Killers of the Flower Moon, le film de Martin Scorsese, dévoile, pour la première fois, l’épisode dramatique du Règne de la terreur chez les Amérindiens Osage. Inspirée du livre de David Grann, Killers of the Flower Moon, le meurtre des Osage et la naissance du FBI, cette production grandiose de plus de trois heures relate les assassinats en série des Osage initiés en 1921 sur leur territoire, pour le vol de leur pétrole. Tourné dans les villes Osage de Powhuska, et Fairfax, en Oklahoma, le film implique les membres de leur communauté – costumiers, figurants, consultants, danseurs. La scénographie, la qualité des images, les performances impressionnantes des acteurs amérindiens, et la traduction fidèle de l’amérindianité, signent une restitution remarquable de l’univers Osage, et de sa tragédie. Aussi le film demeure-t-il une source de questionnements pour les Osage, assistant pour la première fois à la représentation publique de leur histoire, avec son poids d’infamie : meurtres, trahison, abus, manipulation… Passé muet, secret, dont la mise en lumière catalyse des émotions conflictuelles. Russ Tallchief, danseur et écrivain Osage originaire d’Oklahoma, arrière-petit neveu de la Première danseuse étoile amérindienne de l’Opéra de Paris Marjorie Tallchief, et de la danseuse étoile Maria Tallchief, y interprète des danses traditionnelles. Résidant de la communauté Osage de Pawhuska, il évoque la complexité de ces émotions contradictoires, tiraillées entre l’exaltation d’une reconnaissance historique, et la confrontation avec une douleur mémorielle.

Dominique Godrèche : Quelle a été votre implication sur le tournage de « Killers of the flower moon » ?

Russ Tallchief : La production m’a proposé un rôle de danseur. J’ai emmené ma fille avec moi, nous avons appris à danser le Charleston pendant quelques jours pour une scène de danse collective ; et à la fin du film, nous avons interprété des danses traditionnelles Osage. 

D.G. : Comment s’est passée la collaboration entre Martin Scorsese et la communauté Osage?

R.T. : Souhaitant impliquer les Osage sur son tournage, Martin Scorsese a rencontré le Chef Standing Bear. Puis son équipe a commencé à travailler avec nous. Au début, nous étions sceptiques à l’idée que notre histoire soit racontée par de non Amérindiens ; il nous a donc fallu faire confiance en Martin Scorsese pour arriver à collaborer. Mais nous avons eu de très bons rapports tout au long du tournage, aussi l’histoire a-t-elle été rapportée de façon intègre. Nous étions conscients de n’avoir aucune plateforme comparable à celle de Scorsese à Hollywood ; et nous savions qu’avec lui, notre histoire serait fidèlement racontée. Nous avons donc risqué l’aventure !

D.G. : La décision de collaboration entre Martin Scorsese et les Osage émanait-elle uniquement du chef Jeffrey Standing Bear, ou de la communauté Osage ?

R.T. : Le chef Standing Bear a pris sa décision après avoir rencontré Scorsese ; ensuite il a nommé des « ambassadeurs » Osage – des consultants –, qui à leur tour ont sélectionné des costumiers, acteurs, conseillers, figurants… membres de notre communauté.

D.G. : Le film est-il fidèle à l’histoire des Osage ?

R.T. : C’est une œuvre d’art, avec un angle précis : le rapport entre Mollie et Ernest Burkhart. Il aborde une perspective spécifique de cette époque : une relation romantique pendant le Règne de la terreur. Non l’histoire globale. 

D.G. : Quelle serait l’histoire globale ?

