à chanter, à gorge déployée, des chansons venant des différentes parties d’un pays où récemment encore nous vivions ensemble, que nous connaissons tous. Qu’il est malheureux ce pays qui ne doit plus, ou ne sait plus, entonner des chants en commun. Ce qui m’importe, ce n’est pas que l’on crée à nouveau un Etat ou un régime qui pouvait être meilleur qu’il n’était – mais le contact,  l’amitié que rien ne saurait remplacer.

Jusque tard dans la nuit nous sommes restés ensemble, dans Sarajevo. Ce n’était plus là pour nous notre ville détruite.

Le lendemain nous étions à nouveau sérieux. Un écrivain, un « compatriote »; m’aborde et me rappelle que j’ai « si sévèrement » parlé des crimes croates en Herzégovine. Je lui réponds qu’il n’a pas compris une chose essentielle: parler « ainsi sévérement », c’était en même temps une provocation. Oui, je veux provoquer les écrivains serbes ou bosniaques ou monténégrins ou je ne sais quels autres encore, qu’ils disent de la même manière ce qu’ils auraient dû dire du mal qu’ont commis les leurs. J’avais sous la main un article récemment publié à Belgrade par la « Charte de Helsinki », où il est question de « la responsabilité de que portent Milosevic, Karadzic, Mladic et autres guerriers serbes pour une Grande Serbie allant jusqu’à la ligne Karlobag-Ogulin-Karlovac-Virovitica, du bombardement, trois années et demi durant, de Sarajevo, de celui de Dubrovnik, de la mise à feu du Konavlje, de la destruction de Vukovar, du massacre de 7.OOO civils à Srebrenica, des camps de concentration de Keraterm, Omarska, Trnopolje, Manjaca, des cadavres de bébés et de petite filles albanais qui jaillissent à la dérive des chambres froides, du Danube et des fosses  proches des forces de police dans les environs de Belgrade, des milliers de jeunes gens tués ou devenus invalides dans des guerres auxquelles la Serbie ‘n’avait pas pris part’…. de l’Eglise serbe exclusive, intolérante, rigide et réactionnaire « , etc. Ce texte, un Serbe l’a écrit et signé.

Sarajevo ne peut aisément oublier un si grand nombre de ses citoyens, massacrés par des balles rue Vaso Miskin Crni, alors qu’ils attendaient un morceau de pain,  ou encore au marché de Markala, où ils étaient venus acheter une poignée de pommes de terre:  les corps dépecés, morts sur place, ou les mourants que l’on tentait d’emporter à l’hôpital où il n’y avait plus de place, les blessures qui saignent et les flaques de sang sur le trottoir, les gémissements qu’il n’est plus possible d’apaiser. Et après tout cela, nous nous rappelons tous les nouvelles mensongères, honteuses, prétendant que les Bosniaques avaient commis tout cela eux-mêmes, afin d’attirer l’attention du monde. Plus terrible; plus honteuse encore était  l’idée même de ces nouvelles et de ces mensonges que les propagandistes du régime tentaient par tous les moyens de répandre: cette intention d’amener quelqu’un à se tuer était pire encore que le tuer.

Les gens qui manient la plume portent dans tout cela une grande partie de  la culpabilité. Il serait bon qu’il existe un tribunal particulier, pas seulement celui de la Haye, un autre plus haut encore, meilleur et plus sévère que les tribunaux d’honneur qui, après la Seconde guerre mondiale, ont jugé chez nous et en Europe les écrivains quislings. Qu’un tribunal semblable juge devant l’opinion publique tous ceux qui portent la responsabilité de tout ce qui s’est passé et prononcent avant tout leurs noms: le nom de celui qui a, depuis le début, préparé et instruit « le chef » (Dobrica Cosic et ses laquais), celui qui a soutenu, protégé  » le « chef » et  employé sa plume émoussée pour justifier l’agression contre la Bosnie (Ivan Aralica, par exemple), celui qui a tenu le microphone devant le menton du joueur de gusle et glorifié ses hauts faits pendant qu’il  bombardait  Sarajevo (Momo Kapor). Ainsi que tous les autres qui se tenaient aux côtés du crime, y encourageaient, le cachaient, le justifiaient de tous les moyens et tentent toujours de le justifier: Matija Beckovic qui  a mis là fin à son talent,……  et Nogo avec leur mystique caricaturale, le défenseur de Boban et de Tutin Andjelko Vuletic, Mile Pesorda, qui est allé jusqu’à appeler ses collègues restés à Sarajevo sous les bombes tchetniks « les serbifiés », et, avec eux, bien d’autres encore.

