Les Samis, seul peuple autochtone d’Europe, ont investi pour la toute première fois le Pavillon Nordique lors de cette 59e édition de la Biennale internationale d’art de Venise. 
Lors de l’inauguration du Pavillon, la Reine Sonja de Norvège a présenté les artistes samis Máret Ánne Sara, Pauliina Feodoroff, et Anders Sunna[1] devant les présidents des parlements samis de Norvège, Suède et Finlande. 

Cette visibilité sur une scène majeure de l’art mondial marque un tournant dans l’histoire autochtone d’Europe. L’événement a par ailleurs fédéré les participations d’autres organisations de défense et de représentation d’artistes autochtones du monde entier[2].

« En visitant l’exposition du Pavillon de l’Arsenal, on réalise à quel point les peuples autochtones ont influencé l’art contemporain, sans jamais avoir été reconnus : il est temps qu’ils le soient, et du monde entier », s’enthousiasme Francesca Thyssen Bornemysca.

Cette mise en lumière d’une indigénéité internationale signe l’ère de leur reconnaissance à l’heure où des Commissions de Vérité et de Réconciliation ont été instaurées en Norvège, en Finlande et en Suède. Face à un pavillon russe fermé, l’exposition du Pavillon sami et le soutien de la reine Sonja de Norvège ont jeté un éclairage sur cette nation méconnue dont le territoire s’étend des pays nordiques à la péninsule de Kola en Russie. 

Car même si les Samis se revendiquent Samis, et non Européens, ils vivent entre la Russie, la Finlande, la Norvège et la Suède – pays qui ne forment pour eux qu’un seul et même territoire : celui de leur identité. Peuple nomade, ils perpétuent leur tradition d’éleveurs de rennes en ignorant les frontières.

Présent lors des manifestations du Pavillon sami, Harald Gaski, mentor de la résidence Tba21 pour les créateurs autochtones, professeur de littérature sami à l’université de Tromso et auteur de « Sami culture in a new era : the Sami Norvegian experience », souligne la place essentielle de l’indigénéité dans le monde contemporain. « Il est important de rappeler ce que signifie être autochtone aujourd’hui, et de le partager ». 

Entretien avec Harald Gaski

L'écrivain Sami Haral Gaski.
L’écrivain sami Haral Gaski. Photo : Dominique Godrèche.

Quel est votre parcours ?

Je suis né à Sieiddá, en Norvège, où j’ai eu la chance de grandir à l’ère du storytelling, avant l’existence de la télévision. À l’époque, nous passions nos soirées à nous raconter des histoires. C’est seulement plus tard que j’ai réalisé la dimension de cette tradition samie, en étudiant le yoik, qui est non seulement un chant mais un élément fondamental de notre culture et de notre société : un récit des mythes, un signe de reconnaissance sociale, un nom désignant l’individu au sein de sa communauté. Le yoik est essentiel au système de croyances sami ; les chamanes l’utilisent lors des cérémonies de guérison pour entrer en relation avec l’autre monde. Mes études ont porté sur le yoik ancien, une source d’informations négligée par les historiens ; j’ai introduit ce volet musical dans mon cursus de littérature. Car de nos jours, le yoik est principalement lié à la musique, les Samis ne pratiquant plus beaucoup de cérémonies.

Le storytelling est-il toujours vivant chez les Samis ?

Tout à fait. Notre culture étant orale, nous avons des histoires à propos de tout !

Quelles sont les racines de la langue samie ?

Elle est associée au finlandais, aux langues finno-ougriennes et à l’estonien. C’est une langue très ancienne mais toujours parlée, qui inclut une dizaine de dialectes. La différence entre le sami du Nord et celui du Sud et du même ordre que celle qui existe entre l’anglais et l’allemand.

Comment dit-on océan, en sami ?

« Áhpi », et aussi « mearra », qui signifie l’eau de la mer – car il y a toutes sortes d’eaux. « Eatnu » signifie le fleuve et est associé à « eadni », la mère, et à « eatnan », la terre. Ainsi, il existe une connexion entre la mère, la terre et l’eau.

La notion de terre-mère fait-elle partie de la culture samie ?

Absolument. Les mythes samis racontent que le soleil est notre père. Aussi nous considérons-nous comme les gardiens de la terre-mère et du soleil.

« L’ainée » de l'artiste samie Maret Anne Sara. Photo : Dominique Godrèche.
« L’ainée » de l’artiste samie Maret Anne Sara. Photo : Dominique Godrèche.

