Ce que j’ai appelé, ici même, antisionisme de la chaire nous place devant cette énigme d’une « ignorance » crasse, vulgaire, massive, logée au cœur d’un « savoir » élaboré, instruit de ses attendus et académiquement sanctionné. J’en ai illustré les manifestations les plus patentes en recourant à l’actualité immédiate du « palestinisme » et en me référant aussi au cas des Universités allemandes confrontées au pouvoir national-socialiste. A la réflexion, et au-delà de tous les exemples historiques que je pourrais encore convoquer, je dirais que ladite énigme, un noyau de ténèbres, une sorte de soleil noir serti dans les lumières d’une raison affirmée, anime originairement et inaugure en quelque sorte l’effort même de la philosophie pour se constituer contre les savoirs institués. Que fait Platon lorsqu’il engage une critique des Sophistes ? Il refuse le pouvoir des « intellectuels » dominants de son époque, il attaque les institutions de la Sagesse installée, rétribuée, officiellement diffusée dans l’opinion des Athéniens. Contre ces « sachants », prétendument détenteurs et dispensiateurs d’une sophia érigée par eux au centre de la polis, contre les intellectuels en vue de son temps, se forme une philo-sophia, une quête aléatoire de la sagesse et non une idéo-logie, le mouvement d’une pensée et non une philodoxie. On pourrait très facilement montrer, bien des penseurs l’ont fait, que l’histoire de la philosophie ultérieure est traversée par ces moments d’enkystement des concepts dans des signes, des langues, des discours, des topoï.
Ce que Francis Bacon appelait dans son Novum organum « idoles » répond à cette détermination. Ces idoles sont des images sans substance, dit-il, comme celles qui défilent sur le mur de la caverne, fixées dans l’esprit par des « mots » qui sont comme « les tessères et les signes des notions »[1], c’est-à-dire des symbolisations qui dérèglent le rapport notionnel aux choses qu’elles désignent, ipsissima res, des modes d’enfermement et d’immobilisation de l’esprit. Un mot peut parfaitement nommer quelque chose qui n’existe pas. Bacon distingue ainsi plusieurs classes d’« idoles », la race, la place publique, la caverne, etc.
Je n’entre pas davantage dans l’explicitation des « idoles » de Bacon. Je n’en ai fait mention que pour illustrer mon propos général. Pour Platon comme pour Bacon, comme pour la pensée au sens où « penser, c’est renoncer au savoir » (Schelling), c’est-à-dire en faire l’épreuve, le traverser, ce « savoir », puis se porter au-delà de ce qu’il aura fixé, il s’agit à chaque fois de s’interroger sur les « mots de la tribu », de la rue, les idola fori de Bacon, de les défaire pour remettre la pensée en mouvement, dans un flux que « l’idéologie » des « idoles » avait immobilisé.
L’usage contemporain de « génocide » à propos de la guerre de Gaza me paraît détenir ce statut d’idole, de statue doxique. C’est certainement pour nous aujourd’hui l’une de ces idola fori, un mot qui court les rues et les places publiques et qui s’incante lui-même, se répète ad libitum pour (se) faire croire à la chose qu’il signifie.
Dans ces conditions, l’échange communicationnel et le partage public des arguments et des contre-arguments deviennent très difficiles. Car ils sont d’avance corrompus par cette prolifération de signes arrêtés, paralysés et paralysants. Ces signes valent pour eux-mêmes, se signifient par eux-mêmes. Ils sont comme décollés de leur teneur politique et ne semblent dès lors justiciables que d’une sémiologie pratique, un peu sauvage, confrontée à des symboles papillonnants, autonomisés, lost in translation si je puis dire.
Cette autonomisation progressive, incantatoire, d’un signifiant et sa récitation rituelle par répétition intériorisante peut virer à l’obsession collective. Le génocide de Gaza (je m’abstiens à présent de tout guillemet car je parle ici de ce qui s’y articule d’un signifié et d’un signifiant) hante aujourd’hui l’Europe, l’Amérique, le monde. Comme la rumeur d’Orléans, comme d’autres modes de désinformation, le mot, les représentations qui s’y associent, leur charge historique et compassionnelle planent, animent, indignent, font trembler et font pleurer. Ils entraînent des millions de personnes dans les rues, suscitent émotions et emportements. Plus rien n’est assez fort, rhétoriquement, pour décrire le monstrueux génocide, aucune emphase assez vive, aucun mot assez grave pour protester contre ce qui est présenté comme le pire crime jamais commis sur la surface du globe depuis la nuit des temps.
