«Nous considérons la Terre comme un Client», annoncent Yvonne Farrell et Shelley McNamara, les commissaires de la 16ème Biennale Internationale d’Architecture de Venise: «Free Space encourage de nouvelles façons de percevoir le monde, d’inventer des solutions, pour une architecture responsable du bien être et de la dignité des citoyens de cette fragile planète. Au delà du visuel, nous souhaitons mettre en lumière le rôle de l’architecture dans la chorégraphie de la vie au quotidien».

En résonnance avec la notion d’un espace libre, et de liberté, le Pavillon d’Israël a présenté «In Statu Quo, Structures of Negotiation». Dirigée par les architectes Ifat Finkelman, Deborah Pinto Fdeda, Oren Sagiv, et Tania Coen Uzzielli, l’exposition aborde le partage de l’espace par les différentes communautés religieuses dans les lieux saints en Israël et Palestine, au regard de la loi du Statu Quo, érigée en 1852 à la demande du Sultan Abdul Mejid. Définitivement instaurée en 1929 sous le Mandat Britannique, par le Colonel Cust, le Statu Quo avait pour but d’éviter les conflits entre les différentes communautés religieuses se partageant un même lieu de culte, en régulant leur occupation. Toujours en vigueur, cette legislation contrôle le flux des communautés et leurs pratiques religieuses dans les lieux saints, dont les cinq sites présentés à la Biennale: le Saint Sépulcre, l’Esplanade du Mur des Lamentations, le Pont des Maghrébins à Jérusalem, la Tombe de Rachel à Bethleem, le Caveau des Patriarches à Hebron. Divisée en sections, «Chorégraphie», pour le Saint Sépulcre, «Projet», associé au Mur des Lamentations, «Paysage», pour le Tombeau de Rachel, l’exposition interroge les enjeux actuels propres à chaque site, où se joue encore le défi du partage spatio-cultuel, sous le contrôle de la loi instaurée à l’époque. Ainsi, l’église du Saint Sépulcre, investie par six communautés, Grecque Orthodoxe, Latine, Arménienne, Copte, Syrienne et Ethiopienne, où les rites et l’occupation logistique sont régis par le Statu Quo, symbolise-t-elle la complexité d’un processus de fonctionnement pluriel en un même endroit. «Projet», la section attachée à l’Esplanade du Mur des Lamentations, illustre le débat actuel sur la division d’un espace de prière entre factions opposées, ayant fait l’objet de projets d’architectes, dont aucun n’a vu le jour, rejetés pas les religieux Orthodoxes qui invoquent le non respect du caractère religieux du site, menaçant son identité. En abordant l’enjeu d’un site ouvert à tous, ces projets mettent en lumière les défis contemporains de la cohabitation entre laïques et religieux en Israël.

Habitant Tel Aviv, Oren Sagiv confirme : «Nous sommes informés des conflits religieux par les médias, mais nous les négligeons, car ils ne font pas partie de notre univers. Et c’est précisément le caractère surprenant de ce projet qui m’a plu. André Malraux avait déclaré, “le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas”. C’était prophétique, car nous assistons aujourd’hui à un monde orchestré par la religion : ce projet arrivait donc à propos. Par ailleurs, nous sortant de notre zone de confort, il nous donne l’occasion de nous instruire.»

Abordant les modifications des pratiques spatio-cultuelles dans le temps, le Statu Quo interroge les transformations sociétales dans le contexte religieux ; dont les récentes altercations entre les ultra-Orthodoxes et les «Femmes du Mur», un mouvement féministe libéral revendiquant la reconnaissance de leur statut au Mur des Lamentations. Il questionne la façon dont l’architecture conditionne la vie des gens dans les lieux saints, et leur impact sur la psyché et les comportements, comme l’avancent les mouvements religieux, qui exigent le maintien du lieu dans son histoire, en excluant tout projet de devenir. Jusqu’où l’espace conditionne-t-il l’adhésion religieuse, la dynamique sociale ? La modification du territoire implique-t-elle la menace d’un bouleversement sociétal et cultuel ? «Le mémorable est ce qui peut être rêvé du lieu», disait l’historien psychanalyste Michel de Certeau ; pour ceux qui adhèrent à la dynamique du Statu Quo, aucune incursion de la modernité n’est envisageable dans l’architecture de l’Histoire – et de leur histoire. «On entend par architecture la pensée appliquée à l’espace dans lequel nous vivons», déclare Paolo Baratta, Président de la Biennale de Venise, à propos de Free Space. In Statu Quo, en s’attachant à l’analyse d’espaces codifiés, aborde la question d’une liberté en devenir, et les enjeux contemporains de la coexistence dans les lieux de piété.

Entretien avec Deborah Pinto Fdeda, co-commissaire, architecte et enseignante à Bezalel, l’Ecole des Beaux Arts de Jérusalem.

