« Je ne conclus pas, je ne prophétise pas, j’interroge » : c’est la conclusion des Mémoires de Raymond Aron. Si cette phrase est alors rattachée à son point de vue sur l’Europe, il est possible d’en faire la ligne directrice, en dehors de ce contexte-là, du nouveau livre d’Alexis Lacroix, Le penseur des prochains jours. Raymond Aronce que nous lui devons

Le choix de parler des prochains jours est révélateur de cette volonté de s’inscrire dans le digne héritage du philosophe, sociologue et historien du XXe siècle : dire le « penseur de nos jours » eût été de l’ordre du « conclure », du « prophétiser » – la prophétie, comme la conclusion, arrête le temps en une finalité ultime – tandis que « des prochains jours » nous suspend à cette interrogation laissée ouverte à la fin des Mémoires. C’est-à-dire que la mémoire de Raymond Aron ne s’arrête à aucune instance définitive concernant l’itinéraire de sa pensée, laquelle prend la forme de points de suspension – suspension dans la durée, dans le questionnement, sans cesse prêts à reprendre leur cours dès que nous décidons de répondre à cette interpellation. Nous sommes suspendus au « j’interroge », qui, oui, nous interroge et nous met en relation avec le présent – la mémoire est inachevée, en constante actualisation. Le « ce que nous lui devons » tient à cette capacité de l’œuvre de Raymond Aron à faire de sa mémoire une modalité du présent, à rendre le passé plus que jamais actuel. 

La structure de l’étude d’Alexis Lacroix s’articule intelligemment autour de cette temporalité à double sens : chaque chapitre raconte l’histoire personnelle, les actions publiques de l’homme, tout en donnant une perspective contemporaine à ses prises de position politiques. Ni purement une autobiographie ni purement un essai, Le penseur de nos prochains jours, plus qu’il ne dit Raymond Aron, ouvre un passionnant dialogue avec lui, dialogue, qui, lui aussi, reste en suspension à la fin de la lecture – à nous de le reprendre. C’est précisément ce rôle de transmission vivante, de passeur de mémoire, qui impose l’ouvrage d’Alexis Lacroix comme incontournable dans l’héritage intellectuel de Raymond Aron et nécessaire, au regard des thèmes qu’il explore, pour comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui et, surtout, dans lequel nous vivrons demain. 

Nous connaissons notamment Alexis Lacroix, essayiste, éditorialiste politique et historien des idées, pour ses réflexions sur l’antisémitisme, avec ses Le socialisme des imbéciles. Quand l’antisémitisme redevient de gauche (La Table Ronde, 2005) et J’accuse. 1898-2018 : Permanences de l’antisémitisme (Éditions de l’Observatoire, 2018). 
Nous comprenons davantage en quoi Raymond Aron et son Essai sur la condition juive contemporaine – largement cité – a une place importante dans l’évolution de ses idées, encore plus, comme nous pouvons le voir aux chapitres « Un patriote juif amoureux de la France » et « Si je t’oublie Israël » avec les derniers évènements depuis le 7 octobre 2023. Il y a ce double mouvement esquissé précédemment : une mémoire qui pense le passé en avenir, une pensée qui avance en repensant, revenant sur elle-même. Double mouvement qui permet une actualisation plus que jamais troublante quand Alexis Lacroix cite Raymond Aron pour le Figaro littéraire : « En guerre froide avec ses voisins, l’État d’Israël est voué à un destin héroïque limité ». Double mouvement propre au « Je ne conclus pas, je ne prophétise pas, j’interroge », avec, toujours dans le Figaro littéraire, « l’hypothèse d’une réconciliation entre Israël et ses voisins », certes « durablement improbable », mais pas impossible non plus selon lui. L’interrogation reste ouverte : on ne pré-dit pas au sens de ressasser un discours d’ores et déjà établi pour annoncer l’avenir ; la pensée est à double sens, on dialogue – dialogue, dia-logos, dont les points de suspension, les reprises, quant à eux, nous inscrivent dans le monde à venir qu’ils remettent dès lors entre nos mains. 

