François Pinault, ou plutôt sa collection et ceux qui la gèrent, ne s’intéressent pas qu’à la peinture, à la sculpture et aux installations d’art contemporain. Comme toutes les grandes institutions, la « Collection Pinault », c’est maintenant son nom officiel, possède aussi des fonds patrimoniaux, c’est-à-dire des ensembles cohérents préservés pour leur intérêt historique. C’est le cas du fonds d’archives photographique de Condé Nast, en partie acquis en 2021 par la fondation du milliardaire français et dont les trésors sont exposés en ce moment au Palazzo Grassi, à Venise. Loin de l’art le plus contemporain, c’est une remontée dans le temps et l’histoire du XXe siècle qui s’offre au regard du visiteur de cette exposition fleuve partie pour durer plusieurs mois.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes puisque celle-ci rassemble 407 photographies de 1910 à 1979 dues à 185 photographes et artistes, présentées chronologiquement par décennies et issues des différentes publications appartenant au groupe Condé Nast (VogueVanity FairHouse & GardenGlamour, GQ…). On y croise l’objectif de photographes et d’artistes célèbres comme Adolf de Meyer, Margaret Bourke-White, Edward Steichen, George Hoyningen-Huene, Horst P. Horst, Lee Miller, Diane Arbus, Irving Penn, Cecil Beaton, Helmut Newton mais aussi d’artistes complètement inconnus du grand public. Sans oublier quelques illustrateurs de renom, tels que Eduardo Garcia Benito, Helen Dryden ou encore George Wolfe Plank.

Alexander Calder avec son oeuvre, en 1930.
GEORGE HOYNINGEN-HUENE, Alexander Calder and his circus, Paris, 1930, Vanity Fair © Condé Nast.

Cette manne photographique brosse sans le vouloir un portrait en mouvement du XXe siècle. D’un cliché à l’autre, on voit les évolutions vestimentaires aussi bien que les grands évènements historiques, on perçoit les changements des mœurs et on observe les vedettes d’une époque remplacer celles précédentes, on remarque les styles en vogue devenir désuets et finalement le monde et la société occidentale évoluer de pair avec l’art photographique. Loin de ne regrouper que les portraits des stars, des grandes personnalités du temps et des photographies de mode, ce fonds décèle des exemples de photoreportage, de photographie d’architecture, de photographie documentaire et même des natures mortes. Et à côté de chefs-d’œuvre bien connus, l’on y découvre aussi des images inédites, jamais publiées dans les magazines de Condé Nast.

Avant d’aborder en détail certains des clichés présentés, un peu d’histoire. Le groupe Condé Nast, toujours bien actif malgré la révolution numérique, possède aujourd’hui vingt-cinq titres de presse internationaux, qui représentent des millions de lecteurs. La société est fondée en 1909 par l’éditeur new-yorkais Condé Montrose Nast (1873–1942), dont elle prend donc le nom. Son fleuron, le magazine Vogue, existe déjà depuis 1892 quand Nast rachète le titre en 1909. Bientôt, il ajoute à son palmarès House & Garden et, en 1913, il crée Vanity Fair. À partir de 1914, Nast crée une version anglaise de Vogue, indépendante de celle américaine : Vogue devient le premier titre de presse international. L’édition britannique étant un succès, Nast lance la version française en 1920.

Deux mannequins dans un bureau regardant des négatifs, en 1976 et photographiées par DUANE MICHALS.
DUANE MICHALS, Two models in an office looking at negatives, 1976, Vogue, © Condé Nast.

Condé Nast n’est pas qu’un bon investisseur, il innove également dans le monde de la presse périodique. Il est l’un des premiers à utiliser la photographie en couleurs dans ses magazines, dès le début des années 1930. Il donne aussi une large part à la réclame. Mais pour toucher un public éduqué et bourgeois, le patron de presse se soucie de la qualité, notamment de celle des images, qui prennent de plus en plus d’importance : dès les débuts de son empire, il collabore étroitement avec les meilleurs artistes et photographes de son époque, forgeant l’identité du groupe autour de leur griffe. Certains grands talents photographiques du siècle émergent même après avoir fait leurs premières armes pour les titres de Condé Nast : c’est le cas d’Irving Penn, embauché par Vogue en 1943.