 


 Le projet de l’exposition est-il né d’une réflexion sur la dynamique du Statu Quo : la façon dont il régule l’espace dans les lieux religieux en Israël, et dans les territoires Palestiniens ?

En effet ; nous nous sommes interrogés sur notre héritage, et ce sur quoi il valait la peine de réfléchir. Israël étant le berceau des trois religions monothéistes, dans le contexte d’une résurgence du religieux, nous avons décidé d’approfondir ces questions, et avons abouti au Statu Quo, un système promulgué avant la création de l’État d’Israël, qui se place au dessus du gouvernement. Nous nous sommes attachés à la façon dont il régissait ces lieux ; cette réflexion a été notre point de départ.

Oren Sagiv, qui vit à Tel Aviv, disait ne pas être interpellé par les questions de religion, car elles ne font pas partie de son univers : est-ce votre sentiment, et assiste-t-on à un regain de religiosité en Israël ?

C’est certain, nous tournons le dos aux sujets religieux. Je vis en Israël depuis quatorze ans, à Tel Aviv, qui, c’est vrai, est une bulle qui ne ressemble en rien au reste du pays. Mais selon les amis qui ont grandi en Israël, quelque chose dans l’identité de l’État a changé depuis l’époque des kibboutz, du travail collectif, d’une société à caractère socialiste… où il régnait une ambiance plus libre, plus légère. Aujourd’hui, tout tourne autour de la religion, l’un des plus grands groupes politiques étant religieux. Ayant grandi en France, élevée à l’école publique, la laïcité est pour moi une évidence. Mais ici mes enfants étudient la Torah à l’école, et on leur enseigne que Dieu a conçu le monde ; et cela m’interpelle. On ne peut nier que le pays est basé sur la religion, ce qui pose une vraie question, et parfois un problème, dont personne ne débat. Cela explique l’étonnement d’Oren face au projet du Statu Quo, ces questions ne faisant pas partie des débats d’architectes en Israël où les lieux religieux sont synonymes de problèmes.

C’est ce que déclare un des auteurs du catalogue de l’exposition, l’historien Ofri Ilany, dans son texte, «la crise du séculier», évoquant la perspective des laïques résidant à Tel Aviv : «tous les lieux saints sont une nuisance que nous devons endurer» ?

C’est exactement cela ; et son point de vue nous a beaucoup plu.

Le Statu Quo est-il connu en Israël, le sujet a t-il déjà été traité en exposition ?

Non, il reste méconnu ; ou connu des leaders religieux. Et, bien sûr, par les gens qui se rendent au Mur des Lamentations tous les week-ends, et qui, de par l’utilisation qu’ils font du lieu, savent comment s’y comporter. Mais en général, ce sujet mal connu du grand public a été traité en géopolitique, ou dans des écrits ; jamais dans une exposition d’architecture, ni sur un mode visuel.

Il est donc mis en pratique in situ par les différentes communautés, qui en ignorent le contenu textuel?

Exactement. Nous étions inspirés par le Saint Sépulcre, car c’est un lieu qui regorge de complexités en terme de fonctionnement, dans la répartition du temps et de l’espace entre les différentes communautés religieuses. La police Israélienne contrôle le maintien du Statu Quo, pour le bon fonctionnement du site du Saint Sépulcre : un responsable note tout ce qu’il y voit, afin d’être à même de contrer de possibles revendications, sur la base de ses observations. Tous les mouvements, déplacements, sont répertoriés, le moindre changement susceptible de donner lieu à la réclamation d’un droit l’année suivante. Les responsables sont donc très attentifs, car à la moindre erreur, les pratiques risquent de se modifier. Cela a été le cas avec le Patriarche Grec Orthodoxe qui, lors de la cérémonie du feu sacré, ayant de la difficulté à se mouvoir, avait demandé à un Arménien de l’accompagner sur le site cérémoniel : eh bien, l’année suivante, ce Patriarche, décédé, a été remplacé, mais les Arméniens ont déclaré, «nous rentrerons sur le site cette année, car nous l’avons fait l’an passé». Ce qui a créé un conflit : il suffit donc d’une seule fois, pour que le Statu Quo soit modifié.

Le Statu Quo a-t-il changé, est-il interprété sur un mode collégial ?

Il a été définitivement instauré d’après une maquette du Saint Sépulcre en 1929, ce texte étant toujours en vigueur aujourd’hui dans les lieux saints ; il change sensiblement, selon les us et coutumes au fil du temps, chaque communauté le modifiant à leur façon, selon leur quotidien. Il repose donc sur un non dit très fragile. Mais il n’a jamais été réécrit, et se fonde sur le texte rédigé par le mandat Britannique, encore utilisé par l’église du Saint Sépulcre au tribunal en cas de conflit.