D’autres thèmes sont évidemment abordés avec la même acuité, que ce soit la résistance, le libéralisme, la mondialisation ou l’Algérie. Sur la quatrième de couverture, le terme « holistique » est employé pour désigner l’approche de Raymond Aron. Il est intéressant de noter, encore, le double mouvement qu’il est possible d’observer dans ce passage d’une méthode dite « holiste » à une approche « holistique ». Est traditionnellement holiste, en sociologie, ce qui considère les faits sociaux comme le résultat de la fusion des consciences individuelles – Durkheim en est un représentant. Habituellement, « holiste » a le même sens qu’ « holistique ». Il nous semblerait, cependant, à notre lecture, que ce dernier terme « holistique » mérite une acception différente. Ces différents thèmes réunis dans ce livre ne forment pas un « tout » qui correspondrait à un seul et unique bloc de la pensée de Raymond Aron : chaque chapitre-dialogue est lui-même un tout, non pas individuel, mais un tout de notre existence intellectuelle et politique collective. Serait holiste une étude qui demeurerait un tout pour elle-même, une référence exclusive à Raymond Aron. Est au contraire holistique le dialogue entre ces problématiques qui nous sont données en tout-à-voir. Parce qu’elles ont tout à voir avec Raymond Aron, elles donnent tout à voir – la fécondité de son œuvre interdisciplinaire – et tout à revoir – ne jamais considérer une vision du monde comme achevée. Autrement dit, c’est bien la mémoire de Raymond Aron qui donne tout à voir, et la pensée en dialogue ouvert instamment tout à revoir. 

L’hommage réussi d’Alexis Lacroix est à saluer dans cette habileté profonde à être le miroir de cette posture interrogative du « je ne conclus pas, je ne prophétise pas, j’interroge », laquelle, si elle n’impose aucun jugement définitif, nous accule à la prérogative d’une pensée en constant éveil, disposée à répondre à l’histoire. Une histoire jamais faite, toujours se faisant sous nos yeux, avec et par nous. Le penseur des prochains jours est ce manifeste d’une pensée de l’évènement, d’un évènement à la fois pensé et pensant. Temps double de la mémoire, double mouvement d’une influence, qui correspondent, en fin de compte, à ce dédoublement entre les faits historiques et la pensée de Raymond Aron. Une réflexion a bien lieu : sa pensée donne un visage à l’évènement, l’évènement se reflète dans la nôtre. C’est la rencontre entre ce visage et notre regard que provoque Alexis Lacroix – une rencontre qui est en elle-même un gage de vérité.


Alexis Lacroix, Le penseur des prochains jours. Raymond Aron, ce que nous lui devons, Les Presses de la cité, janvier 2024.

Un commentaire

  1. Le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani était hier en visite officielle à Paris. À l’occase, il fit tomber la djellaba pour adopter un look occidental à forte portée symbolique : veston ténébreux, faisant ressortir le bleu azur de la cravate dans l’aveuglante blancheur du col de chemise. On s’étonne de ce choix de la part d’un négationniste négatif qui, depuis le 7 octobre, multiplie les prises de parole pour dénoncer le génocide des Palestiniens à Gaza et désigner à la vindicte populiste un certain Crime Minister of Israël. Mais que cherche-t-il donc, le bougre, en arborant les couleurs du drapeau des Juifs au fief fantomatique de Dietrich von Choltitz ? Trahirait-il des velléités mahométiques de conquête d’une Terre sainte devenue paradoxalement un but de guerre ultime alors même qu’elle ne bénéficierait d’aucune occurrence dans son livre de chevet ?
    Monsieur le terroriste, sachez-le : Israël ne sera jamais dirigé par un islamonazi, fût-il inassumé.
    Vous demandez le respect ? renoncez plutôt à l’extermination du peuple juif.
    À toutes fins utiles, faites preuve de davantage de retenue lorsque vous empruntez ces zones de turbulence préchaotiques apparemment favorables aux tyrans autocrates. Retenez-y vos chiens de l’enfer. Ne vous amusez plus à les lâcher sur les témoins de votre imposture fondatrice comme vous semblez tenir à ce que nul n’ignore que vous y contribuâtes depuis cet acte de guerre éclaboussant qui aura été un tournant décisif de votre histoire, et incidemment de la nôtre, soyez-en sûr !
    Vous comptez bien profiter de la nébulosité croissante d’une étrange affaire dans laquelle vous êtes mouillé jusqu’au cou afin de prendre du poids sur la scène internationale ? ainsi qu’une place de pacificateur ? de stabilisateur ? de modificateur constructif des grands équilibres internationaux ? Qu’attendez-vous alors pour neutraliser vous-même la piraterie d’Empire de la ligue panarabe et entreprendre la déradicalisation de votre suprémaciste et non moins dystopique planète Oumma ?