Revenons aux débuts de l’aventure : les premières unes dans les années 1910, sont encore souvent l’œuvre d’illustrateurs plutôt que de photographes. Helen Dryden ou George Wolfe Plank dessinent des figures féminines étirées et éthérées dans le plus pur style art déco, effigies précieuses qui nous replongent dans l’esprit des fêtes décrites par Fitzgerald.

Portrait de Josephine Baker, souriante, en 1927
GEORGE HOYNINGEN-HUENE, Josephine Baker, 1927, Vanity Fair © Condé Nast.

C’est dans les années 1920 que commence le règne indiscutable de la photographie noir et blanc. Les stars défilent sous l’objectif des plus grands, créant des clichés de légendes, comme le portrait de Joséphine Baker de George Hoyningen-Huene (1927) où l’éclatant sourire de la vedette contraste avec le noir de ses lèvres et de ses cheveux plaqués et peignés en virgule. On croise aussi, pêle-mêle, James Joyce, Charlie Chaplin, Fernand Léger, Jean Cocteau, Aldous Huxley et Igor Stravinsky. On est loin de n’être que dans l’univers de la mode ou du cinéma (mais rassurez-vous, Fred Astaire et Cary Grant sont bien là !).

Lisa Fonssagrives-Penn allongée dans un champ d'herbe, lisant le livre Picasso de Gertrude Stein, 1952,
IRVING PENN, Lisa Fonssagrives-Penn lying in a field of grass, reading Gertrude Stein’s Picasso book, 1952, Vogue © Condé Nast.

Puis voilà la couleur, dans les années 1930. En juillet 1932, Vogue utilise pour la première fois une image en couleur en une d’un de ses numéros – une photo d’Edward Steichen représentant une baigneuse vue en contre-jour tenant un ballon au-dessus de sa tête, le tout sur un fond bleu nuit. On observe, à cette époque, un retour à une sorte de classicisme dans la composition des images, toutes en pureté et force de la ligne, comme un écho au retour à l’ordre qui s’opère également en peinture et en sculpture au même moment. On voit l’architecture art déco fleurir (Contre-plongée en fisheye au pied de l’Empire State Building de Ralph Steiner, 1935) et l’influence surréaliste devient notable chez certains photographes qui créent des images fantaisistes, comme ces quatre jeunes élégantes mises en scène par Horst P. Horst en 1948 en s’inspirant d’une illustration du début du siècle : parées pour le bal, elles s’apprêtent à épingler sur une table un minuscule homoncule qu’elles observent à travers une loupe.

La ville de Londres après le bombardement de 1940.
CECIL BEATON, Paternoster Row, London, after bombing, 1940, Vogue © Condé Nast.

Les années 1940 sont bien sûr marquées par la Seconde Guerre mondiale, conflit lointain pour l’Amérique jusqu’en 1941 mais soudain si proche lorsque les kamikazes japonais se jettent sur la flotte du Pacifique ancrée à Pearl Harbor puis quand les boys débarquent à Omaha et Utah Beach en juin 1944. On croise les héros de la guerre, comme le général de Gaulle immortalisé en 1944 par Cecil Beaton grave et solitaire dans son bureau londonien, mais aussi les victimes du conflit comme, la même année, cette femme tondue à la Libération qui se pince la lèvre pendant sa séance publique d’humiliation, photographiée par Lee Miller.

Le General Charles de Gaulle, dans son bureau, en 1944.
CECIL BEATON, Standing portrait of General Charles de Gaulle, 1944, Vogue © Condé Nast.