R.T. : L’impact sur notre Nation : chacun d’entre nous porte en lui cette histoire, dans son passé familial. Il s’agit d’un trauma collectif, qui a affecté toute notre communauté – ni le livre, ni le film n’aborde cela. L’ouvrage de David Grann évoque juste la période du Règne de la terreur, pendant laquelle on nous assassinait pour nous voler nos biens et nos terres. Mais cette période ne nous définit pas. Nous avons vécu d’autres drames auparavant : lors de notre départ du Missouri vers le Kansas, puis pour l’Oklahoma. Ce n’est qu’ensuite qui est venu le Règne de la terreur

D.G. : A propos de l’assassinat de Mollie, il y a cette ambiguïté dans la relation qu’entretient Leonardo di Caprio (Ernest Burkhart) avec son épouse Lily Gladstone (Mollie), qu’il empoisonne jour après jour tout en lui déclarant son amour. Face à ce personnage machiavélique, double, effrayant, Mollie reste toujours digne, n’exprimant ni émotion, ni frayeur, malgré les abus qu’elle subit : cette interaction schizophrénique n’est-elle pas métaphorique de la relation entre Indiens et non Indiens, de leur méfiance à l’égard de ces derniers, et cette destruction de la personne symbolique de leurs relations ? Un gaslighting qu’exerce également Robert de Niro – William Hale –, « l’ami » traitre…

R.T. : C’est certain ; William Hale faisait partie de notre communauté : nous le considérions comme l’un des nôtres, et il se comportait comme s’il se sentait réellement concerné par notre communauté. C’est pourquoi il a été si douloureux de le découvrir sous un autre jour, après lui avoir accordé notre confiance. La découverte de sa trahison a laissé chez les Osage un sentiment de méfiance envers les non-Osage, qui persiste jusqu’à ce jour. C’est aussi la raison pour laquelle le Chef Standing Bear avait besoin d’instaurer une relation de confiance avec Martin Scorsese – ce dont il a fait part lors de la première à Cannes : « En nous impliquant, Martin Scorsese a gagné notre confiance ». Historiquement, nous avons toujours été trahis par le gouvernement, qui nous assassinait pour nous voler : cette méfiance ne disparaitra donc jamais. Mais ce film est l’exemple d’une possible relation de confiance. Même s’il n’a ni guéri les blessures, ni l’histoire. La cicatrice est toujours présente. Il y a cependant eu un processus cathartique et thérapeutique, lié au fait d’avoir pu raconter notre histoire. Et la relation sentimentale toxique de Mollie et Ernest, faite de trahisons, renvoie en effet à notre vécu, et aux rapports entre les tribus et le gouvernement fédéral. Ernest a gagné notre confiance en mentant : c’est ce que nous vivons depuis le début du contact avec les non Indiens. 

Portrait du danseur amérindien Russ Tallchief.
Russ Tallchief. Photo : Dominique Godrèche.

D.G. : Les acteurs amérindiens étaient- ils professionnels ?

R.T. : Certains seulement. Lily Gladstone avait déjà joué, mais jamais dans une production Hollywoodienne. Dans la scène géniale, et totalement improvisée, de la réunion tribale sous la tente, les acteurs non-professionnels – des membres de notre communauté – s’exprimaient spontanément. Et c’est fantastique ! 

D.G. : Quelle a été la réaction des Osage lors de la projection qui s’est tenue dans leur communauté ?

R.T. : C’était très difficile : revivre le drame de notre histoire est traumatisant, malgré l’excitation que provoque le fait de la voir portée à l’écran. Nous nous y sommes préparés avec des psychothérapeutes, afin d’apprendre à gérer nos émotions. Et savoir de quelle façon répondre au public.

D.G. : Des divers méfaits subis par les Osage (émotionnel, financier, politique) : lequel vous semble le plus difficile ?

R.T. : Les meurtres. J’ai perdu des membres de ma famille lors de cette période. Ce trauma transgénérationnel fait partie de notre Adn ; il nous faut vivre avec ces pertes, et leurs conséquences dans nos familles. De nombreux Osage, terrorisés, sont partis ; la plupart ne vit plus ici. Et aujourd’hui encore, on essaye de nous prendre nos terres, de nous ôter nos droits ; la lutte continue ! Et nous sommes toujours là !

D.G. : Quel est l’impact positif du film pour les Osage ?

R.T. : Son effet cathartique, le fait qu’il ait déclenché la parole. Car pendant des années, personne ne s’exprimait : c’était notre façon de vivre avec le trauma. Un grand nombre d’entre nous n’arrivait pas à s’exprimer ; c’était trop douloureux. Le fait de parler ne change rien, mais cela aide. Même si certaines blessures sont toujours ouvertes, et ont laissé des cicatrices.

