Les psychanalystes parlent assez peu du plaisir qu’ils ont à exercer leur métier. Pourquoi l’exercent-ils ? Quel plaisir y trouvent-ils ? En quoi consiste-t-il au juste ? Est-ce toujours le même? Est-il le même pour chacun ? Ce plaisir est-il celui qu’ils avaient anticipé, imaginé, espéré ? Sera-t-il resté le même jusqu’à la fin ? Etc. À quoi tient cette discrétion?
Depuis Lacan, terminologiquement, comme dit Barthes, cela vacille : Plaisir et jouissance non seulement ne sont pas synonymes, mais encore peuvent se contredire. Il y aura toujours une marge d’indécision, la distinction ne sera pas source de classements sûrs, le paradigme grincera, le sens sera précaire, révocable. Le plaisir sera parfois tiré de la difficulté du travail, parfois même de la confrontation à l’impossible (Bataille : « La névrose est l’appréhension timorée d’un fond d’impossible. ») Les jeux dans l’analyse ne sont que très rarement faits ; le plaisir y est le plus souvent imprévu.
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Il y a un plaisir intense à avoir complètement foi en quelqu’un, même en n’étant ni dans le même rythme, ni dans la même tonalité ; même en faisant ensemble des expériences incongruentes.
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« On pourrait peut-être caractériser le plaisir en général comme un rythme de petites excitations douloureuses. »
Friedrich Nietzsche
La psychanalyse s’adressa à moi d’abord sous les traits de la lecture derridienne de Freud. Cette lecture m’enchanta. Elle me fut d’abord un coup de foudre, puis elle me fut un étai, enfin elle fut convocative. Une sourde et très ancienne inquiétude quant à la légitimation familiale s’y apaisait. Une hospitalité inespérée était offerte à l’enfant sans patrie que j’allais devenir, aussi me suis-je aussitôt demandé à quel titre je pourrais faire croire que je la méritais, cette hospitalité, si peu que ce soit. Car je savais que je n’appartenais pas à la grande et très impressionnante famille qui m’était soudain ouverte. Je ne me sentais pas digne de l’honneur qui m’était fait, loin de là, mais je savais que le désir de faire partie de cette famille, de ce que j’imaginais être une famille devrais-je dire, ne me quitterait plus. C’était comme si tout m’arrivait d’un coup. Tout : une nouvelle langue, de nouveaux paradigmes narratifs, un nouveau modèle de lecture en même temps que la ruine de l’idée même de modèle, la production de nouveaux critères de compétence en même temps que la démonstration qu’il ne peut pas y avoir de compétence freudienne, au sens sûr et rigoureux du concept de compétence, avec les critères d’évaluation et de légitimation qui lui sont affectés. Et c’est dans ce mélange d’assurance et de détresse que je trouvais cet étrange plaisir qui ne me quitterait plus.
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Les psychanalystes passent leur temps à écouter les voix les plus intimes. Certaines de ces voix ont un pouvoir d’hypnose, d’autres ennuient et s’ennuient, d’autres encore font trembler, ou rire, ou émeuvent, parfois sidèrent. Toutes ces voix cherchent une foi partagée. Hélène Cixous pense que « jouir par l’oreille » serait plutôt féminin.