Je ne peux m’empêcher de songer à l’histoire des danseurs de Strasbourg, au début du XVIème siècle. On connaît le récit de cet événement si particulier. Une épidémie de transe collective saisit la population entière de la cité de Strasbourg. Des centaines et des centaines de personnes se mirent à danser de façon ininterrompue, extatique, parfois jusqu’à en tomber raides mortes. A en croire certains historiens, les danseurs de Strasbourg, égarés par leurs croyances surnaturelles et aussi emplis de colère devant les terribles misères de leur temps, furent les précurseurs des grandes révoltes paysannes du siècle. La transe n’était pas sans résonnance politique. Ni la danse sans chambre d’écho idéologique. Le génocide sert à dé-nommer – frénétiquement, convulsivement, pour des masses d’hommes et de femmes, à qualifier une essence générique. Je lis par exemple aujourd’hui dans un journal qu’une équipe israélienne de coureurs cyclistes participant au Tour d’Italie est boycottée parce qu’elle est l’« équipe-génocide ».
Tout se passe donc comme si pour la première fois dans l’histoire du monde et en ce lieu seulement, Gaza, une population, des enfants, des femmes et des vieillards, étaient victimes des terribles cruautés de la guerre. L’insistance sur les meurtres d’enfants palestiniens par milliers, supposément délibérés, ciblés par une armée dont ce serait devenu la spécialité, est particulièrement morbide. Mais hautement significative. Au moment où j’écris ces lignes, pas un seul enfant ouïghour, soudanais, congolais, n’est-il victime d’atrocités insensées ? Aucun enfant syrien n’a-t-il jamais péri sous les gaz chimiques de Bachar el-Assad ou les bombes de Poutine ? Il faut croire que non, mais il est inutile et désormais sans effet, hélas, de multiplier les exemples ou les contre-exemples, de convoquer le point de vue de juristes qui contestent la plainte sud-africaine, de proposer des éléments de comparaison, avec le génocide des Tutsis en particulier, le plus proche de nous dans le temps, et le plus fiable des points de repère. L’affaire est entendue, et de façon définitive : les génocidaires sont au pouvoir à Tel Aviv et dirigent les institutions juives mondiales, ils mènent le monde à coup de tueries, de shoah-business et de « money money money » (Rima Hassan).
Qu’on ne se méprenne pas, surtout pas, je ne nie en aucune façon les horreurs infligées à la population de Gaza, et je serais moi-même disposé, et promptement, à m’en indigner, à protester, et à exiger un cessez-le-feu immédiat. M’en empêche, ou m’en retient, comme une inhibition, une répugnance, le sentiment obscur que, si je le faisais publiquement, j’entrerais dans la danse des indignés, leur transe et leur folie maniaque, ajoutant ainsi à l’injustice une autre injustice, très ancienne – une iniquité sans nom, celle qui impute depuis si longtemps aux Juifs la passion criminelle du meurtre des Innocents. Je ne prétends pas non plus réduire la protestation devant les considérables pertes civiles et les destructions dans le territoire de Gaza à une viscérale hostilité, malsaine et mondiale, contre un peuple d’une quinzaine de millions d’individus, « une banlieue de Pékin » disait je ne sais plus qui.
Comment ne pas toutefois en retrouver les motifs, du sang d’enfants chrétiens requis pour la confection des matzot à la livre de chair chrétienne que Shylock s’obstine à vouloir prélever sur le corps de son débiteur, du désir d’extermination des autres, de tous les autres, dont Goebbels expliquait qu’il était l’âme du judaïsme, à l’organisation d’un déicide sans exemple dans le monde, l’histoire, la vie de l’humanité.
Que le « palestinisme » soit parvenu, avec une grande intelligence de ce que sont les passions d’Occident, à opérer la jonction entre ces thèmes issus du vieux fond chrétien, de l’hitlérisme et, plus récemment, du décolonialisme, constitue une remarquable victoire idéologique et culturelle. Sous cet aspect, le Hamas a gagné la partie dans l’opinion mondiale : ses syntagmes, ses narrations, ses mises en images, tout est désormais adopté et repris tel quel, sans le moindre inventaire critique, par les forces politiques qui soutiennent la cause palestinienne. Et, comme on sait, cette victoire emportée dans les esprits n’est pas moins importante, à l’heure des guerres hybrides, qu’une opération militaire réussie. Entre autres responsabilités, les actuels dirigeants d’Israël portent aussi celle-là, au moins en partie. Leur aveuglement et leur brutalité y ont concouru.