D.G. : Vous n’en parliez pas non plus dans votre cercle familial ?

R.T. : Personne ne parlait. C’est pourquoi la parole collective a été thérapeutique. Bien sûr, il est toujours possible d’adopter une attitude critique face à l’exploitation de notre histoire au cinéma. Mais l’important est qu’elle soit exposée, car personne ne la connaissait ; même parmi les Amérindiens. Et nous, Osage, avons toujours su qu’un jour un film serait tourné ; car d’autres avant Scorsese avaient tenté de le faire, et des livres ont été publiés avant celui de David Grann. Et finalement Martin Scorsese est arrivé, convaincu qu’il n’entreprendrait pas son projet sans nous ; afin que l’histoire soit fidèlement retransmise. 

D.G. : L’histoire des Osage n’étant pas enseignée à l’école, elle reste inconnue des Américains. Leur perception est-elle à présent modifiée ?

R.T. : Sûrement ; et le livre de David Grann commence à être inclus dans certaines écoles. Il le fallait, car il s’agit d’un épisode important de l’Histoire.

D.G. : D’autres tribus ont traversé des expériences terribles. En quoi l’histoire des Osage est-elle unique ?

R.T. : Toutes ont eu leur Règne de la terreur, et un vécu traumatique. Ce qui est unique concernant les Osage, c’est la découverte de notre pétrole. Notre richesse a été une bénédiction et un malheur.

D.G. : Le film montre une société Osage prospère, active. Cette prospérité a-t-elle été retrouvée ? 

R.T. : Non, car tant de gens ont perdu leurs terres, et leurs droits. Cette époque représentait une phase d’opulence, pendant laquelle les Osage se permettaient toutes sortes de frasques… Mais au final, il ne s’agit que de biens financiers ; et nous n’avons jamais cultivé les valeurs matérielles, facteur de corruption. 

D.G. : Vos arrière-grands-tantes, Marjorie et Maria, étaient toutes deux danseuses de ballet aux États-Unis. Comment Marjorie en est-elle venue à s’installer à Paris, devenant la première, et la seule danseuse étoile amérindienne de l’Opéra de Paris ?

R.T. : Mes arrière-grands-tantes sont nées au milieu du Règne de la terreur, et Marjorie est en effet la seule Osage à avoir vécu en France. Alex, leur père, avait fondé le Théâtre Tallchief à Fairfax, où il produisait des spectacles dans lesquels elles dansaient. Elles suivaient des leçons de ballet et de piano, et leur mère a convaincu Alex de déménager en Californie en 1933, afin qu’elles y poursuivent leur formation. A cette époque, la danse était représentée par le Ballet Russe, et européen : Maria a donc rejoint le Ballet Russe de Monte Carlo, tandis que Marjorie est partie pour Paris, où elle a rencontré George skibine, qu’elle a épousé. Directeur artistique de l’Opéra de Paris, il créait des rôles pour Marjorie, qui est devenue danseuse étoile de l’Opéra.

D.G. : Killers of the Flower Moon aura-t- il un impact sur le futur des Amérindiens ?

R.T. : Oui, car le film leur a ouvert des portes dans le milieu du cinéma, leur offrant l’occasion d’y faire leurs débuts, ce qui, espérons-le, leur permettra de monter leurs propres productions. Mon cousin, costumier sur le tournage, exerce à présent ce métier qu’il ignorait auparavant. D’autres, sans expérience, sont devenus acteurs. 

D.G. : Au final, quelle est votre opinion sur cette production ?

R.T. : L’image, la cinématographie, sont fantastiques. Et les performances des acteurs méritent des awards : j’espère que Lily Gladstone sera la première actrice amérindienne à remporter un Oscar, et que d’autres acteurs seront primés. Car il s’agit d’une magnifique représentation de notre Histoire. Mais c’est aussi l’histoire d’une rencontre entre les Osage et Martin Scorsese : je suis fier que notre Histoire soit représentée fidèlement dans cette œuvre d’art.