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Jacques Derrida : « Peut-on penser le plaisir ? On peut y penser. Alors il ne saurait être question de se demander, proprement, ce que c’est. Il est ce qui se demande. »
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Je me propose de parler du plaisir qu’il m’arrive de trouver à l’exercice de mon métier et voilà que ce projet à peine conçu, la réflexion s’éloigne de moi, les mots se désirriguent, l’argumentation perd pied dans quelque chose de mou. Je me lève de ma chaise, m’éloigne de ma table, vais à la fenêtre. Il pleut, la rue est déserte, je m’ennuie. Je cherche un filet, quelque chose qui me contienne, me retienne, m’arrime, je n’arrive pas à me perdre dans mon guet. Chercher le plaisir n’a pas de sens. Et si ce projet était impossible ? Et s’il était impossible de savoir ce que l’on dit lorsque l’on parle de son plaisir ? Et si on ne pouvait que mentir sur son plaisir ? Et si en parler était nécessairement rejoindre la langue apprise, se faire l’écho du tribunal du monde ? Comment, analyste, puis-je parler du plaisir qu’il m’arrive de trouver à l’exercice de mon métier sans employer la langue des « initiés » ? Ne devrais-je pas plutôt me résoudre au silence, garder pour moi le sabir intérieur dans lequel je me dis mon plaisir ? Peut-être faut-il abandonner l’idée de savoir exactement ce qu’on dit dans ce qu’on rend public et qui a trait à ce qui nous est le plus intime?
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J’ai commencé à l’âge de onze ans, en Amérique, des études dites « classiques » dont les huit années, plutôt que d’être numériquement ordonnées, étaient nommées : Éléments latins, Syntaxe, Méthode, Versification, Belles-Lettres, Rhétorique, et deux années de Philosophie. Je me souviens avec une grande netteté de la classe de Syntaxe. C’est l’année où la littérature qui me fut offerte commença à « me défendre d’être moi » ; l’année où la hache dont parle Kafka brisa la mer gelée en moi ; l’année enfin où je commençai à écrire un peu et à faire lire mes lignes à mon professeur de littérature française. C’est lui qui me permit de comprendre que « sans titubation dans la peur, sans errance dans quelque chose d’ombreux et invisible, sans mémoire de l’animalité, sans mélancolie, sans esseulement dans la mélancolie, il n’y a pas de joie. » C’est pourquoi je lui dois d’être devenu psychanalyste.
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J’avais à peine vingt ans, nous étions en juin, j’allais quitter l’Amérique pour m’inscrire à l’Université française à l’automne. Le bonheur montait. Je lisais Freud en essayant d’imaginer à quoi pouvait ressembler la vie de quelqu’un qui passe ses jours à recueillir des histoires dans le silence de son cabinet. J’imaginais cette vie confortable, indépendante, discrète, riche. Je décidai donc de rendre visite à l’un d’eux, que l’on m’avait recommandé, afin de l’interroger sur son plaisir. Il occupait des fonctions importantes dans une Société affiliée à l’Association Psychanalytique Internationale. Il me reçut avec tout à la fois la courtoisie feinte de celui qui veut cacher sa méfiance ou sa peur, et l’assurance despotique de celui qui est confiant d’être absolument lui-même. Dès que je le vis je l’imaginai emballé vers la notoriété, allant grand train vers l’incontestable et je n’avais pas tort. Cet homme se voyait boyard, siégeant bientôt avec les princes au Conseil de sa Société. Je songeai au Don Juan de Kolomea que décrit Leopold von Sacher- Masoch : « C’était un homme qui pouvait plaire aux femmes. Rien de cette pesante vigueur, de cette lourdeur brutale qui chez d’autres passe pour de la virilité : il avait une beauté noble, svelte, gracieuse ; mais une énergie élastique, une ténacité à toute épreuve, se révélaient dans chacun de ses mouvements. (…) Il n’était plus tout à fait jeune, mais il avait des yeux bleus pleins de gaieté, des yeux d’enfant. » Ne lui manquaient que le pantalon bouffant emprisonné dans des bottes molles, l’écharpe aux couleurs vives autour des reins et le bonnet de fourrure sur la tête qui lui aurait donné un air sage et brave. Sa fierté était invincible et multiple comme celle d’un roi. Il était en pâture aux honneurs, il était prodigieusement assuré, occupé à sa besogne freudienne. Sans doute avait-il déjà ses goujats à la traîne, sautillant comme des corbeaux, chacun attendant qu’il lui donnât le droit de se jucher sur son épaule. Je sus tout de suite que je ne voudrais jamais cela ; l’affaire commençait mal.