À quelle époque la langue same a-t-elle été bannie ?

Dans les années 1800, au moment de la politique d’assimilation des pays nordiques ; il était alors interdit de parler le sami à l’école. En ce qui me concerne, c’est ma langue maternelle ; je l’ai apprise avec mes parents, dans la communauté samie où j’habite à nouveau, après avoir enseigné à l’Université de Tromsø.

Quel est le statut des Anciens chez les Samis ?

Ils sont respectés. Dans le cadre du Pavillon sami [de la Biennale de Venise 2022], l’OCA [Office for Contemporary Art Norway] a délibérément choisi de proposer aux artistes de développer leur projet avec un Ancien. Lier la modernité au passé réintroduit la notion du temps de la transmission. On le voit dans l’œuvre de Máret Ánne Sara, avec son usage des peaux de rennes, dont l’Aînée détient une intime connaissance.

Vous définissez-vous comme autochtone ?

Je suis sami. Nous sommes d’abord samis puis autochtones, par l’affiliation tribale –comme les Amérindiens. Ensuite vient la filiation internationale avec les autres groupes autochtones, avec lesquels nous partageons des combats sociaux et politiques : pour l’autodétermination, la gestion des ressources… Nous luttons pour la sauvegarde de notre mode de vie, qui n’est pas prise en compte par les lois actuelles, et contre leur gestion des territoires : nous sommes notamment opposés aux moulins à vent, qui nuisent à l’existence des rennes et entravent leur migration. C’est un réel problème pour les éleveurs samis. Même si aujourd’hui moins de dix pour cent de la population est associée à l’élevage, cela demeure pour nous une forte symbolique à laquelle, historiquement, en tant que chasseurs de rennes, nous sommes liés. Aussi est-il important que nous maintenions notre propre gestion grâce à nos parlements, bien que leur pouvoir soit surtout limité à la culture, l’autorité nationale ayant le dernier mot sur la gestion de la terre et de l’eau. L’ironie du sort veut que nous habitions sur des terres riches en minéraux et que des moulins à vent soient installés en territoires samis. Nous devons donc mener un combat pour nos droits et nos terres ; c’est une lutte commune à d’autres populations autochtones, et que l’on retrouve dans leurs créations artistiques.

Quelle vision les Norvégiens ont-ils des Samis ?

Les Norvégiens ne savent pas grand-chose des Samis, même si nos actions politiques et surtout notre production artistique suscitent un intérêt croissant et un regain d’attention. Mais on n’en parle toujours pas assez dans les écoles, où les Samis sont ignorés par l’histoire norvégienne. C’est pourquoi, dans les années 1970, nous avons développé nos propres cursus.

En quoi Ia vie dans une communauté samie est-elle particulière ?

Notre façon de penser et nos traditions sont différentes : les Samis sont intimement liés à la terre-mère – un sentiment de proximité qui caractérise les peuples autochtones. D’ailleurs, dans quelques années, les Samis urbains devront réfléchir à ce que signifie être sami dans la société contemporaine – une interrogation qu’aborde notre production artistique.

L'artiste sami Anders Sunna.
L’artiste sami Anders Sunna. Photo : Dominique Godrèche.

Pensez-vous différemment selon que vous vous exprimez en sami ou en norvégien ?

J’écris en anglais, en sami et en norvégien. C’est l’audience qui me dicte ce que j’écris : mon approche du sujet diffère selon la langue. Certaines histoires ne sont transmises qu’oralement dans la culture samie et pour les présenter à un public non sami, il faut en expliciter le contexte : je sers de médiateur, de traducteur de nos valeurs aux non-Samis.

Quels sujets vos livres abordent-ils ?

Je me penche sur le yoik, les mythes, notamment à travers des recueils de proverbes samis, afin de les rendre accessibles aux Samis contemporains, car il s’agit d’une source de connaissances essentielles pour comprendre notre identité.

En Europe, où la notion d’autochtonie est associée à des contrées lointaines, nous ne connaissons en effet rien des Samis : que signifie être sami, au cœur de l’Europe ?

Les Samis associent la vie moderne et la vie traditionnelle afin de s’adapter et de trouver leur équilibre, en plaçant au premier plan la famille, le territoire, la langue. Par exemple, même pendant ma carrière universitaire, je retournais chez moi pour toutes les vacances. L’attachement à la communauté, à la famille, est primordial.