Quelle est la passerelle entre le thème de cette Biennale, «Free Space», et le Statu Quo ?

Ce sujet évoque la coexistence et le vivre ensemble, une architecture qui régit la vie des gens, et rejoint donc le thème de notre Pavillon. Il serait aussi possible de réfléchir à un espace laïque et publique, partageable de cette façon – il s’agirait d’un cas d’étude intéressant. Différentes communautés vivant dans un immeuble, une rue, un quartier, dont on chercherait un mécanisme de fonctionnement. Cela pose la question de la coexistence, du partage.

En Israël, où la division des espaces religieux et laïques est déterminante, le rôle de l’architecture s’avère donc essentiel?

Il l’est, en effet ; et en tant qu’enseignants, nous avons le sens de cette responsabilité vis-à-vis des jeunes architectes, car il est important de leur en faire comprendre les enjeux.

Cette question du partage de l’espace se pose aussi au sein d’une même religion, avec les confrontations entre les ultra-Orthodoxes et les Libéraux, notamment «Les Femmes du Mur» ?

Absolument, il y a une vraie crise de l’espace pour les femmes au Mur des Lamentations, d’où le conflit entre les orthodoxes et les réformistes, dont les «Femmes du Mur» . Ce débat reste actuel : le site du mur est-il laïque, national, ou religieux ? Lorsque le «Quartier des Maghrébins» a été rasé, on s’est interrogé sur l’avenir du site : parmi les projets présentés, celui de Michael Arad offrait une proposition pour les «Femmes du Mur», et la possibilité d’un lieu de prière égalitaire, attribuant de l’espace à tous les partis. Le projet a été bien reçu par le gouvernement, mais rejeté par les Orthodoxes, qui s’estimaient lésés. De surcroit, ils avançaient, «qu’est ce que cet endroit aménagé, avec des arbres et des bancs? Il ne s’agit pas d’un parc national où on vient manger son sandwich ! Ce site doit rester uniquement un lieu de prière !» Et ce projet n’a jamais vu le jour.

La fracture entre laïques et religieux se traduit-elle ainsi, les religieux rejetant toute altération de l’architecture du Statu Quo ?

Tout à fait ; or le Mur est très visité par les touristes, et accueille aussi les grands évènements de l’armée : discours, projections… L’armée utilise le Mur comme un écran, (c’est impressionnant…). Et malgré les critiques, cela continue. J’y ai même vu une exposition de Ferrari – qui a suscité un tollé de la part des religieux.

Que représente Jérusalem pour les laïques aujourd’hui ?

Principalement un lieu de conflits et de problèmes. J’ai pris part à des débats sur l’avenir de Jérusalem face aux extrémistes religieux, et à la possibilité de redonner une vie à ce lieu où survit une existence underground avec des gens – de moins en moins nombreux –, qui essaient de se battre. Certains architectes déplorent le fait que la laïcité s’en éloigne, un grand nombre d’étudiants quittant la ville dès la fin de leurs études.

Mais monter une exposition sur le Statu Quo, c’est reconnaître l’importance de l’architecture religieuse dans la vie quotidienne en Israël ? Le transfert de l’ambassade Américaine à Jérusalem relance-t-il un débat sur le Statu Quo ?

Cette exposition aborde l’importance de ces lieux sur notre avenir, en effet ; et le transfert de l’Ambassade Américaine représente un nouvel évènement qui anime les esprits, et fragilise le Statu Quo.

Quel a été l’accueil de l’exposition à la Biennale ?

Nous craignions d’être critiqués : prenant trop parti ou pas assez, trop politiques ou pas assez… Finalement, les retours ont été positifs, l’exposition bien reçue : le fait que nous donnions un regard sur une situation qui parle d’elle même, et que nous abordions un sujet mal connu, en donnant à voir une question essentielle du pays a été apprécié.

En tant qu’architecte, qu’avez vous appris en participant à cette exposition ?

L’architecture s’attache à l’existence humaine ; notre exposition aborde le thème du partage et de la coexistence. La plus grande leçon a été de découvrir la mesure du temps, dans ce pays où la situation nous paraît si dramatique, et de réaliser que cela ne représente qu’un petit bout de l’histoire, et que les choses évoluent. Ce qu’on voit et ce qu’on entend est parfois difficile à accepter, mais recadré dans un contexte plus large, on le perçoit différemment. Et, quelque part, cela nous a rendu optimistes.


16ème Biennale internationale d’architecture de Venise : Free space.
In statu quo. Structures of negotiation. Une installation à voir dans le pavillon israélien aux Giardini jusqu’au 25 novembre 2018.

 

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Mostra Internazionale di Architettura - La Biennale di Venezia, FREESPACE.
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