Il me demanda ce que j’attendais de lui. Je décidai de lui répondre avec de la vérité aride, comme dit Michon, sans arguties druidiques. Comme lui, étrangement, j’étais sûr de mon bon droit. J’avais la chance de n’être le vicaire d’aucun dieu ; je n’attendais que de jouir lentement de ce que je lirais ; Freud n’était pour moi qu’une oeuvre qui me faisait signe depuis le sabir derridien. Qu’attendais-je donc de ce fonctionnaire freudien ? Qu’il me dît ce qui l’avait conduit à ce métier, ce qu’il aimait dans la conduite de sa besogne, où était son plaisir. Je ne me rendais pas compte de ce que je lui demandais, je ne savais rien de la difficulté de cette question, je ne soupçonnais pas le moins du monde ce à quoi elle touchait. Si je ne ressentais aucune gêne à la poser, c’est que j’ignorais tout de la gêne que tout analyste éprouve aussitôt que le désir de se consacrer à cette besogne s’empare de lui. Cette gêne était l’énigme que je ne voyais pas ; elle est l’énigme dans laquelle se transmettent les codes du métier. Mon hôte se raidit donc aussitôt et me retourna la question : comment en étais-je venu à Freud ? Qu’est-ce qui m’intéressait dans la psychanalyse ? Pourquoi voulais-je savoir en quoi pouvait consister le plaisir d’exercer ce métier ? Y songeais-je déjà moi-même ?
Je lui parlai donc de l’excitation qu’avait fait surgir en moi la lecture contemporaine des deux compères Derrida et Lacan. Ce fut soudain comme si tout son sang bondissait dans son coeur. Il soupira. Il me fit la leçon, me récita des refrains réprobateurs, tenta de m’évangéliser, avec sur le visage le sourire du renarde le regard du loup. Il voulut m’assurer que mes lectures m’égaraient. Et que je devais commencer par louer l’un ou l’autre des divans de sa Société, sur lequel je passerais des années, au rythme imposé de quatre séances hebdomadaires au moins et à grand prix, à remuer des quantités énormes de débris de mes petites années afin de petit à petit y rassembler le puzzle infini de mon inconscient ; on verrait ensuite si j’étais apte à suivre les enseignements qui me promettraient à l’état de psychanalyste. J’étais venu pour me faire une idée ; je fus servi.
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Dans un entretien qu’il avait accordé en 2019 sur le thème « Pourquoi lire ? », Jürgen Habermas parlait d’une nouvelle de l’écrivain suisse Max Frisch, Der Mensch erscheint im Holozän (traduit en français sous le titre L’homme apparaît au quaternaire). C’est l’histoire d’un homme, Monsieur Geiser, qui s’ennuie. Seul dans sa maison du Tessin, avec pour seule compagnie son chat (son épouse est décédée il y a peu), il s’inquiète de la pluie torrentielle qui tombe depuis plusieurs jours. Un glissement de terrain causé par ce déluge isole la vallée où se trouve sa maison. Craignant de voir le village englouti, et avec lui tout le savoir accumulé, Geiser relit tout ce qu’il a sous la main : encyclopédie, bible, livres d’histoire. Il rédige des notes, découpe des paragraphes dans ses livres, colle le tout aux murs. Puis il part en randonnée en dépit du temps qu’il fait. Habermas dit : « Il va vers la mort (…). Et c’est tout un kaléidoscope de représentations et de souvenirs qui lui passe dès lors par la tête (…). Le voilà confronté sans médiation aucune à la nature, livré sans protection aucune à ses forces. » Et Habermas de conclure : « Pourquoi lisons-nous ? Pour saisir en tant que tels, au moins par intermittence, quelques pans de ces expériences pré-langagières qui font toute notre vie intuitive et avec lesquelles nous cheminons dans l’existence, et pour nous regarder à travers elles droit dans les yeux. Que ces expériences soient belles