Après-guerre, la photographie a définitivement pris le pas sur l’illustration de mode – dont l’exposition, c’est un de ses mérites, montre bien l’heure de gloire et le déclin progressif. Irving Penn est omniprésent dans les années 1940 à 1960, photographiant aussi bien Marlene Dietrich, John Kennedy et Duke Ellington que les enfants de Cuzco au Pérou ou une Nature morte new-yorkaise (1948). Le groupe Condé Nast continue à attirer les plus grands comme Robert Doisneau et Diane Arbus, qui épaulent des photographes plus commerciaux mais pas pour autant dénués de talent, à l’instar Bert Stern, véritable machine à portraiturer les vedettes. Puis, dans les années 1970, dernière recrue illustre, Helmut Newton photographie aussi bien Un bar-café dans le village d’Espelette que la mannequin Lisa Taylor ou Charlotte Rampling au bord de sa piscine à Saint-Tropez. L’exposition se termine à la fin des années 1970, qui marquent peut-être la fin d’une certaine époque de la photographie de mode et de reportage : bientôt arriveront la presse people et le numérique, l’aube d’une autre ère de l’image.

Mick Jagger pose pour le photographe DAVID BAILEY
DAVID BAILEY, Mick Jagger, 1964, Vogue © Condé Nast.

Ce qui ressort à première vue de ce voyage dans les archives d’une grande multinationale de l’édition, c’est la qualité artistique des clichés. Faites pour être imprimées sur du papier de basse qualité, créées pour être remplacées et oubliées dès la semaine ou le mois suivant quand sort le nouveau numéro de tel magazine, malgré cette caractéristique de « consommable », les illustrations des revues nées dans la première moitié du XXe siècle sont traitées comme des œuvres d’art à part entière. Souci du cadrage, de la lumière, du relief, de l’originalité de la pose : une véritable recherche esthétique est à la source de chaque image, chose devenue rare dans la photographie d’illustration d’aujourd’hui. D’ailleurs, le cliché original – qui n’était donc pas fait pour être montré mais simplement reproduit – est bien souvent l’objet d’un tirage à part, fort soigné, signé par son créateur et monté sur un support – comme s’il était destiné à être exposé et vendu à des collectionneurs. En réalité, il devenait un morceau d’archive, soigneusement remisé par Condé Nast. Certaines images n’étaient d’ailleurs pas tout de suite utilisées et dormaient quelques années dans ce fonds, où les éditeurs pouvaient allègrement piocher quand ils avaient besoin d’illustrations. C’est ainsi que Cuzco Children, une photographie célèbre d’Irving Penn prise en 1948 ne fut publiée dans Vogue qu’en 1962 avant d’être exposée à la galerie Marlborough en 1977 et de devenir une pièce de collection.

La voiture Isetta garée à côté de l'appartement Moretti aux rampes d'escalier en verre.
PAUL HIMMEL, The Isetta car parked beside the glass-stair-railed apartment Moretti, 1954, Vogue © Condé Nast.

À la fin de l’exposition on se rappelle, si on l’avait oublié, combien la presse internationale était véritablement, avant internet, l’œil du monde – et que cela valait autant pour Vogue que pour le New York Times ou Le Figaro. Voire peut-être même plus : les périodiques de mode ou de style, encore conçus comme de « beaux objets » en se fiant pour cela à l’objectif de vrais artistes, ont su capter le Zeitgeist de chaque époque avec une acuité qu’on retrouve certainement moins dans les photos de la presse quotidienne. Si tous les évènements du siècle, tous les pays, toutes les inventions et les phénomènes de société ne sont pas là, le regard artistique appliqué à la vraie vie – des paillettes du star system à la guerre – confère une profondeur presque métaphysique à cette fresque virevoltante de notre passé récent.


Exposition « Chronorama. Trésors photographiques du 20e siècle »
Jusqu’au 7 janvier 2024
Fondation Pinault – Palazzo Grassi, Venise
www.pinaultcollection.com