Il y a, à la fin de Notre guerre, une scène où s’exprime, dans le silence des mots, dans cet autre langage qu’abrite la musique, toute la vérité de l’engagement de Bernard-Henri Lévy en Ukraine. Après avoir témoigné de l’horreur du front, ce mélange de guerre ancestrale de tranchées et de bataille futuriste sur fond d’affrontement par drones interposés ; après avoir dépeint l’impact tragique de l’indécence de Trump devant Volodymyr Zelensky ; après avoir restitué la permanence de l’héroïsme qu’incarnent jusqu’à l’extrême ces soldats de l’Europe démocratique que sont les Ukrainiens, civils et militaires engagés dans un même combat ; après avoir dépeint le clair-obscur de leur bravoure et de leur vulnérabilité, de leur détermination sidérante et de leur humanité ; après avoir montré en un mot combien leur guerre constituait la nôtre, voici que le film, avant de s’achever, décide de substituer un morceau de Slava Vakartchouk au commentaire de la voix-off. Celle-ci, avant de laisser sa place à la transposition en mélodie de ce qu’elle avait dit, se contente d’une seule remarque : in fine, le peuple ukrainien est un « peuple de visages ». 

Alors[1], en guise de salut, les visages des protagonistes défilent les uns après les autres. Et le spectateur a l’impression qu’à travers leur succession, c’est le drapeau humain de l’Ukraine, tissé de différences et de singularités, bigarré de nuances, qui se dessine peu à peu. 

Il y a par exemple Oksana, cette femme au regard à la fois vaillant et mélancolique qui, dirigeant aujourd’hui une unité de drones, est poétesse dans la vie civile, autrice d’un recueil sur la mort – et endeuillée elle-même après la mort de son fiancé, poète lui aussi, tué par l’armée russe. 

Il y a cette autre femme, elle aussi à la tête d’une unité (parenthèse : des bataillons dirigés par des femmes, comme au Kurdistan, une armée archi-brave mais dépourvue de ce masculinisme qui fut longtemps le revers du courage en matière militaire – voici un autre symptôme de la démocratie), qui, chaque soir, le combat achevé, se terre dans un abri pour passer un Facetime à son petit garçon et l’aider à faire ses devoirs.   

On voit Zelensky, ce clown métamorphosé en Churchill dont Bernard-Henri Lévy a documenté, film après film, l’incroyable transfiguration depuis 2019. Dans Notre guerre, le voici d’abord dans un lieu sécurisé, deux jours avant son déplacement à Washington. Concentré, tâchant de conjuguer le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté, il se prépare à sa fameuse rencontre avec Donald Trump. Il a bien compris que l’Amérique épouse désormais le récit poutinien du conflit, le traitant lui, et non le tyran du Kremlin, de « dictateur » belliciste. Mais il sait aussi que cette guerre n’est pas seulement la sienne : qu’à travers l’intégrité du territoire ukrainien, ce sont les intérêts de l’Europe démocratique et, par extension, de l’idéal de liberté qui anima longtemps les États Unis qui sont surtout « en jeu ». 

Il y a ces soldats qui, depuis leur bunker, regardent en direct la vidéo de la rencontre entre Trump et Zelensky dans le bureau ovale. Depuis la réalité du front, l’uniforme encrassé par la boue, ils n’en reviennent pas de voir ce qu’ils voient : un homme dont l’immense vulgarité, cessant d’être télévisuelle, revêt une allure soudain criminelle. Reprochant à leur président, et donc aussi à eux, les soldats qui meurent pour tenir tête à l’ennemi revendiqué de l’Occident, de jouer avec la Troisième guerre mondiale. S’indignant qu’ils réclament des armes, eux qui en ont si peu, sans prendre le temps de dire suffisamment merci ou d’enfiler un costume. Osant, après avoir lâché son allié, après avoir humilié le défenseur de ses propres intérêts, ricaner de ce joli spectacle qu’il vient d’offrir au pool des journalistes. 

Il y a, à l’inverse, la gratitude des soldats ukrainiens. Comme un écho aux propos iniques de Vance, accusant Zelensky de ne pas dire « thank you », Bernard-Henri Lévy montre, presque dans chaque séquence, les Ukrainiens remercier leurs amis. Pas un soldat, pas un humanitaire, pas un civil qui ne dise pas : merci à l’Occident, et surtout à l’Europe, de vous tenir à nos côtés ; merci à la France en particulier pour son soutien sans faille ; merci pour ses armes et pour sa solidarité. Cette reconnaissance n’est pas seulement verbale. Elle passe par des symboles. Ainsi de ce bataillon baptisé Charles de Gaulle ou de ces positions de tir nommées « Macron » et « Bernard-Henri Lévy » aux environs de Bakhmout. Ainsi de ces slogans qu’on entend dans la bouche du Président, des militaires autant que des civils – et qui prennent ici toute leur consistance : la France est un immense pays, dont l’âme nous honore. 