ou effrayantes. » Ce paradoxe, lire pour saisir des pans d’expériences pré-langagières, fait écho à Ein Brief (« Brief des Lord Chandos an Francis Bacon ») de Hugo von Hofmannsthal. Cette lettre commence par un rappel des succès littéraires que Chandos avait connus, pour ensuite faire état de son état mental, la profonde dépression dans laquelle il a sombré en raison de l’expérience qu’il faisait de la défaite du langage, de la faillite de la parole à dire les choses. Sa confiance dans la toute-puissance des mots s’est effondrée. Les mots « tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide. » Chandos renonce à sa vocation d’écrivain parce que les mots ne lui semblent plus exprimer la réalité. Il se perd dans ce qui l’entoure, il s’y dissout. Cette dissolution s’est faite par étapes. Dans un premier temps, il se voit incapable de tenir le moindre discours académique, d’écrire sur des questions d’ordre philosophique ou moral. Puis vient l’impossibilité de se prêter à la moindre conversation ordinaire, d’exprimer opinions ou jugements. Enfin, s’étant tourné vers les auteurs classiques, vers Cicéron et Sénèque surtout, il se rend compte que ces lectures ne font plus sens, qu’il n’y entend plus rien, et son état s’aggrave. Il dit avoir tout à fait perdu la capacité de penser ou de parler de quoi que ce soit de manière cohérente, ce qui l’amène à renoncer définitivement à écrire dans quelque langue que ce soit.
Pascal Quignard a commenté cette Lettre. Il pense que Hofmannsthal veut y témoigner de l’asémie parfaitement fréquentable et vivable de la vie sur terre. Il estime qu’il y a une perception pré-linguistique liée à la dépression nerveuse qui est précieuse comme un trésor. Chandos parle de « sensations éblouissantes dénuées de mots ». Il dit de ces sensations qu’elles sont des « extases ». Il y a de tels moments dans l’analyse. C’est le même paradoxe que celui dont parle Habermas : il arrive que l’on y perde les mots grâce au fait que l’on n’y fait que parler. Il arrive que l’on rejoigne grâce aux mots ce qui les précède ou les excède. On s’y dénude du langage avec du langage, on s’y guérit du langage avec du langage. Ce sont des moments de plaisir intense.
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Dans La pute de la côte normande Marguerite Duras parle de Yann Andréa qui crie contre elle, qui « devient un homme qui veut quelque chose, mais qui ne sait pas quoi », qui crie « pour dire qu’il ne sait pas ce qu’il veut. Et il crie aussi pour savoir, pour que, dans le flot de ses paroles, il sorte de lui-même ce renseignement sur ce qu’il veut. »
Elle finit par penser que ce qu’il veut, c’est tuer le livre. Non seulement le livre qu’elle est en train d’écrire, cet été 1986, et qu’il tape tous les jours deux heures, pas seulement ce livre-là, mais « le livre en soi ». Elle pense que « c’était comme un but : tuer ça ». Nous voulons tous tuer ça : tuer ce qui nous écrase, et parfois nous allons en analyse pour le faire, pour accomplir ce meurtre. Nous en sommes tous là, à chercher une vie qui ne soit pas une vie de galérien, assis à notre banc avec nos semblables, ahanant, attendant la soupe, ramant. Ne pas faire comme Yann Andréa, ne pas passer sa vie dans la fureur, dans l’impuissance, mais faire ce qu’il faut pour que le bagne s’ouvre enfin, pour que ce qui est en soi depuis toujours scellé bouge enfin ; pour avoir quelque chance de devenir enfin, et peut-être même une fois pour toutes ce qu’on souhaite, et le demeurer. Quand parler avec un analyste fait ça, obtient ça, cette joie, quand parler nous renseigne assez sur ce qu’on veut, et nous arrache à la fureur impuissante, le plaisir est incommensurable.