Disant cela cependant, écrivant ces mots, je ne suis pas naïf. Et je ne me fais guère d’illusions. Si elles s’étaient comportées autrement, avec plus de sagesse, comme ce fut le cas à maintes reprises dans le passé, les autorités israéliennes auraient subi les mêmes foudres des opinions occidentales, on l’a déjà vu. L’argument que j’ai pu entendre ici ou là, selon lequel en se conduisant comme ils se conduisent dans la façon de mener la guerre à Gaza, les responsables israéliens auraient favorisé les montées d’antisémitisme dans nos opinions publiques est d’une déconcertante ingénuité. Il me fait penser, en vieux lecteur de Proust que je suis, à Bloch, dans la Recherche du temps perdu, qui explique à son ami le Narrateur que si les Juifs voulaient bien renoncer à leur onction de Levantins et à leurs mauvaises manières dans le « monde », l’antisémitisme du Faubourg Saint-Germain finirait par se tarir. Réitéré à l’identique par rapport à Israël, « Juif des nations » disait-on naguère, ou encore « Etat-paria », ce raisonnement méconnaît ce qu’est l’antisémitisme, ce que sont ses mécanismes et ses invariances, ses pulsions et ses ardeurs, « les tessères de notions » qu’il a si souvent substitué aux figures de la réalité.
[1] Novum organum (1620), éd. M. Malherbe et J.M. Pousseur, Paris, PUF, Epiméthée, 1986, I, p. 104.
Bonjour,
Après avoir lu votre réflexion, il y a une proposition que je comprends pas: Vous écrivez: « Au moment où j’écris ces lignes, pas un seul enfant ouïghour, soudanais, congolais, n’est-il victime d’atrocités insensées ? Aucun enfant syrien n’a-t-il jamais péri sous les gaz chimiques de Bachar el-Assad ou les bombes de Poutine ? Il faut croire que non, »
Je pense que ce qui se passe en Chine avec les Ouïghours relève également du génocide. Pour certains massacres en Afrique aussi. Du coup je trouve que cette comparaison affaiblit votre raisonnement. Beaucoup de ceux qui parlent de génocide à Gaza seront d’accord qu’il y en a ailleurs comme en Chine.
J’ai eu la possibilité de produire le premier document dénonçant, en 1976, les premiers massacres commis par les Khmers rouges. Là aussi il y a eu des discussions un peu surréalistes autour de la qualification de ces massacres: génocide ou non, etc. Sans parler du fait que, dans un premier temps, la presse n’y a pas cru. Le Figaro et d’autres media disaient que le document avait été financé par la CIA…
Je crains qu’Israel, de par l’action de son gouvernement démocratiquement élu, a tendance à vouloir résoudre la question palestinienne à Gaza comme en Cisjordanie en faisant son possible pour faire partir les Palestiniens. Un peu comme Trump. Un des moyens utilisés est de massacrer à l’aveugle sans pour autant vouloir éliminer physiquement tous les Palestiniens: juste les amener à partir loin d’Israël. La majorité des Israéliens n’a pas l’air de s’opposer à cette politique. Une large partie de la population s’émeut des conséquences de l’action d’Israël à Gaza en relation avec les otages. Jusqu’à présent ceux qui condamnent les massacres dans leur principe étaient peu nombreux et d’ailleurs avaient accès à peu d’information. C’est en train de changer, semble-t-il et tant mieux. Tout cela est sinistre, y compris qu’il faille s’interroger sur l’usage de certains mots.
L’une des muses de l’extrême-gauche, Clémentine Autain, vient de dire qu’ « Israël est une menace pour le monde ».
C’est le tour de phrase en vigueur dans cette gauche: on ne braille pas son antisémitisme, on le suggère par des phrases à double sens.
D’un côté, on joue les vertus effarouchées contre les accusations d’antisémitisme. De l’autre, on agite la vieille accusation contre les juifs: ils sont une menace, une plaie pour le monde entier; il faut donc les éliminer. Ce n’est pas dit, c’est suggéré. Les électeurs de LFI ne s’y trompent pas.
Depuis le « Faust » de Gounod, on sait que Satan mène le bal. Il se réincarne quand il veut, où il veut; et, selon les époques, comme il veut. Il s’était incarné dans les années trente dans un pedzouiile autrichien qui était passé de l’état de quasi-clochard à Vienne à celui de guide suprême du pays voisin, l’Allemagne. Aujourd’hui, Méphistophélès s’incarnerait dans une Marie-Chantal des beaux quartiers au ton mielleux et à la mine sucrée. C’est comme ça qu’on mène le bal aujourd’hui.