Yann Moix est un grand écrivain. On connaît tous la figure médiatique, mais ce serait à tort mettre au second plan l’œuvre foisonnante, protéiforme et géniale qu’il réalise depuis ses débuts sur la scène littéraire. Par son style unique, il manie avec aisance des registres multiples, passant du parodique Podium à la puissance intime de sa tétralogie Au pays de l’enfance immobile, ou des plus de mille pages de Naissance (prix Renaudot) et de Hors de moi (le premier tome de son journal) à son tout juste sorti Visa de quatre-vingt-seize pages. Dans ce dernier roman, il se livre à un nouvel exercice : l’écriture de l’entretien entre l’un des représentants de la Délégation de la Corée du Nord à Paris, et l’écrivain lui-même qui cherche à obtenir le si difficile visa pour un séjour au pays des Kim. Au même titre qu’un entretien d’embauche, le narrateur – car même si Yann Moix a effectivement obtenu ce visa, il s’agit bel et bien d’un texte de fiction – passe une évaluation périlleuse auprès de ce dignitaire nord-coréen, qui, selon le prisme de sa culture, ausculte, reprend, juge, et retient à l’encontre de son interlocuteur chacun de ses propos. Ce dialogue à bâtons rompus est un objet littéraire singulier et réjouissant, dans lequel nous retrouvons un humour et un art de la formule savoureux, dont il résulte cette parole de vérité propre à toute littérature véritable. 

La véritable littérature est celle qui ose. Oser n’a pas de substantif ; et s’il fallait absolument lui en attribuer un, peut-être serait-il celui d’« enfance ». Derrière tout trait d’audace se cache la naïveté immodérée de l’enfant qui agit sans la conscience pleine des conséquences, quitte à franchir les limites imposées. Dans Visa, nous assistons à ce constant décalage entre le représentant-éducateur et le narrateur-enfant qui dérange. Yann Moix ose – demander le visa pour la Corée du Nord, ne pas perdre son sens de la répartie en ces circonstances – avec la volonté de porter un regard vierge sur ce qui l’entoure, d’appréhender toute chose différente de l’ordinaire tel un « ailleurs ». Lui-même explique sa curiosité pour ce pays en dictature : la Corée du Nord ne l’intéresse qu’en tant qu’elle est cet « ailleurs », c’est-à-dire une altérité. L’échange très soutenu des protagonistes est l’occasion de mettre en opposition l’écrivain Yann Moix, qui se dédouble entre l’enfant du dialogue et celui qui écrit sur ce tabou, et l’autre nord-coréen. Tout véritable écrivain a cette enfance littéraire et cette ouverture philosophique à l’être-autre. En cela, Yann Moix est dans la digne lignée de ses maîtres Péguy, Bataille et Heidegger. 

Visa pourrait être une pièce de théâtre, avec des répliques cultes, comme les nombreux proverbes du représentant nord-coréen. Nous lisons facilement Visa, nous rions, et c’est Sacha Guitry, un autre maître de l’écrivain, qui, dans La Mort de Cambronne, qualifie le mieux l’esprit qui y est déployé : « Qui ne tolère pas la plaisanterie supporte mal la réflexion ». 
Derrière ces joutes verbales, se dégage une profonde réflexion sur l’être du langage. Nous nous rendons bien compte, face à l’interprétation de chaque mot par le représentant, qu’il ne se produit nullement d’accord universel d’une langue à une autre. La communauté langagière est constamment menacée par ce que le philosophe américain Stanley Cavell nomme l’écart entre « dire » et « vouloir dire ». Si les deux personnages de Visa s’entendent sur un « dire » commun, leur « vouloir dire » laisse place à une constante incompréhension de l’un et de l’autre. Ainsi se crée progressivement le nœud qui marque la disjonction grandissante entre « nos sentiments, nos modes de réaction, notre sens de l’humour, (…) ce qui est important ou adéquat, (…) ce qui est scandaleux, (…) ce qui est pareil à autre chose, (…) ce qu’est un reproche ou un pardon, (…) ce qui fait une énonciation un appel ou une explication[1] » et le discours nord-coréen. 
La retranscription de cette évaluation au sein de la Délégation permet la tentative de rapprocher ces deux extrémités au premier abord impossibles à faire communiquer. Une communication qui est le rôle même de la voix littéraire : la recherche continue du parfait maillage entre le dire et le vouloir dire, de telle sorte que le seul et vrai visa qui est convoité, et nous est délivré, à nous lecteurs, est cette entrée en littérature, ce pays dans lequel Yann Moix vit depuis longtemps et qu’il ne quittera jamais. 


[1] Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, Éditions du Cerf.

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