Et certains Bosniaques et Boschniaques, bien que leur peuple ait le plus souffert, devront parler de ce qui s’est passé à Grabovica, Celebici, Bradina, Busovaca et je ne sais où encore, de ce qu’ont fait des criminels tels que Celo et Rsatsa. Tout cela n’était pas une défense justification.

Tout comme après la Seconde guerre mondiale des écrivains allemands ont placé, non sans risques, un miroir devant le visage de leur nation et se sont efforcés de montrer à celle-ci ce que les nazis avaient fait en son nom, nous devrons également, en un moment ou un autre, agir de même. Les Croates n’ont pas agi ainsi ni pour les crimes des oustachis au cours de la dernière guerre – aujourd’hui ce sont les fils de nos Juifs qui le font pour nous, eux dont les parents ont été massacrés dans les camps oustachi. Les Serbes glorifient à nouveau Draza Mihajlovic, oubliant les couteaux des tchetniks non seulement le long de la sanglante Drina. Les Slovènes eux-mêmes se sont longtemps tus sur leurs crimes; à la fin de l’autre guerre/?/.

Trop peu d’entre nous songent à se regarder dans le miroir de l’histoire, redoudant leur propre image.  Les écrivains  évitent/?/ un tel travail ingrat. L’intelligentsia nationale ne souhaite pas regarder de cette façon sa propre nation d’une telle façon. Les nouveaux dirigeants, comme les plus anciens, tiennent avant tout au pouvoir. Quant à nous, tant que nous avons vécu en comunauté, nous avons le plus souvent souligné les crimes des autres, tout en cachant les nôtres. Tant que chacun ne se tournera pas vers lui-même et n’interrogera pas sa propre conscience, il n’y aura pas de véritable prise de conscience ni de sincère catharsis.

Un commentaire

  1. Madjevevitch réclame que justice soit rendue aux persécutés, aux damnés qui furent tirés par les cheveux dans les feux d’un enfer fabriqué avec les meubles, les murs et les toits qui les abritaient, par ceux qui mériteront pour cela une damnation eschatologique. Le fils des dix paroles connaît mieux que personne la toute-puissance de la parole. Il bénit la parole de vie. Il maudit la parole de mort. Tentons d’imaginer à partir des seuls matériels que Hume nous ait légués, le calvaire de Predrag Madvejevitch. 1945, capitulation allemande. Pétain fait ses valises, et rentre à Paris. Six ans plus tard, Céline, Drieu et Brasillach deviennent les maîtres à penser des enfants de la défaite, génération perdue de Saint-Germain-des-Prés dont leur génie brûlant va raviver la tête de bois, sous le noir de fumée. Romain Gary dénonce la funeste entreprise, or rien désormais ne pourra plus empêcher la meute judiciaire lancée contre lui par la haute autorité d’une Haute Cour de justice composée d’un collège d’élus du peuple, dont le très estimé Xavier Vallat, grand serviteur de la France éternelle. Le nouveau président de la République, Henri Frenay, a beau manifester sa désapprobation, la machine démonocratique semble être inarrêtable. Mais la Croatie n’aura pas droit à son uchronie… Pour ça, il eût fallu au lendemain des Accords de Dayton, l’arrivée triomphale dans Zagreb d’un De Gaulle croate. Pour ça, il nous manqua un soupçon de Roosevelt à la Maison Blanche, une goutte de Churchill au 10 Downing Street, et attendez… un je-ne-sais-quoi de Staline au Kremlin? Si, ça manquait, ça! Mais dans un autre sens, le cauchemar aurait-il pris fin avec ne serait-ce qu’un doigt de Staline? Non, là ça ne fonctionne plus. On va devoir, j’en ai peur, tout reprendre à zéro. Un zéro immobile au compteur du moral, un zéro sur le qui-vive quand il faut quel que soit le verdict du 28 juillet, que nous nous apprêtions à continuer d’inventer une Europe avec nos frères Dobrica Ćosić, Ivan Aralica, Momčilo Kapor, Matija Bećković, Anđelko Vuletić et Mile Pešorda.