Mon téléphone s’allume en ce matin du 3 janvier 2024. Je vois la notification d’un audio envoyé par un ami ukrainien de Kyiv le lendemain des terribles bombardements qui se sont abattus sur l’Ukraine.

« C’était peut-être, je n’en sais vraiment trop rien, comme une alarme venue le soir et répétée à 3h en pleine nuit, signalant que des missiles Shahed seraient lancés par les Russes et frapperaient Kyiv vers 4h30. Je me suis réveillé à 4h du matin et j’ai compris, au bruit des explosions, cinq ou six, vraiment fortes, que les Russes avaient bel et bien utilisé leurs missiles super-véloces. Nous avons vu sur l’écran de nos portables qu’une dizaine d’avions et dix missiles Kinzhal nous étaient destinés, et s’ils étaient activés, qu’ils frapperaient vers 6h. Une très forte explosion s’est produite, et sur l’écran de nos portables s’est affiché que deux autres missiles frapperaient dans deux minutes. Bon d’accord, deux de plus… Tout ça au-dessus de nos têtes et au-dessus de Kyiv. Puis, de nouveau sur les portables, une alerte s’est affichée que dix autres missiles seraient sur nous vers 6h. Je suis donc retourné dormir.  
Vous comptez 1-2-3-4-5-6-7-8-9-10, boum, boum, boum dix fois, c’est vraiment une chose dingue. La même chose s’était produite le 29 décembre, des frappes très dures. Trente personnes trouvèrent la mort. Cette fois, c’était tout près ; le dernier missile est presque passé par notre fenêtre. J’aurais dû gagner l’abri. Andrew [un ami ukrainien en commum], lui, le fait toujours mais il vit dans un autre quartier. Je devrais le faire moi aussi, mais, je ne sais pas, je ne le fais pas. Ce n’est pas bien, je sais.
Et toi, Emily, tu vas bien ? Comment vont les choses ? »

Voilà ce que je lui ai à peu près répondu : 

« Moi ? Comment ça va ?
Tout va bien, cher Sasha. Que pourrais-je te dire d’autre ?
Alors que vous passez la nuit à prier pour les vôtres et vous-mêmes, tandis que l’Ukraine endure la plus grande attaque combinée de missiles hypersoniques de toute la guerre, j’ai honte d’admettre que j’étais lovée bien au chaud dans mon lit, après m’être endormie en regardant un film sur Netflix sans intérêt.
Je me suis réveillée une fois cette même nuit que toi à Kyiv, pour tranquilliser ma fille, convaincue qu’il y avait un monstre derrière sa porte. Nous avons éteint puis rallumé deux fois la lumière pour tromper le monstre, et elle s’est rendormie.
Un matin plein de lenteur pour elle, à traîner les pieds, en ce premier jour de la nouvelle année, avant de reprendre l’école. Petit déjeuner au lit, un jus de fraise et de banane mixées juste comme elle aime, un déjeuner bourré de cookies au chocolat et un billet écrit de ma main lui souhaitant un bon deuxième jour 2024.
La course pour attraper le bus qui traverse la ville, une courte promenade à grands pas en bas de Columbus Avenue, le directeur à la porte de l’établissement pour accueillir les enfants, une dernière embrassade et un baiser de moi à elle, et elle qui disparaît dans son école.
Dans son cartable, des livres en français et en anglais, un étui à stylo, et quelques joujoux cachés dans le fond.
Elle n’avait pas eu à apporter un snack avec elle, au cas où il lui eut fallu descendre dans un abri pour échapper aux missiles.
Elle n’a pas eu à photocopier son passeport pour pouvoir être identifiée, ni de numéros de téléphone d’urgence griffonnés dans son sac, au cas où…
Non, elle a vécu un matin complètement normal, comme les enfants ukrainiens n’en ont pas connu depuis 675 jours.
Quant à moi, je suis allée à la gym, j’ai fait du jogging sur le tapis roulant, j’ai soulevé des poids, je me suis arrêtée dans une pizzeria pour acheter un dîner pour ma fille et ses copines après la classe. Je me suis attardée à bavarder avec le postier qui rentrait de vacances. Il ne nous a pas traversé l’esprit que si nous vivions à Kramatorsk, dans l’Est de l’Ukraine, nous aurions pu être emportés dans l’attaque d’une pizzeria, comme l’écrivaine ukrainienne Victoria Amelina.
Puis je suis rentrée chez moi, j’ai fait défiler les nouvelles, j’ai posté des messages sur Instagram et me suis mise à travailler, tasse de thé en main.
Aussi, je vais bien, cher Sasha, et merci pour t’en être enquis.
Mais la chose est la suivante : nos matinées n’auraient pas dû commencer ainsi, dans ces deux réalités aux antipodes, celles dont souffrent vos enfants et pas les nôtres. Où ils passent leurs nuits pelotonnés dans des baquets de douche avec des couvertures en duvet sur la tête, ou dans des abris sous terre. Où ils vont à l’école dans des stations de métro, seuls endroits relativement sûrs où apprendre. Où un jeune pianiste en herbe de onze ans est assassiné à Kherson par des bombes russes, tandis que ma petite pianiste à moi s’entraîne en toute sérénité dans la pièce à côté.
La partie de ton message la plus dure à écouter pour moi, outre la honte, la tristesse et le dégoût qui s’emparent de moi, aux prises avec tout confort et cette paix dont je jouis ici à New York, c’est de savoir que nous avons le pouvoir de stopper ces horribles attaques. Et si nous ne le faisons pas, rendons au moins les Ukrainiens capables de se protéger eux-mêmes, eux et leurs enfants. Tout ce que nous avons à faire est de leur envoyer des armes.
Armer l’Ukraine maintenant, pour sauver la vie des enfants ukrainiens. C’est si simple. Pourtant, 678 jours plus tard, personne ne semble toujours comprendre…
Nos vies ici et vos vies là-bas sont aux antipodes mais notre destin est commun. Deux peuples. Un même combat. »