Il y a aussi ce général au visage félin qui, chef d’état-major de l’armée ukrainienne, affiche une étonnante sérénité en inspectant ses troupes. Certes, Trump vient de les lâcher. Certes, l’appui du renseignement américain et de son armement feront peut-être défaut. Certes, cette trahison injustifiable offre un atout sur un plateau d’argent à Poutine. Mais, s’il est inquiet, le général n’est pas angoissé pour autant. Il sait aussi que l’Ukraine est habitée par une arme autonome, celle des victorieux : le moral de ses combattants.

Zelensky de nouveau, rencontrant Emmanuel Macron en présence de Bernard-Henri Lévy. Racontant les coulisses de sa rencontre avec Trump. Dissertant sur ses implications. Expliquant que son peuple, dégoûté par l’attitude de Trump, n’éprouve que davantage de reconnaissance envers l’initiative française. 

Zelensky enfin, recevant le réalisateur dans son bureau. Très soucieux cette fois. Tourmenté. Intérieurement en colère : pourquoi nos otages n’intéressent-ils pas le monde ? 

Il y a ainsi ce jeune homme qui raconte comment il a été pris en otage par les Russes – car oui, la Russie a enlevé au moins 19 000 enfants ou mineurs ukrainiens, un drame qui passe presque inaperçu aux yeux de l’opinion internationale : où est la mobilisation que ce scandale devrait susciter chaque jour dans nos consciences, nos médias, nos parlements et nos réseaux sociaux ? Où sont les slogans « Bring them back home », les appels des célébrités, où sont les unes des journaux et les affiches dans les rues de Paris ? Pour combler ce vide, Bernard-Henri Lévy consacre un chapitre entier de Notre guerre à exaucer la demande que lui adresse Zelensky : « Parlez de cette horreur. Montrez-la. Utilisez votre voix pour appeler à libérer inconditionnellement ces âmes innocentes. » Il filme ainsi les rares otages qui ont été exfiltrés des mains de leurs ravisseurs – à commencer par ce jeune homme, donc, qui raconte face caméra que ses propres parents, n’ayant été avertis par personne de son enlèvement, pensèrent pendant des mois qu’il avait fugué, qu’il les avait abandonnés, ou tout simplement qu’il avait disparu dans la nature. Ce récit, transcrit de la sorte, peut sembler tellement hallucinant qu’on le tiendrait pour invraisemblable. Mais en effet, l’enlèvement des enfants ukrainiens resta longtemps une pratique secrète, un tabou de la guerre. Retenus dans des centres de rééducation ou dans des familles russes, certains d’entre eux étaient même, comble de la cruauté, enrôlés de force pour servir de chair à canon aux armées de Poutine. 

Il y a ces dronistes qui passent des nuits entières reclus seuls dans des caves – à explorer le ciel via un ordinateur. 

Il y a ces artilleurs qui ont à peine de quoi lancer un obus chaque fois qu’ils en reçoivent dix – mais qui continuent, sans relâche, de tenir le terrain, tantôt un bout de champ et tantôt un morceau de forêt. 

Il y a ces estropiés aussitôt munis d’une prothèse, ces détenus aussitôt libérés qu’ils repartent au combat. 

Il y a ces héros de l’usine Azovstal, qui portent en eux une épopée digne de Massada. 

 Il y a ces enfants qui repartent à l’école. 

Ces poètes qui continuent d’écrire. 

Ces musiciens qui chantent. 

Il y a tant de visages auxquels Bernard-Henri Lévy, fidèle à sa promesse, s’est efforcé de rendre un nom et une histoire. 

Un peuple de visages, voici la définition la plus concrète, la plus existentielle qu’on puisse donner de la démocratie : une nation qui fonde sa solidarité, non en gommant la singularité de chacun de ses membres, mais en exaltant l’arc-en-ciel des particularités dont elle est colorée. Une nation, grande parce que fragile, qui se bat jusqu’au bout pour conserver son âme. 


[1] Pendant de longues minutes

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*