Après le récent propos de Guillaume Meurice, beaucoup se sont récriés, à juste titre, devant l’usage du qualificatif « nazi » pour parler de Benyamin Netanyahou. La nazification d’Israël et de proche en proche des juifs eux-mêmes est en effet une seconde mort ajoutée à la première – « blesser la blessure » disait Hugo pour caractériser la cruauté exercée sur « l’envers de la peau » souffrante (Levinas). La conséquence politique de cette nazification des juifs est d’annuler la première mort, massive et impitoyable, par une neutralisation qui prend la forme d’un confortable négationnisme sans négation. S’ils sont eux-mêmes aujourd’hui des nazis, alors il n’y a pas lieu de s’offusquer du traitement qui hier leur fut infligé. Se comporter comme un nazi avec des nazis n’est peut-être pas très recommandable, mais c’est bien compréhensible.

On s’est moins étonné de l’insistance, inédite je crois dans la période récente, sur le « sans prépuce ». Or, si je ne me trompe, ce trope du prépuce, de la circoncision, un classique de la propagande antisémite des années 1930, n’avait encore jamais été reconvoqué depuis la fin de la seconde guerre mondiale, sauf peut-être dans quelques feuilles antijuives que je ne lis pas. Le prépuce fait ainsi son grand retour. Il rappelle bien sûr les éructations céliniennes de Bagatelles pour un massacre contre « les prépucés », contre tous ceux qui « nous crucifieront pour venger leur prépuce », « voués dès le prépuce » et « jusqu’à la racine du prépuce », « au troc » et à tous les trafics. Entre Marx et Rothschild, d’ailleurs, « pas un prépuce de différence ».

Le prépuce, signe et insigne stigmate antisémite, fonctionne toujours comme un manque en trop, en quelque sorte, un « sans » qui fait excès. Quand j’étais enfant, en Algérie, certains s’en souviennent peut-être encore, les écoliers affublaient leurs camarades juifs de l’humiliant sobriquet de « bouts coupés », lequel ne visait que les juifs alors que les enfants musulmans, pourtant circoncis, en étaient dispensés. « Bout coupé » suggérait qu’une marque indélébile et dissimulée incisait le corps juif et que cette marque, comme celle de Caïn, signifiait une faute immémoriale, indicible : coupés coupables. On sait par ailleurs, la documentation historique sur ce point est abondante, que le projet total du national-socialisme passait nécessairement par la domination des corps, et du corps aryen et du corps juif, c’est-à-dire par leur fabrication, leur conformation normative et leur dressage ethnique-étatique. Par les corps différenciés, par leur production sociale, culturelle, biopolitique, adviendrait le grand corps homogène du peuple purgé des corps étrangers. Cette emprise reposait sur une décision tranchée : par simple lecture des corps, le Souverain déterminait sans appel qui était l’ami et qui l’ennemi, afin d’engager ensuite un procès d’exclusion, de privation des droits puis d’extermination avec toute l’efficacité requise. L’antijudaïsme a toujours été hanté par la question de savoir comment les reconnaître, comment reconnaître ceux qu’on ne peut pas reconnaître par des traits aussi spécifiques que ceux qui distinguent les « minorités visibles ». C’est cette difficulté à rendre visible l’invisible qui oblige depuis très longtemps au marquage, seul moyen de repérer en la surchargeant une différence sans phénoménalité. A cet égard, la circoncision est une aubaine, une étoile jaune inscrite à même la chair, facile à constater, à établir, pour mieux trier, séparer, homologuer, inventer et produire un « corps juif ». Seul le vêtement la recouvre. Il suffira de mettre à nu le membre juif pour laisser parler le prépuce absent et l’ériger dans son statut de pure attestation indiscutable, définitive. Et inversement. Dans sa biographie, Thomas T. Blatt écrit : « un prépuce incirconcis valait mieux que toutes les pièces d’identité ; le mien avait cependant été coupé à mon huitième jour de vie conformément à la coutume juive. Pendant quinze ans, cela allait de soi pour moi, mais une semaine avant mon départ je décidai d’y remédier : chaque soir avant d’aller au lit, je tirais sur ce qui était resté de mon prépuce et je le ficelais pour qu’il ne se recroqueville pas. J’espérais que mon prépuce s’étendrait et resterait ainsi ou qu’il serait au moins plus difficile de se rendre compte que j’étais circoncis »[1].

La première violence exercée sur les corps douteux consistait alors à mettre à nu le sans prépuce, ce qui équivalait, de nombreux récits individuels et documentés le racontent, à une mise à mort immédiate ou prochaine. On ne peut donc qu’être incommodé par cette nouvelle exhibition publique d’un signe de chair délibérément associé à l’infâmie du nazisme et de l’extermination. Était-il vraiment nécessaire de baisser le pantalon de Benyamin Netanyahou pour condamner sa politique ?


[1] Nur die Schatten bleiben. Der Aufstand im Vernichtungslager Sobibór, Berlin, Aufbau, 2001, p. 72

Un commentaire

  1. Mais c’est la nouvelle génération « entitled » qui ne sais plus beaucoup de l’Histoire et se sert de n’importe quoi pour faire impression. Plus de compréhension, plus de respect. Avec un effet boomerang, sooner or later …