Existe-t-il chez les Samis des problèmes d’alcoolisme et de violence, liés au stress interculturel, à la perte d’estime de soi, comme c’est parfois le cas dans certaines communautés autochtones ?

Il existe en effet des problèmes sociaux – qui peuvent mener jusqu’au suicide – liés à l’acculturation, car les Samis éprouvent un sentiment de perte. Même si les pays nordiques ont un système social progressiste et constructif, une certaine inquiétude à l’égard de l’avenir règne malgré tout, certains Samis ne trouvant pas leur place dans la société. L’élevage des rennes est menacé à cause du changement climatique et des réglementations, et par conséquent aussi le mode de vie traditionnel, dont les Samis se détachent. Or devenir étranger à sa propre culture sans pouvoir intégrer celle de la société dominante est problématique, cela porte effectivement atteinte à l’estime de soi.

Comment voyez-vous l’avenir des Samis ?

Il faut savoir à la fois vivre ensemble et se comporter en Sami, en citoyen de sa culture, en préservant notre précieuse différence ; c’est ainsi que nous réussirons dans d’autres sociétés. On assiste en ce moment à un revival culturel et linguistique : les valeurs samies sont exprimées par la langue, et son oubli signifierait leur perte. C’est pourquoi je suis attaché aux expressions traditionnelles samies.

Qu’est-ce qui vous a incité à tenir le rôle de mentor de ce laboratoire de réflexion autochtone sur l’océan ? Qu’en attendez-vous ?

L’introduction d’une vision autochtone au sein d’une fondation artistique est un phénomène nouveau. J’ai mené beaucoup de mentorats mais c’est la première fois que je conduis un tel groupe. Dans la culture samie, on a coutume de répondre à une proposition par « peut-être », ou « je vais voir ». Mais là, j’ai immédiatement accepté, car c’était l’occasion de travailler avec la comentore Rebecca Belmore, une artiste dont j’admire le travail, et de relever un nouveau défi avec TBA21-Academy et ses cinq résidents du Chili, des Philippines, du Canada, de Sápmi, de l’Himalaya. En tant qu’Ancien, je souhaite être à l’écoute de leurs rêves : ce sont ces rêves qui vont contribuer à notre évolution.

À travers le cinéma, la poésie, l’art, la littérature, et selon la spécificité de chacun des artistes, nous aborderons l’expression de l’indigénéité et ce qui la constitue, en nous attachant au storytelling, au pouvoir des histoires, qui sont une grande source d’inspiration et d’informations sur l’univers autochtone. Nous n’allons pas opter pour une direction en particulier, mais laisser le processus se développer de lui-même et le programme se construire à la manière autochtone : naturellement. Cela aboutira à une exposition, une performance, une œuvre poétique… Ce sera un moment collectif enrichissant, où nous apprendrons des autres en créant – car tout repose là-dessus.

Une approche de l’art et de l’océan à travers le prisme de l’indigénéité ?

Exactement ! En partageant leurs histoires, ces artistes deviendront les ambassadeurs d’un savoir autochtone, les citoyens de leurs communautés et de leurs cultures ; ils témoigneront de ce que signifie être autochtonedans la société contemporaine. Historiquement, nos cultures ont été méprisées et opprimées. Nous devons restaurer notre fierté afin que nos valeurs ne disparaissent pas. Il est urgent de rappeler qui nous sommes, et de le communiquer.

Outi Pieski. Une performance de Pauliina Feodoroff. Photo : Dominique Godrèche.
Outi Pieski. Une performance de Pauliina Feodoroff. Photo : Dominique Godrèche.

[1] Les artistes samis ont été invités à la Biennale de Venise par l’Organisation pour l’art contemporain de Norvège (OCA). Dirigée par Katya García-Antón, l’organisation a pu compter avec les commissaires adjoints Liisa-Rávná Finbog, chercheuse sami en muséologie, et Beaska Niillas, parlementaire sami.

[2] L’organisation amérindienne Aabakwaad, dirigée par la conservatrice de l’art autochtone du musée des Beaux-Arts de l’Ontario Wanda Nanibush, avec des séminaires et performances d’artistes autochtones du monde entier; mais aussi Aaran, le festival du cinéma Sami, programmé en août prochain lors de la Mostra de cinéma de Venise ; ou encore le groupe de réflexion sur l’océan pour des créateurs autochtones de cinq pays, initié par la Tba21 Academy et l’Ocean Space de Venise, une antenne de la Fondation d’art Thyssen Bornemysza, Thyssen Bornemysza Art Contemporary Academy.